Le mémorial de l’Outre-mer fait des vagues
C’est déjà toute une histoire. Le mémorial de la France d’Outre-mer n’est pas encore sorti des cartons qu’il fait déjà couler beaucoup d’encre. Lancé par l’Etat en 2004, en partenariat avec la ville de Marseille, ce projet, destiné à retracer l’histoire et conserver la mémoire des populations ayant vécu dans les colonies d’Outre-mer, devrait ouvrir en 2007 près du Parc Chanot, site des anciennes expositions coloniales. Une initiative qui, après le débat autour de la loi de 2005 sur le rôle « positif » de la colonisation, suscite la méfiance de plusieurs associations. Celles-ci ont lancé un « appel à la vigilance », s’interrogeant sur le caractère « idéologique » du projet. La question sera posée demain, à l’occasion d’un colloque intitulé « Mémorial de l’Outre-mer ou historial du colonialisme ? », organisé par le Mrap, la Ligue des droits de l’homme et Survie.
« Un mémorial est un lieu d’hommage aux victimes. Qui seront les victimes évoquées puisqu’il s’agit d’un hommage aux colons ? », note Evelyne Verlaque du Mrap. Autre point soulevé, la composition du comité chargé d’élaborer le programme scientifique, culturel et éducatif du Mémorial. « Si ses membres sont irréfutables, ce n’est pas uniquement aux historiens de la métropole de raconter cette histoire, poursuit-elle. Il doit y avoir un regard croisé. » Si les organisateurs du colloque assurent vouloir « ouvrir le débat », les partisans du mémorial dénoncent un « procès d’intention ». « Ce lieu ne fera pas l’éloge du colonialisme et ne condamnera pas non plus le rôle de la France en Outre-mer, répond Jean-Claude Gondard, secrétaire général de la ville. On ne dit pas ce que doit être l’histoire, on dit que cette histoire doit être connue et débattue. » Pour juger sur pièce, il faudra attendre : l’appel d’offres pour la réalisation du projet devrait être déclaré infructueux pour cause de « prix inadaptés », indique la mairie, qui devrait lancer une nouvelle procédure « d’ici à la fin de l’année », pour une ouverture prévue au plus tôt, fin 2008.
Appel à vigilance
Ouvrir un Mémorial de la France Outre-mer à Marseille en 2007, n’est-ce pas tout simplement appliquer l’article 4 de la loi du 23 février 2005, pourtant abrogé ?
Un Mémorial National de la France Outre-mer devrait ouvrir ses portes à Marseille en février 2007, sur le site de l’exposition coloniale de 1906.
Le 20 juin 2005, le Conseil Municipal de Marseille a en effet demandé au Préfet de décider, pour l’Etat et en partenariat avec la Ville de Marseille, la création d’un établissement public pour la gestion du Mémorial National de la France d’Outre-mer dont les statuts ont été approuvés lors de la même séance.
Ce mémorial présenté à l’Assemblée nationale, le 10 mars 2004, au nom du Premier Ministre, témoigne d’une volonté très claire: il sera la concrétisation d’une loi de cohésion susceptible de marquer « la reconnaissance de la Nation pour l’oeuvre accomplie par des générations d’hommes et de femmes et pour leur contribution au rayonnement de la France ». Projet identique à celui de la loi contestée du 23 février 2005 et de son article 4, célèbre pour avoir voulu institutionnaliser des mémoires, en orienter l’écriture (en place des historiens) et décider du contenu de l’enseignement aux jeunes générations.
Plusieurs questions et inquiétudes :
- Pourquoi ce nom de Mémorial, lieu de témoignage et de vigilance en réparation des vies perdues par les victimes de crimes publics? Qui seront les victimes évoquées puisqu’il ne s’agit apparemment pas des peuples colonisés ? Pourquoi exclure de l’exposition permanente la voix de ceux qui peuvent témoigner de la dimension inhumaine du colonialisme ?
- L’équivoque entre Histoire et mémoires est-elle compatible avec un projet scientifique?
- Valoriser la seule mémoire de « ceux qui sont partis outre mer pour démarrer une autre vie », n’est-ce pas en soi un ferment de division? Pourquoi ne pas mettre en oeuvre un regard croisé et développer un fond pluriel ?
- Quelles garanties institutionnelles pour l’indépendance et le pluralisme nécessaires à la recherche trouve-t-on dans les statuts d’un établissement public dont le Conseil d’administration et le Conseil scientifique sont inféodés au politique ? Dix membres du CA sur seize relèvent de l’organe politique de la ville de Marseille et, sur treize membres du Conseil scientifique, qui a pour fonction « d’assister le directeur et le CA dans la définition de la politique scientifique de l’établissement », huit sont désignés par arrêté du Maire de Marseille, et aucun par l’Université ou le CNRS .
- Pourquoi l’Université, le CNRS, Les Archives nationales d’Outre-mer ne sont-ils pas associés au projet autrement que par la présence à titre individuel d’universitaires et de chercheurs au sein du conseil scientifique? Le Mémorial, pourtant, a la prétention de « transmettre des connaissances aux élèves de tous niveaux par l’étude ciblée sur certaines périodes de l’histoire » ; « former les enseignants à cette période de l’histoire » et « contribuer à la réflexion sur les programmes scolaires et inviter les éditeurs à un travail de cohérence entre les programmes et les manuels publiés. » (extraits des statuts)
Au moment où la France traverse une crise identitaire à propos de son mode d’intégration, un tel type de Mémorial présente tous les ingrédients idéologiques pour enflammer une nouvelle guerre des mémoires, bien éloignée de l’apaisement que pourrait apporter un projet différent où s’écrirait l’Histoire, toute l’Histoire, celle des colons et celle des colonisés.
