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Édition du 1er au 15 décembre 2024

Le Parlement européen cède à Marion Maréchal et annule la venue de l’universitaire antiraciste Maboula Soumahoro

Par Marie Turcan. Publié par Mediapart le 21 novembre 2024.

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Maboula Soumahoro, universitaire et essayiste antiraciste

Des élus d’extrême droite ont obtenu le report d’une table ronde interne au Parlement européen sur la lutte antiraciste, à laquelle devait participer l’universitaire franco-ivoirienne Maboula Soumahoro. Elle subit depuis des insultes et des menaces, jusque sur son lieu de travail.

C’est une « première victoire », s’est félicitée Marion Maréchal. La députée européenne d’extrême droite a obtenu, en moins de vingt-quatre heures, le report d’un échange contre le racisme organisé au sein du Parlement européen. « Nous serons très vigilants : ce report doit devenir annulation définitive », a mis en garde la cheffe du mouvement Identité-libertés, allié du Rassemblement national (RN).

Celle qui a déclenché l’ire des forces d’extrême droite s’appelle Maboula Soumahoro, universitaire franco-ivoirienne reconnue, spécialiste des questions antiracistes. Elle était conviée ce jeudi 21 novembre pour « débattre des solutions pour promouvoir l’égalité et l’inclusion au travail avec des représentants de haut niveau des sphères politique et administrative du Parlement européen », selon la description officielle de l’événement. 

La discussion n’aura pas lieu. « En fin de semaine, j’ai reçu un coup de fil du Parlement disant qu’il y avait une pression exercée par l’extrême droite. Ils m’ont dit qu’ils ne savaient pas si l’événement allait être maintenu », explique Maboula Soumahoro à Mediapart. 

La députée européenne Mathilde Androuët, affilée au groupe d’extrême droite Patriotes pour l’Europe et membre du RN, vient alors de lancer une offensive publique contre la maîtresse de conférences, affirmant dans un tweet que « l’antiracisme n’est que le cache-sexe du racisme anti-blanc »

Maboula Soumahoro. © Éditions La Découverte

Son message est au départ peu partagé, mais il s’amplifie lorsque Marion Maréchal entre également dans l’arène, dénonçant « une conférencière anti-Blancs aux relents antisémites invitée pour former les employés du Parlement européen ».Dans une publication Facebook qu’elle adresse à la présidente du Parlement Roberta Metsola, elle demande « l’annulation » de la « formation » et « de faire toute la lumière sur les lacunes qui ont permis à cette conférence scandaleuse d’être organisée ». Le communiqué est également signé par les député·es d’extrême droite Nicolas Bay, Guillaume Peltier et Laurence Trochu.

La machine Bolloré tourne en pilote automatique

Il n’en fallait pas plus pour que la machine médiatique de l’empire Bolloré se mette en marche. CNews dégaine en premier un article pour dénoncer « l’indignation de certains eurodéputés », le Journal du dimanche emboîte le pas en présentant Maboula Soumahoro comme « militante “anti-Blancs” ». Dans les tréfonds du Web, le blog conspirationniste Égalité et réconciliation s’est bien sûr déjà fait l’écho de l’événement.Le site du journal d’extrême droite Valeurs actuelles ferme la marche le lendemain, insistant sur cette « invitation d’une experte controversée au Parlement européen ».

Au moment de la publication de cet article, la décision est pourtant déjà prise : la table ronde contre le racisme est « reportée », se félicite Marion Maréchal, partageant à cette occasion une capture d’écran du site du Parlement européen.

Sollicité par Mediapart, le service de presse de l’institution confirme sans plus de détails que « la table ronde prévue le jeudi 21 novembre a été reportée pour différentes raisons organisationnelles ».En off, une source interne indique plus précisément que ces tables rondes à destination du personnel « n’ont pas pour but d’alimenter des débats politiques »,mais s’insèrent plutôt dans une démarche de « sensibilisation de l’administration, dans un cadre constructif et apaisé », ce qui, après la polémique, ne serait donc plus le cas.

« Les décisionnaires se sont mis d’accord sur le fait qu’il fallait reporter, pour calmer tout le monde. Ils m’ont laissée seule face à l’extrême droite », regrette Maboula Soumahoro. 

En quelques jours, l’universitaire est bombardée d’insultes sur les réseaux sociaux. « Ce genre de réaction est systématique, depuis que j’ai commencé à faire des apparitions publiques. Mais là, c’est passé un cran au-dessus, comme l’extrême droite a de plus en plus de poids. Elle a lâché les fauves. » En plus des injures, la maîtresse de conférences à l’université de Tours a reçu des « menaces sérieuses », jusque sur son lieu de travail.

L’université a rapidement réagi. Contacté par Mediapart, l’établissement indique avoir effectué un « signalement auprès de la procureure de Tours », une « inscription dans le registre des dangers graves et imminents de l’établissement » et un « signalement auprès du cabinet de la préfecture ».L’université ajoute que la protection fonctionnelle va être accordée à l’enseignante, permettant de prendre en charge d’éventuels frais de justice.

Une cible de l’extrême droite depuis des années

Que reproche-t-on exactement à Maboula Soumahoro ? Les députés d’extrême droite ont repris un amalgame de citations éparpillées, piochées dans les rares interventions publiques de l’essayiste de 48 ans, qui a publié, entre autres titres, en 2020, Le Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire (Éditions La Découverte). 

