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Le parcours singulier d’Ismaÿl Urbain, par Roland Laffitte et Naima Lefkir-Laffitte

Le nom d’Ismaÿl Urbain vient aujourd’hui à l’esprit dès que l’on évoque la politique dite du « royaume arabe » de Napoléon III, à laquelle il fut mêlé. Partant de là, on pourrait dire que le projet politique auquel il a été lié revenait à promouvoir une « colonisation à visage humain ». Mais, sans abandonner ce jugement, dans cet article pour le site histoirecoloniale.net, Roland Laffitte et Naima Lefkir-Laffitte se demandent s'il est possible de trouver, paradoxalement, dans son itinéraire et dans son action, des leçons confirmant le point de vue anticolonialiste. Selon eux, « Il est clair que dans l’ambiance présente où l’on prétend établir, dans d’importants secteurs du monde politique, universitaire et médiatique, une incompatibilité entre Islam et République, les écrits d’Urbain, qui se garde bien de confondre l’Islam comme religion, comme civilisation et comme société, sont d’une brûlante actualité. »

Ismaÿl Urbain, ou le respect de la personnalité politique, culturelle et religieuse de l’Algérie

par Roland Laffitte et Naima Lefkir-Laffitte

[*Roland Laffitte est secrétaire général de la Société des études saint-simoniennes. Il est l’auteur, avec Naïma Lefkir-Laffitte de L’Orient d’Ismaÿl Urbain, d’Égypte en Algérie, 2 vol., Paris : Geuthner, 2019. *]

Venu au monde à Cayenne le 31 décembre 1812 d’une mère née esclave et d’un père blanc, négociant de La Ciotat, les lois de l’époque concernant les Libres de couleur le condamnent au statut d’enfant naturel, de « bâtard », ainsi qu’il se qualifie lui-même. Portant d’abord publiquement le nom de Thomas Urbain, il suit ses études à Marseille et fait à l’automne 1830 une tentative infructueuse de retour en Guyane. Revenu à Marseille en juin 1831, il participe à l’effervescence républicaine avant d’entrer dans la Famille saint-simonienne qui l’accepte comme homme et citoyen à part entière.

Une rencontre riche est alors celle de Gustave d’Eichthal, un des théoriciens de la religion saint-simonienne, quand il entre en juin 1832, lors de la retraite à Ménilmontant des Saint-Simoniens, du moins ceux que l’on a retenus comme tels, groupés autour de Prosper Enfantin après les défections multiples de l’aile que l’on pourrait qualifier de « républicaine » à la fin de l’année 1831. Il est alors entraîné par d’Eichthal, qui sera avec Enfantin l’un de ses deux pères spirituels, dans un jeu de rôles théâtral hautement symbolique, celui des « deux proscrits : le Juif et le Noir », et se lance dans l’écriture de poèmes en l’honneur des Noirs et de leur affranchissement. Il restera fidèle toute sa vie à cet homme, ainsi qu’au réseau d’amitiés né de ce courant de pensée saint-simonien, malgré les vicissitudes et les ruptures produites au fil d’un siècle tempétueux.

Un destin algérien

Partageant avec les Saint-Simoniens le rêve d’une union entre l’Orient et l’Occident, « sans conquête et sans colonisation » et dans une réciprocité des apports civilisationnels de chacun, Urbain se lance avec eux à la découverte de cet Orient. Séjournant en Égypte de 1833 à 1836, il fait l’expérience de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « coopération technique ». C’est dans cette rencontre de l’Orient qu’il embrasse la religion islamique et prend le prénom d’Ismaÿl, nom biblique du fils d’Agar, la femme d’Abraham, esclave et exilée. Rentré à Paris, il survit à peine en écrivant dans la presse en 1836, et finit par postuler, sur le conseil de son aîné d’Eichthal, pour un poste d’interprète militaire en Algérie, où il arrive en avril 1837. Il est quelques mois à Oran secrétaire de Bugeaud.

Vue d’Alger à l’arrivée d’Ismaÿl Urbain en 1837, d’après une gravure d’époque. © RL
Vue d’Alger à l’arrivée d’Ismaÿl Urbain en 1837, d’après une gravure d’époque. © RL

Suit une longue carrière algérienne qui se déroule sur plusieurs plans, parfois parallèles, parfois successifs. Celui de publiciste, chroniqueur et commentateur politique — son dernier article paraît dans le Journal des Débats le 17 janvier 1884, soit onze jours avant son décès —, et celui de fonctionnaire. C’est comme interprète auprès du général Galbois à la division de Constantine qu’il est remarqué par le duc d’Orléans lors du passage des Portes-de-Fer, pour des talents qui dépassent largement ses compétences d’interprète. Il sert successivement auprès de son jeune frère, le duc d’Aumale, avec lequel il assiste à la prise de la smala d’Abd el-Kader en 1843, rendue par le célèbre tableau d’Horace Vernet qui l’y met en valeur en le plaçant sans armes auprès du Prince, au centre esthétique du tableau, et surtout à la direction de la division de Constantine au cours de l’année 1844.