Nous demandons aux pouvoirs publics des réponses à ces questions et exigeons des garanties pour que ce lieu remplisse une véritable mission scientifique.
Premiers signataires (organisations) : MRAP, Survie, LDH de Marseille.
Colloque « Mémorial de l’Outre-mer ou Historial du colonialisme ? »
Colloque samedi 21 octobre – à Marseille, Faculté St Charles (amphi Chimie)1
Lorsque les initiateurs de l’appel précédent ont pris connaissance du projet de Mémorial, ils s’en sont entretenus avec le directeur du mémorial, Jean-Jacques Jordi. Les questions qui suivent sont très largement inspirées par cet entretien.
- 9h30 : accueil et présentation
- 10h : Où en est la société française face à son histoire coloniale ?
Présentation : Nous souhaitons traiter dans ce premier débat de l’état de la recherche historique, universitaire ou autre, mais également de sa diffusion, de sa vulgarisation, et finalement aborder la question : « Où en est la société française face à son histoire coloniale ? ».
Questions : Le directeur du Mémorial nous a affirmé que la classification « secret-défense » ne constituait plus un obstacle à la recherche historique. Qu’en est-il ? A quels obstacles peuvent se heurter les historiens ? Quelles sont les évolutions en ce domaine ? Quelle part l’histoire du colonialisme occupe-t-elle au regard des autres champs de la recherche historique ? Cette histoire est-elle vulgarisée ? Quels sont les modalités et les acteurs de sa vulgarisation ? Quels sont les obstacles rencontrés ? Qu’en est-il des programmes et des manuels scolaires ? Entre mythes et réalité, où en sommes nous ?
Intervenants : Jean-Luc Einaudi, Benjamin Stora.
- 14h : Un colonialisme ou des colonisations ?
Présentation : Le directeur du Mémorial de l’Outre-mer récuse l’idée d’un « système » ou d’une « logique » colonial(e). Il faut selon lui aller contre les idées reçues : il y aurait des formes et des motivations diverses, un phénomène traversé de contradictions dont on doit montrer « les points positifs » comme « les aspects négatifs ». Il affirme enfin que l’historien n’a pas à porter de jugement de valeur. Qu’en est-il de chacun de ces points ?
Questions : Y a-t-il un système colonial ou des colonisations diverses, voire contradictoires ? Quelles en sont les réelles motivations ? Peut-on parler de points positifs et négatifs ? Le colonialisme est-il dissociable du racisme ? Y a-t-il une ou des idéologie(s) coloniale(s) ? Quelle relation entre démarche historienne, jugement de valeur, qualification juridique ? Peut-on parler de totalitarisme(s) au sujet du phénomène colonial ?
Intervenants : Olivier Le Cour Grandmaison, Christian Bruschi, Daniel Um Nyobe.
- 16h30 : Dans le « pré-carré » français après 1960 : indépendance, impérialisme, néo-colonialisme, mondialisation : quelles articulations ?
Présentation : Le Mémorial prétend traiter de la question coloniale jusqu’à nos jours. Interrogé sur le système de la « Françafrique » (réseaux mis en place par Foccart, installation de dictatures, éliminations d’opposants, coups d’Etat, interventions militaires, perpétuation du pillage, massacres, complicité de génocide au Rwanda, etc), le directeur du Mémorial ne nie aucun des faits mais considère qu’ils relèvent davantage de la problématique « impérialisme » que « colonialisme », ce qui justifie selon lui qu’ils ne soient pas traités dans le Mémorial.
Questions : Quelle est la réalité des « indépendances » des années 60 ? Quelles sont les évolutions jusqu’à nos jours ? Quelle(s) qualification(s) pour définir les relations entre la France et ses anciennes colonies ? Peut-on faire l’étude des indépendances sans faire celle des mécanismes officieux qui en limitent ou en annulent la portée officielle ? Quelles évolutions des relations monopolistiques néo-coloniales dans le cadre de la mondialisation libérale ?
Intervenants : Odile Biyidi, Lounis Aggoun, Nicolas Bancel, Damien Millet.
Les intervenants :
- Jean-Luc EINAUDI est journaliste et il a publié notamment plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, dont La bataille de Paris, 17 octobre 1961, Seuil, 1991.
- Benjamin STORA est historien, professeur d’Université, spécialiste de la guerre d’Algérie. Il a notamment publié La Guerre d’Algérie, Laffont, 2004 et La gangrène et l’oubli, L’amémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte 2005.
- Olivier LE COUR GRANDMAISON enseigne les sciences politiques et la philosophie politique à l’Université. Il est l’auteur de Coloniser. Exterminer, Fayard 2005.
- Christian BRUSCHI est avocat, historien du droit et a publié de nombreux articles sur le droit colonial.
- Daniel UM NYOBE est le fils de Ruben Um Nyobe, pionnier de l’indépendance du Cameroun, assassiné le 13 septembre 1958 au maquis.
- Odile BIYIDI est présidente de l’association Survie. Elle a publié avec Mongo Béti la revue Peuples noirs, peuples africains et est co-auteur de Négrophobie, Les Arènes, 2005.
- Lounis AGGOUN est journaliste et co-auteur de La Françalgérie, crimes et mensonges d’Etats, La Découverte, 2004.
- Nicolas BANCEL est historien, professeur à l’Université de Strasbourg II, détaché à l’Université de Lausanne (UNIL-ISSEP), et co-auteur de La Fracture coloniale, La Découverte, 2005 et Zoos humains, id. 2004.
- Damien MILLET est président du CADTM-France et auteur notamment de L’Afrique sans dettes, Syllepse, 2005.