Sa phrase « nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste »,tirée d’une interview à Terrafemina en 2020, a par exemple été critiquée, bien qu’il s’agisse d’un argument pourtant courant dans les discours des sciences sociales sur la déconstruction du racisme. D’autres sont juste des mentions factuelles : Maboula Soumahoro a participé au « camp d’été décolonial » de 2016, réservé « aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État », qui avait soulevé, à l’époque, l’engouement des participant·es, mais aussi des critiques, notamment de la Licra.

Une intervention filmée de l’essayiste est également mise en cause : dans un extrait de trente secondes, on l’entend parler d’un « homme blanc », qui ne « peut pas incarner, au sens littéral, l’antiracisme ». La vidéo est rediffusée par Marion Maréchal sans vérification, et une citation, tronquée, est reprise en titre par des médias peu regardants : « L’homme blanc ne peut pas incarner l’antiracisme. » Maboula Soumahoro n’a cependant pas prononcé cette phrase.

La vidéo provient en réalité d’une table ronde organisée en avril 2016 pour débriefer un numéro de « Ce soir (ou jamais !) », auquel elle avait participé un mois plus tôt. L’universitaire y mentionne une personne en particulier – en l’occurrence, un photographe blanc qui avait invectivé les participantes racisées sur le plateau de Frédéric Taddeï –, et lui reproche d’avoir « décerné les bons points de qui est antiraciste et ne l’est pas ».

Et ajoute : « Pour clarifier, je ne suis pas en train de dire qu’on ne peut pas être blanc et antiraciste, je dis simplement qu’on ne peut pas nier l’expérience des personnes qui sont le plus durement et directement frappées et touchées par le racisme. » Un développement largement ignoré par ses détracteurs et, évidemment, coupé de l’extrait diffusé par la fachosphère.

Que l’extrême droite parvienne à endosser le costume de l’antiracisme et de la lutte contre l’antisémitisme, et que cette parole puisse être audible et crédible, c’est soit une ignorance crasse, soit un déni total de l’histoire de cette mouvance.

Dernière critique, sur le sujet de l’antisémitisme. Maboula Soumahoro est accusée par l’extrême droite, ainsi que par la revue Franc-Tireur, de ne pas avoir condamné, en 2017, « la présence aux élections municipales de Sarcelles d’une liste appelant à “reprendre le pouvoir” dans “une ville de Noirs dirigée par des juifs” ».

Sur le plateau de LCI, elle était venue participer à un débat sur les réunions en non-mixité. C’est l’ex-maire de Sarcelles, François Pupponi, qui, dans une digression, raconte que lorsque Dominique Strauss-Kahn était maire, à la fin des années 1990, une liste dissidente se serait présentée aux élections : « Il y avait une candidature contre nous, disant que Sarcelles est une ville de Noirs dirigée par des juifs, donc on va se présenter, comme on est noirs, pour que les Noirs reprennent le pouvoir. » 

Invitée à répondre sans connaître l’existence de cette histoire, Maboula Soumahoro dit alors ne pas être « choquée » car la liste n’a pas été « élue ». Au téléphone aujourd’hui, elle regrette d’avoir été interrogée sur un sujet qu’elle ne connaissait pas : « On parlait de tout à fait autre chose, puis on m’a demandé ça, j’ai dit : “Je m’en fiche, j’en sais rien.” C’était une anecdote ! On ne va pas m’appeler pour me demander de commenter à chaque fois qu’un Noir fait quelque chose… »

L’extrême droite toujours plus écoutée

Auprès de Mediapart, Maboula Soumahoro s’émeut aujourd’hui de l’inversion de la charge du racisme et de l’antisémitisme, brandie par des députés d’extrême droite contre une essayiste antiraciste noire. « C’est une agression sans nom, qui me rend folle. Parler d’antisémitisme avec l’extrême droite, c’est tellement irrationnel, désespérant et épuisant », confie celle qui voit « un glissement depuis quelques années » dans les termes du débat public.

« Avant, j’étais racialiste, décoloniale… Maintenant, on parle de racisme anti-Blancs et d’antisémitisme. Que l’extrême droite parvienne à endosser le costume de l’antiracisme et de la lutte contre l’antisémitisme, et que cette parole puisse être audible et crédible, c’est soit une ignorance crasse, soit un déni total de l’histoire de cette mouvance », ajoute-t-elle.

Soutenue par son université, Maboula Soumahoro ne s’en dit pas moins dépitée par ce changement de paradigme et par la déshumanisation qu’induisent ces campagnes extrémistes : « Il y a un double effet paradoxal, d’hypervisibilisation et d’hyperinvisibilisation à la fois. C’est tombé sur moi, comme ça aurait pu tomber sur quelqu’un d’autre. Ils n’en ont rien à faire, de notre domaine de spécialisation. Je suis juste cette femme noire qui n’est pas contente, qui propagerait sa prétendue haine des Blancs ou des juifs. »

Aucune nouvelle date pour la table ronde n’est évoquée par le Parlement européen dans sa réponse à Mediapart. Et l’extrême droite fait savoir qu’elle veille. « Nous avons obtenu un report, mais continuons pour annuler la présence de cette intervenante ! »,a insisté récemment Mathilde Androuët sur X. Contactée, elle n’a pas donné suite à nos questions.

Marie Turcan

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