Nommé en 1845 à la direction des Affaires de l’Algérie du ministère de la Guerre à Paris, il va y rester quinze années. C’est dans ce cadre, où il perfectionne son réseau de correspondants qui le met parfaitement au courant de tout ce qui se passe en Algérie, qu’il touche à toutes les questions concernant le « gouvernement des Indigènes », selon la terminologie de l’époque, notamment celles de l’Enseignement, de la Justice et des Bureaux arabes. Il consigne les résultats de son expérience et de ses réflexions en 1860 dans une brochure qu’il publie sous le pseudonyme de Georges Voisin, L’Algérie pour les Algériens, où il se prononce contre l’accaparement de leurs terres et le développement de la colonisation de peuplement, et pour le respect de la culture, de la religion et des mœurs des Algériens, ainsi que pour leurs droits politiques. Alors que son livre est pratiquement achevé, il trouve justification de ses idées dans le discours prononcé à Alger le 19 septembre 1860 par Napoléon III, et le met en exergue de son ouvrage : « Notre devoir, trouve-t-on dans ce discours, est de nous occuper du sort de trois millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre domination », le but de la France à l’endroit des Algériens étant de les élever « à la dignité d’hommes libres », de « répandre sur eux l’instruction tout en respectant leur religion » et d’« améliorer leur existence en faisant sortir de cette terre les trésors que la Providence y a enfouis ».

Nommé en 1861 sur sa demande au Conseil de gouvernement à Alger et poussé par un groupe de hauts fonctionnaires, il complète cette brochure par un ouvrage programmatique plus complet, Algérie française : indigènes et immigrants, remarquée par Napoléon III, lequel lui avoue l’avoir « pillé » dans sa fameuse lettre-programme du 6 février 1863 au maréchal-gouverneur Pélissier, où sa pensée est ainsi résumée : « L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe ». De toute façon, tant dans l’entourage des gouverneurs successifs d’Alger que chez les colons, le livre d’Urbain, stigmatisé comme « l’ami des Arabes, l’écrivain barbaresque, le stipendié de l’aristocratie arabe, le renégat, le traître » et même, selon les termes délicats du gouverneur Pellissier, « le renard à la queue coupée », est dénoncé comme source majeure d’inspiration de la politique dite du « royaume arabe », formule trompeuse qu’il faut prendre comme un slogan sans contenu institutionnel et qui, de toute façon, n’est pas d’Urbain.

Mais il y a loin de la coupe aux lèvres : comme nous le verrons plus loin, les deux sénatus-consultes, qui sont la matérialisation de cette politique — celui de 1863 sur la propriété foncière et celui de 1865 sur la nationalité —, s’avèrent décevants pour Urbain avant même que celle-ci ne soit contrecarrée par le gouverneur Mac Mahon et abandonnée par l’Empire finissant, puis transfigurée par la IIIe République. Alors que, menacé dans sa vie par les colons à la chute de l’Empire, il était rentré en France en novembre 1870, Urbain consacre sa retraite de la fonction publique à poursuivre son œuvre de journaliste — il analyse dans la presse jusqu’à ses derniers jours l’actualité algérienne —, et y dresser un bilan de la politique coloniale. Retourné à Alger en décembre 1882, il y meurt le 28 janvier 1884.

L’action d’Urbain

Urbain a dû donner aux autorités gouvernementales et à la hiérarchie militaire des preuves de loyauté pendant la conquête et l’occupation de l’Algérie qu’il a très vite acceptées, à reculons certes, mais en restant dans son cadre, où il s’est même persuadé qu’une entente entre vainqueurs et vaincus était possible. Il a d’ailleurs tout fait pour cela, malgré les avanies et l’oppression qu’il constatait et dont, à son corps défendant, il se faisait finalement complice. Mais s’il fallait considérer comme nuls les pensées et les actes des hommes qui n’ont pas eu en leur temps des idées que nous réfutons communément aujourd’hui, qui ont succombé ou transigé avec les préjugés de leur époque et ont été auteurs de conduites réprouvées de nos jours, nous commettrions la pire des erreurs. Ce serait ne pas voir qu’il y a entre les idées et les actes une distance parfois gigantesque, que ces idées sont souvent travesties par les forces qui font l’histoire réelle et les utilisent, les courbent à leurs propres besoins. Il nous faudrait par exemple refuser d’ouvrir les œuvres de Voltaire parce qu’il spéculait chez les armateurs nantais qui se livraient à la traite des Noirs. Et pourquoi ne pas aussi rejeter en bloc Aristote qui justifiait l’esclavage ?

