Assurément, y a un malaise français des archives. La loi de 1979 a été interprétée de manière si étroite que le délai de soixante ans, et non celui de trente, paraît être la règle. Née dans l’enthousiasme de la Révolution, la législation est, au fil du temps, devenue de plus en plus restrictive. Il est remarquable que chaque crise politique grave corresponde à un tour de vis : Affaire Dreyfus, Vichy, guerres coloniales…
C’est à partir d’archives étrangères, américaines et allemandes, et par des chercheurs étrangers, que les premières études importantes sur la persécution antisémite et la participation de Vichy au génocide ont été menées. Pendant longtemps, cet aspect de notre Histoire a été traité comme secondaire en raison de l’exploitation des archives par le Comité d’Histoire de la seconde guerre mondiale, créé en 1951 et qui a eu le monopole de la consultation des documents. Plus que les historiens professionnels, les « amateurs » – témoins, journalistes, militants…-, luttant pour établir la vérité, ont imposé à l’attention de l’opinion le problème de l’accès aux documents. Aussi, la réaction corporatiste de certains universitaires prétendant interdire aux « non labélisées » cet accès aux archives dites « sensibles » est-elle particulièrement choquante. Surtout quand elle prétend se justifier en soupçonnant leurs concurrents d’indélicatesse, de violation d’un devoir de discrétion envers les secrets (d’Etat ? de vie privée ?). En réalité, le but est de conserver le contrôle d’un « filon » de documents inédits utiles à une carrière ou à un succès d’édition.
Il est impossible de placer l’Histoire au-dessus de la mêlée, car elle est partie prenante de la culture nationale. Ce sont des documents déposés dans les fonds du département de la Gironde, envoyés au Canard Enchaîné, qui ont lancé le processus ayant conduit à la condamnation de Maurice Papon. De même, le procès perdu par l’ancien préfet de police de Paris contre Jean-Luc Einaudi a été à l’origine de la circulaire du Premier ministre en date du 5 mai 1999 concernant l’ouverture des archives de la guerre d’Algérie.
Le témoignage de deux archivistes de la Ville de Paris sur l’existence de nombreux dossiers judiciaires confirmant la gravité du massacre du 17 octobre 1961 a été déterminant dans l’issue de ce procès comme dans la décision de permettre leur consultation. Aussi, le harcèlement administratif dont ils sont victimes de la part des autorités de la capitale est-il inacceptable et doit cesser.
Il reste à entreprendre une refonte de la législation mettant fin aux délais gigognes et au système des « dérogations ». En cette fin de 20° siècle, ce ne serait pas régresser que de revenir à l’esprit des débuts de la République, quand Marianne était jeune : l’ouverture de la mémoire de la nation à tous les citoyens, comme c’était le cas en 1794. En finir avec la guerre d’Algérie, avec les guerres coloniales, passe par l’établissement d’un consensus minimum sur la réalité des faits et donc par l’ouverture des archives, par leur utilisation selon les règles scientifiques et déontologiques du travail historique : la confrontation et la discussion des hypothèses, des documents et des résultats de toute recherche par les spécialistes, en toute liberté et en toute transparence.