La question de la « propriété indigène »

Refusant le cantonnement et l’expropriation des terres, Urbain a croisé le fer avec les propagateurs de 1’idée fallacieusement tirée du Coran, et soutenue par Enfantin lui-même dans son ouvrage Colonisation de l’Algérie, selon laquelle la terre appartenant à Dieu, revient en droit à l’État, en l’occurrence le colonisateur français… On retrouve tout naturellement les idées d’Urbain dans le sénatus-consulte du 22 avril 1863 dont l’article I stipule : « Les tribus de l’Algérie sont déclarées propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle, à quelque titre que ce soit ». Il reste toutefois prisonnier du cadre officiel de la conquête, et ne peut aller au-delà de compromis pratiques bancals. Dans sa fonction de conseiller du gouvernement d’Alger, il contribue en effet à la territorialisation des tribus et à leur transformation en communes ainsi qu’au découpage administratif de la propriété des Algériens. Son idée n’est pourtant pas de favoriser la propriété individuelle pour achever par l’aliénation juridique le processus d’expropriation administrative commencée par les réquisitions punitives et le cantonnement, mais de limiter tant que possible les dégâts, de préserver au maximum la propriété collective des tribus.

Les colons ne s’y trompent pas. Ceux qui soupçonnent chez lui une défense de la propriété commune et de la « féodalité arabe » se déchaînent dans la presse à son endroit. Réciproquement, voici le jugement sur l’application du sénatus-consulte de 1865 qu’il porte avant même la fin de l’Empire : « Les mesures qui ont été exécutées, comme le sénatus-consulte sur la propriété arabe […], l’ont été dans le but, plus ou moins clairement avoué, de satisfaire les colons et de tout faire tourner à leur avantage. La question reste donc entière » (Lettre à Léon Hugonnet du 27 avril 1869 publiée par ce dernier dans « Les arabophones », voir La Justice de Georges Clemenceau et Camille Pelletan du 18 février 1884). Pis encore : en abolissant le sénatus-consulte de 1863 et en supprimant toute limitation à la propriété individuelle par la loi dite « Warnier » du 26 juillet 1873, la République triomphante s’empresse de mettre en place l’instrument rêvé de spoliation des terres algériennes par les colons européens, ouvrant les vannes à la vague de colonisation à plus grande échelle des années 1870-1880.

La question de la nationalité et droits politiques

Urbain est souvent cloué au pilori comme père du sénatus-consulte de 1865 sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie. L’accusation n’est pas seulement le fait des colonistes d’hier qui lui reprochaient de vouloir offenser leur dignité en concédant des droits aux Algériens, prisonniers de la féodalité médiévale et de l’obscurantisme religieux, mais encore celui de contemporains qui gobent ces reproches sans y regarder de plus près. Certes, Urbain est heureux que la qualité de Français qu’il préconise soit reconnue aux Algériens par le sénatus-consulte. Mais il regrette que, dans le même mouvement, ne soit proclamé en principe la pleine citoyenneté pour les Juifs et les Musulmans, quitte, en bon gradualiste saint-simonien, à le mettre en pratique par étapes.

Consulté au tout dernier moment et sur son insistance par le Sénat mais sans le moindre effet, il peste contre le peu de droits politiques accordés à cette occasion. Quant au Code de l’Indigénat du 28 juin 1881, où d’aucuns voudraient voir le simple développement du sénatus-consulte de 1865, mais qui résume et formalise les règles discriminatoires émises depuis 1830, Urbain le condamne expressément. S’exprimant de façon on ne peut plus nette, il proteste contre la différence de statut politique des habitants de l’Algérie et ceux des colonies libérées de l’esclavage en 1848 comme ceux de sa Guyane natale ou de Saint-Louis du Sénégal, qu’il connaît par son frère Ovide qui y travaille, territoires auxquels est accordé le suffrage universel dans les administrations locales. Il s’indigne de la sorte : « On ne se douterait pas que l’Algérie appartient à une grande nation civilisée, régie par le suffrage universel, dont les institutions ont pour base la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous en sommes encore à la république des Grecs où il y avait des citoyens dotés de tous les droits et des esclaves, des ilotes, comptés pour rien dans le règlement de la chose publique » (Journal des débats du 19/05/1882).

Les questions de l’École et de la Justice

Bien avant l’Empire, soit en 1849, Urbain a rédigé une Note sur l’instruction publique musulmane. Du fait de l’accaparement par l’État des biens habous, c’est-à-dire des biens de main morte alimentés par des donations privées ou publiques, qui constituaient la source de financement de l’enseignement traditionnel, ce dernier revenait désormais à l’État. Urbain défend l’idée qu’il faut commencer par une restauration presque complète de l’ancien système et n’y introduire, comme il en avait vu l’exemple dans l’Égypte de Mohammed Ali où il avait professé à l’École d’infanterie de Damiette, des transformations progressives. Il convient de l’adapter aux exigences de l’époque, mais en douceur, sans brusquer les populations habituées à voir dans l’École le lieu où apprendre à lire et à écrire découle de la familiarisation avec le Coran. Voici ses propositions : 1. la mise en place, dans les territoires des tribus et des douars, d’un enseignement mixte qui, sans blesser les sentiments religieux des populations, combine l’activité de l’enseignant traditionnel et celle de l’instituteur moderne, ce dernier prenant en mains les disciplines séculières en laissant au premier l’enseignement religieux ; 2. l’adjonction, dans les écoles où existe une population mixte, à l’instituteur français d’un aide local qui permette d’accompagner le passage des Algériens à l’enseignement moderne ; 3. pour l’enseignement supérieur, sont créées trois médersas financées par l’État. Urbain prône que soient donnés dans ces dernières, outre les cours de grammaire et de législation musulmane, des cours de théologie, et il demande à ce que l’on fasse venir des enseignants de la Zitouna de Tunis et d’Al-Azhar du Caire.

Le système est mis en place par le décret du 19 juillet 1850, et développé sous l’Empire. Mais la IIIème République s’empresse de le démolir sous prétexte d’École publique universelle, qui est un réel obstacle à la scolarisation des Algériens, et ne laisse subsister que les médersas mais en réduisant leur enseignement à la formation pratique de fonctionnaires musulmans de l’administration française. Elle ne laisse aux Musulmans d’autre choix que d’abandonner tout enseignement religieux et toute possibilité de réflexion sur l’Islam dans le cadre institutionnel ou de quitter leur propre pays. Urbain s’indignera qu’avant les mainmises anglaise et française de 1881, l’enseignement soit plus développé en Tunisie et surtout en Égypte qu’en Algérie, alors que Napoléon III proclamait en 1860 que « la civilisation » représentée par la France consistait en particulier, comme nous l’avons vu précédemment à « répandre l’instruction »…

C’est seulement à partir de 1920 qu’une action de scolarisation des Algériens sera entamée, mais dans le cadre du système scolaire français excluant tout « récit » autre que national français, avec ses Vercingétorix, ses Louis IX (dit Saint Louis), et autres Bugeaud. Le résultat est qu’il fallut attendre la veille de l’Indépendance pour seulement retrouver les taux de scolarisation de l’année 1830, mais au prix toutefois d’une acculturation totale1. Preuve est ainsi faite que loin de favoriser les progrès des populations passées sous le joug colonial, ce dernier les a retardés.

L’attitude d’Urbain sur la Justice est parallèle à celle qu’il prend sur l’École. Il s’oppose en 1853 au projet du gouverneur Randon à ce que les décisions de la justice cadiale soit susceptibles de recours devant la Cour d’appel d’Alger, laquelle soumettait, selon lui, à des juges incompétents des litiges que les lois françaises ne pouvaient connaître et infligeant, au pénal, des sanctions bien plus graves que celles prévues par le droit traditionnel, qu’il s’agisse du fiqh, c’est-à-dire du droit islamique, du droit coutumier et des règles publiques sultaniennes. Pour lui, dans les litiges entre Musulmans, la justice islamique devait s’exercer librement à côté de la française et indépendamment d’elle. Les Français n’apparaissant que comme « protecteurs contre les exactions éventuelles des cadis ». Son idée est appliquée par le décret du 1er octobre 1854, que la République va s’empresser d’annuler.

Ismaÿl Urbain en 1868. Archives de Michel Levallois, avec l’aimable autorisation de la famille.
Ismaÿl Urbain en 1868. Archives de Michel Levallois, avec l’aimable autorisation de la famille.

La question de l’Islam

Converti à la religion islamique à Damiette en 1835, la connaissance pour cette religion conduit naturellement Urbain à combattre les préjugés courants contre elle, préjugés accentués par le besoin des conquérants coloniaux de rabaisser les peuples soumis. Il s’acquitte de cette tâche avec patience. Enfant d’esclaves guyanais, il sait dans sa chair que l’on ne peut balayer les critiques faites à la violence des sociétés de l’Europe chrétienne en proclamant seulement que la doctrine de Jésus est Amour. Réciproquement, on ne saurait se contenter d’asséner en ce domaine les normes bienveillantes de l’Islam pour réfuter la réputation de violence, d’intolérance et de fanatisme que la propagande commune lui prête de longue date. Ces idées sont notamment exposées dans Chrétiens et Musulmans (1847), et dans De la tolérance dans l’islamisme (1856). Il ne se contente pas d’invoquer la règle coranique, il la replace dans son contexte et poursuit en abordant son application à plusieurs périodes de l’histoire, celle des conquêtes islamiques, illustrées par l’entrée du calife Omar à Jérusalem, celle de la domination ottomane, où il fait fi des exagérations propagandistes sur la situation des Chrétiens de l’Empire ottoman, à maintes reprises décrite comme bien meilleure que celle des minorités religieuses en Europe.

Après avoir été influencé, peu après son arrivée en Algérie, par les chefs militaires sur le jugement à porter sur Abd el-Kader, il découvre à Amboise, où ce dernier est prisonnier de 1848 à 1852, et un temps sous sa responsabilité au Ministère, un homme de haute carrure intellectuelle, morale et religieuse. Il marquera désormais la plus grande estime pour l’homme qui, les conditions historiques obligeant, ne pouvait unifier, selon ses propres termes, la lutte nationale des Algériens que sous le drapeau de l’Islam. Il n’hésitera pas à affirmer qu’en matière de fanatisme, celui dont on charge ces derniers est plutôt un « fanatisme de résistance » avec lequel on cherche à dévaluer leur patriotisme (La Liberté du 2 mars 1976), plutôt qu’un « fanatisme agressif » découlant d’« une dégradation du sentiment religieux ». Et il notera par ailleurs : « la théorie, pas plus que les faits ne nous autorisent à admettre que le fanatisme musulman soit plus farouche et plus intraitable que le fanatisme catholique, le fanatisme calviniste, le fanatisme républicain ou monarchique » (La Liberté du 17 février 1877)… Quand, pour finir sur ce chapitre, il précise, dans les années 1870, l’objectif de sa participation au journal La Liberté sur l’invitation d’Isaac Pereire, il écrira, de façon très minimaliste : « Ce sera une série sur ce thème : traitons, nous Chrétiens, nos sujets musulmans en Algérie comme nous voudrions que le Sultan en Turquie traitât ses sujets chrétiens » (Lettre à d’Eichthal du 19 juin 1876). Voilà qui en dit long sur l’espoir qu’il avait d’influencer la politique menée, et sur la prétendue supériorité de la civilisation apportée par la conquête.

Que reste-t-il aujourd’hui de la politique d’Urbain ?

Deux plans méritent que l’on s’y arrête. Le premier est celui des pays soumis à la conquête coloniale, le second celui des sociétés colonisatrices.

Des leçons centrées sur la modernisation de l’Algérie et des pays d’Islam

Commençons par l’Algérie. Urbain appartient à un courant, le Saint-Simonisme de Prosper Enfantin qui, tirant les leçons de son expérience égyptienne de coopération, pour utiliser un terme moderne, entre 1833 et 1836, écrit au roi Louis-Philippe une lettre où il proclame hardiment : « Le passé ne fournissait qu’un mode d’expansion, la guerre, nous sommes plus heureux, et sans conquêtes, sans colonies, nous pouvons mêler le sang des peuples » (Lettre au Roi du 26 mars 1837). Il n’a malheureusement pas la position brillante d’Auguste Comte, cet autre héritier de Saint-Simon dont il fut, en 1817, à la suite d’Augustin Thierry, collaborateur et secrétaire avant de s’en séparer sur des questions de doctrine en 1824. En s’appuyant sur la même opposition saint-simonienne : âge féodal et esprit de conquête / âge industriel et politique pacifique, ce dernier forme les vœux solennels « pour que les Arabes expulsent énergiquement les Français d’Algérie, si ceux-ci ne savent pas la restituer dignement » (Catéchisme positiviste, 1852).

Acceptant au contraire le fait accompli de la conquête, Enfantin met le doigt dans l’engrenage. Prônant par ailleurs des transformations pacifiques et graduelles qu’il espère en résultat de l’« apostolat princier », il enferme ses membres, du moins ceux qui pouvaient approcher les gouvernants, dans le rôle aléatoire des conseillers que l’on utilise selon les besoins du jour et oublie selon les nécessités du lendemain. C’est ainsi qu’Urbain, qui est, dans la politique algérienne, celui qui a l’oreille des princes, le duc d’Aumale et la famille royale d’abord, de Napoléon III ensuite, tente désespérément d’appliquer ses principes d’association des peuples en respectant leurs mœurs et leurs religions jusque et y compris dans le cadre de la conquête.

On aurait pu penser en toute bonne foi que les idées de réforme et de modernisation qu’il avança auraient eu pour effet, si elles avaient été appliquées, d’enjoliver la colonisation, de la parer de rubans de couleur rose. Mais force est de constater qu’hormis quelques points mineurs, elles ne purent être acceptées, et ce malgré toutes les concessions qu’Urbain a cru bon d’accepter et même de proposer pour les faire adopter. Il faudra attendre 1958 pour qu’en catastrophe et devant la menace de l’indépendance, le général de Gaulle impose le suffrage universel à la population algérienne et que l’on trouve, dans le plan de Constantine, la promesse de la faire bénéficier de façon un peu moins platonique que jusque-là, de soins médicaux et de l’instruction publique, mais toujours à la française, c’est-à-dire en niant sa personnalité culturelle et religieuse.

Surtout, la duplicité de cette politique est révélée par son autre face, la mise en pratique du plan Challe. Dans le but de démanteler les positions militaires du FLN et de le couper de sa base populaire, ce dernier généralisait la torture, passait au napalm, pudiquement désigné par l’euphémisme de « bidons spéciaux », près de mille villages, et opérait les regroupements forcés de plus d’un million et demi d’Algériens, les précipitant dans des conditions de vie effrayantes, ce qui fut dénoncé par le fameux Rapport sur les camps de regroupement rédigé par Michel Rocard en 1959.

Le constat que ces propositions n’ont été traduites dans la réalité que dans le cadre des indépendances leur confère une valeur de principe et les fait apparaître comme un ilot lumineux dans l’océan des désastres de la domination et de l’oppression politiques qui se font encore terriblement sentir aujourd’hui. L’échec même d’Urbain apparaît comme la preuve manifeste du caractère calamiteux et toxique de la colonisation et rend vaine et oiseuse la discussion sur ses prétendus « effets positifs ». Pour paraphraser Aimé Césaire dans son Discours sur la colonisation de 1950, c’est dans la mise en contact entre les peuples, laquelle peut emprunter diverses voies, qu’il faut voir des bienfaits possibles, et non dans la colonisation qui est la pire de ces voies, avec ses effets déplorables dans les pays colonisés et ses conséquences nocives dans les pays colonisateurs eux-mêmes.

Des leçons centrées sur la société française

Venons-en à présent à la société française. Ici deux questions se font jour, l’une concernant l’Islam dans un pays qui compte désormais plusieurs millions de Musulmans, de foi ou de tradition culturelle, l’autre, plus générale, du rapport entre universalisme et particularisme, deux débats dans lesquels Urbain s’est jeté hier, et qui ont toujours cours.

« Il faut renoncer à proclamer, énonce-t-il en 1847 dans Chrétiens et Musulmans, que les armes et la guerre peuvent seules dompter les Musulmans, et que leur foi les condamne à l’immobilité et à la décrépitude ». Jusqu’à son dernier souffle, il s’insurge contre l’idée que l’Islam ne serait pas réformable. C’est ainsi qu’il intervient, en 1883, dans la polémique entre Ernest Renan et Jamal el-Din al-Afghani, où il reproche au premier sa dépréciation de la religion et de la civilisation islamiques et son verdict d’irréformabilité de l’Islam2. Il est clair que dans l’ambiance présente où l’on prétend établir, dans d’importants secteurs du monde politique, universitaire et médiatique, une incompatibilité entre Islam et République, les écrits d’Urbain, qui se garde bien de confondre l’Islam comme religion, comme civilisation et comme société, sont d’une brûlante actualité.

À la différence d’Enfantin, la réforme de la société française n’entre pas directement dans les buts qu’Urbain fixe à son action en Algérie, mais les principes qui le guident ont une actualité dans la politique française d’aujourd’hui. À la différence de la plupart des courants qui ont combattu la colonisation, y compris pendant la Guerre d’indépendance, Urbain ne combat pas seulement pour l’égalité des droits politiques, il accompagne avec insistance cette exigence de celle de la reconnaissance des droits culturels des Algériens. Cette revendication ne s’exprimera ouvertement, sous l’influence des idées du réformisme islamique venu du Machrek qu’avec le mouvement des Jeunes Algériens à partir de 1908, et notamment par le canal du nouveau journal El-Hack ‒ le Jeune Égyptien lancé en 1911. Cela avant même que l’Émir Khaled, le petit-fils d’Abd el-Kader, puis l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj autant que l’Association des oulémas du Cheikh Ben Badis ne s’en fassent les champions dans l’entre-deux guerres. Ceci dit, la qualité de Musulman d’Urbain le prédisposait à une telle position, à une époque où elle était juridiquement considérée comme antinomique à la qualité de citoyen. On voit que la simple énonciation de ce fait nous plonge, mutatis mutandis, dans la réalité d’aujourd’hui.

L’association des différents peuples dans la grande famille humaine, non seulement à l’échelle internationale mais à plus forte raison dans le cadre de la République française, ne peut signifier pour Urbain la suppression de toute personnalité propre de ses composantes. « Il ne s’agit pas, commente-t-il en 1860 dans L’Algérie pour les Algériens, d’une espèce de lit de Procuste sur lequel on coucherait successivement les nations, afin d’arriver à une uniformité générale pour toutes, avec la même religion, les mêmes lois, les mêmes mœurs et les mêmes habitudes ». Voilà qui détonne dans l’univers de la philosophie politique française qui érige un mur entre universalisme et particularisme et voit, selon la terminologie en vogue aujourd’hui, du communautarisme dans toute revendication de reconnaissance de la moindre particularité culturelle. Que l’on songe aux demandes soulevées en France métropolitaine comme dans les Départements et Territoires d’Outremer ou la Corse, et à la difficulté de l’envisager pour la Nouvelle Calédonie / Kanaky. Que l’on pense aussi, dans la métropole, aux revendications propres à certaines régions, ou à celles, non-territoriales, des populations venues des anciennes colonies du Maghreb ou d’Afrique, immédiatement accusées d’enfreindre le principe de la République une et indivisible et de ne pas résister au chant des sirènes du séparatisme et du sécessionnisme, cela donnant en tout une proportion de la population française directement concernée qui est loin d’être négligeable.

On l’aura compris, l’idée de respect de la personnalité politique, culturelle et religieuse, qu’Urbain défendait en Algérie tout en se revendiquant de la Révolution de 1789 et de ses grands principes, n’est pas vraiment neuve, mais elle est tout à fait actuelle.

Bibliographie :


Sélection d’œuvres d’Ismaÿl Urbain :

• URBAIN, Ismaÿl, L’Algérie française ‒ Indigènes et immigrants, Paris : Challamel Aîné, 1862 ; réédition par Michel Levallois, Paris : Séguier Atlantica, 2002.
• URBAIN, Ismaÿl [sous le nom de VOISIN, Georges], L’Algérie pour les Algériens, Paris : Michel Lévy Frères, 1861 (en fait novembre 1860). Ce livre a été réédité par Michel Levallois sous le véritable nom de l’auteur : URBAIN, Ismaÿl, L’Algérie pour les Algériens, Paris : Séguier, 2000.
• URBAIN, Ismaÿl, Chrétiens et musulmans, Français et Algériens, Paris, J. Rouvier, 1848, tiré à part de la Revue de l’Orient et de l’Algérie, II (oct.-nov. 1847), 351-359.
• URBAIN, Ismaÿl, De la tolérance dans l’islamisme, 1er avril 1856, tiré à part de la Revue de Paris, 1er avril 1856, 63-81, Paris : Impr. De Pillet fils aîné, 1856. Ce livre a été réédité par Sadek Sellam dans Urbain, Ismaÿl & Riza, Ahmed, Tolérance de l’islam, Saint-Ouen : par le Centre Abaad, 1992.
• URBAIN, Ismaÿl, Notes autobiographiques, 23/05-09/06/1871, & Notice chronologique, février 1883, édités dans LEVALLOIS, Anne, Les écrits autobiographiques d’Ismayl Urbain, voir plus loin.
• URBAIN, Ismaÿl, Voyage d’Orient suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte, édités par Philippe Régnier, Paris : L’Harmattan, 1993.
URBAIN, Ismaÿl, EICHTHAL, Gustave (&), Lettres sur la race noire et la race blanche, Paris : Paulin, 1839. VOISIN, Georges, L’Algérie pour les Algériens : voir plus haut URBAIN, Ismaÿl [sous le nom de VOISIN, Georges], L’Algérie pour les Algériens

Sélection de travaux sur Ismaÿl Urbain :

• LAFFITTE, Roland & LEFKIR-LAFFITTE, Naïma, L’Orient d’Ismaÿl Urbain, d’Égypte en Algérie, Paris : Geuthner, 2019.
• LEVALLOIS, Anne, Les Écrits autobiographiques d’Ismaÿl Urbain : Homme de couleur, saint-simonien et musulman (1812-1884), Paris : Maisonneuve & Larose, 2005.
• LEVALLOIS, Michel, Ismaÿl Urbain – Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane ? (1848 – 1870), Paris : Riveneuve Éditions, 2012.
• LEVALLOIS, Michel, Ismaÿl Urbain : une autre conquête de l’Algérie, Paris : Maisonneuve & Larose, 2001.
• LEVALLOIS, Michel (dir.), Les Saint-Simoniens et l’Algérie, Actes de la Journée d’études du 25 avril 2003 organisée par la Société des amis d’Ismaÿl Urbain et des études saint-simoniennes à la Bibliothèque de l’Arsenal, Paris, Houilles : Éd. Mémoire de la Méditerranée, 2004.
• LEVALLOIS, Michel & RÉGNIER, Philippe (dir.), Les Saint-Simoniens dans l’Algérie du XIXe siècle. Le combat du Français musulman Ismaÿl Urbain, Actes du Colloque organisé sur le thème « Ismaÿl Urbain, les saint-simoniens et le monde franco-musulman » à l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Ismaÿl Urbain, et tenu à Paris les 24 novembre 2012 à la Bibliothèque de l’Arsenal, et le 25 novembre 2012 à l’Institut du Monde arabe, Paris : Riveneuve Éditions, 2016.

LIVRE PREMIER :

Les jeunes années d’Urbain, fils d’un armateur de La Ciotat et d’une mère mulâtre née esclave, sont ballottés entre Cayenne et Marseille. livre_urbain_01.jpgDès l’été 1831, les élans républicains nés de la Révolution de Juillet modèlent ses premières actions politiques. L’année 1832 est celle de sa conversion au Saint-Simonisme et des émotions de la Retraite de Ménilmontant. Après l’interdiction de l’association et l’arrestation de ses chefs, ce sont les missions prolétaires à Lyon et dans le Midi puis, en 1833, le départ pour l’Orient. Un voyage exotique fertile en péripéties pittoresques et en sensations nouvelles, mais aussi riche de leçons politiques qui dépassent l’effritement du rêve religieux et l’échec des projets du canal de Suez et du barrage du Nil. À l’opposé des politiques de conquête et de colonisation de l’époque, c’est une période inédite de coopération volontaire en Orient. La conversion d’Urbain à l’Islam est un élément original dans la Famille saint-simonienne. Cette expérience aura une importance capitale dans sa nouvelle vie et une influence réelle, mais contrariée, dans la politique française.

LIVRE SECOND :

De retour d’Égypte en 1836, lors d’un intermède parisien, une autre vie se dessine pour Urbain. livre_urbain_02.jpgLa perspective d’un nouveau départ s’ouvre : celui vers l’Algérie, en avril 1837, en pleine tempête de la conquête. Pour lui, comme pour ses deux mentors, Enfantin et d’Eichthal, l’Algérie va profondément altérer leurs premières idées de la période d’emballement spirituel pour l’Orient lors du séjour égyptien. Arraché à son rêve d’avenir poétique et théâtral, Urbain se trouve poussé vers des tâches plus prosaïques d’interprétariat et d’administration. C’est un autre homme qui nous parle, à travers ses articles de presse, brochures, rapports militaires et correspondances privées, surtout celle avec d’Eichthal, son second dans le duo des « deux proscrits : le Juif et le Noir ». L’exaltation laisse place à l’exposé d’une réalité cruelle : celle du fracas des armes et des combats politiques. Cette expérience prouvera que conquête et colonisation sont la pire manière d’associer Orient et Occident, de rassembler la Famille universelle.

Paru en octobre 2019 chez Geuthner, Paris. Prix des 2 volumes : 80 €.
Commandes :
adresse : 16, rue de la Grande Chaumière, 75006 Paris.
métro : Vavin / Notre-Dame-des-champs
téléphone : 09 51 94 34 13 / 07 82 01 38 10
courriel :

Présentations :

mardi 3 décembre 2019 : Maison Auguste Comte, 10 rue Monsieur le Prince, 75006 Paris, 19 heures.

vendredi 10 janvier 2020 : Société des études saint-simoniennes, Bibliothèque de l’Arsenal,
1, rue de Sully, 75004 Paris, 16 heures.

  1. Voir à ce sujet Laffitte Roland, « Le “Rôle positif” de la colonisation au banc de test de l’École en Algérie », dans Laffitte Roland (textes réunis et présenté par), Où en sommes-nous de l’Empire ? Actes de la Journée d’études organisée à Paris le 23 juin 2012 à l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie, Paris : Alfabarre, 2014, 101-138.
  2. Voir à ce sujet Laffitte Roland, « Le regard d’Ismaÿl Urbain sur l’Islam », dans Levallois, Michel & Régnier, Philippe (dir.), Les Saint-Simoniens dans l’Algérie du XIXe siècle. Le combat du Français musulman Ismaÿl Urbain, Actes du Colloque des 24-25 novembre 2012, Paris : Riveneuve Éditions, 2016, 187-203.
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