De 1961 à 1971, pendant la guerre du Vietnam, l’armée américaine a déversé 83 millions de litres d’un défoliant nommé « agent orange » pour priver les maquisards vietnamiens indépendantistes de couverture végétale. Moins connu que le napalm, particulièrement toxique, ce produit contenait de la dioxine, perturbateur endocrinien s’attaquant au système immunitaire, cancérigène et tératogène. Cette dernière a pollué durablement les sols et les eaux et impacté la santé des humains sur plusieurs générations. On estime que 2,1 à 4,8 millions de Vietnamiens ont été directement exposés à l’agent orange entre 1961 et 1971, auxquels il faut ajouter des Cambodgiens, des Laotiens, des militaires américains et des alliés australiens, canadiens, néo-zélandais.
En 2014, une victime française d’origine vietnamienne, Tran To Nga, gravement malade, défendue par le cabinet William Bourdon & Associés et soutenue par un large Collectif Vietnam Dioxine, a porté plainte en France contre 14 multinationales états-uniennes ayant fabriqué l’Agent Orange, dont les multinationales Bayer-Monsanto et Dow Chemical. Dix ans plus tard, le 7 mai 2024, après que le tribunal d’Evry se soit déclaré « incompétent », s’est tenue une audience de la dernière chance devant la Cour d’Appel de Paris. Le jugement est attendu pour le 22 août 2024. Tom Nico, du Collectif Vietnam Dioxine, a fait pour notre site l’histoire de cette longue lutte pour obtenir justice.
Tran To Nga : son combat pour obtenir justice pour les victimes de l’agent orange
Tran To Nga au Trocadéro en 2021 ©Mai Nguyen
Le procès
Le mardi 7 mai 2024 dernier a eu lieu un procès digne d’un combat de David contre Goliath. Tran To Nga, âgée de 82 ans, a assigné en justice 14 multinationales agrochimiques, dont la célèbre Monsanto, pour avoir produit et commercialisé l’agent orange, un herbicide employé comme arme chimique par l’armée étasunienne durant la Guerre du Vietnam. Ce procès historique est celui de la dernière chance pour obtenir justice et permettre aux victimes d’envisager la reconstruction individuelle et collective, près de 50 ans après la fin du conflit.
Accompagnée de ses avocats Me William Bourdon, Me Bertrand Repolt, et Me Amélie Lefebvre, c’est en 2014 que Tran To Nga dépose plainte au Tribunal judiciaire d’Evry où elle réside. Reprenant les arguments des sociétés incriminées, le parquet rend sa décision en 2021 : il se déclare incompétent à juger du fond de l’affaire. Ses avocats font alors appel de cette décision, l’affaire est reconduite devant la Cour d’Appel de Paris trois ans plus tard.
Les sociétés incriminées plaident l’immunité de juridiction[1], parce que selon leur défense, elles ont été obligées par le gouvernement des États-Unis, de participer à l’effort de guerre. Or, en réalité, elles ont répondu à un appel d’offres qui n’imposait en rien la présence de dioxine. Par ailleurs, la toxicité du produit était connue des fabricants dès 1957. Les épandages d’herbicides ont commencé en 1961, dont l’agent orange, massivement déversé dès 1965. S’il y a eu des réquisitions par les États-Unis, elles n’ont eu lieu qu’à partir de 1967, soit six ans après le début des épandages.
Lors de l’audience du 7 mai, jour anniversaire de la victoire de Diên Biên Phu de l’armée populaire conduite par le Général Giap contre l’armée française, les débats portaient sur la question de l’immunité de juridiction. La partie civile a affirmé que les sociétés n’étaient pas une émanation de l’État et qu’elles ont délibérément choisi de produire l’agent orange tout en connaissant la toxicité de la dioxine, tandis que la partie adverse plaidait pour une absence de marge de manœuvre et une contrainte imposée par le Gouvernement des États-Unis. La stratégie des entreprises semble avoir évolué. Alors qu’elles ont plaidé de manière commune en 2021, elles adoptent désormais des stratégies distinctes. Certaines d’entre elles ont même émis des attaques ad hominem envers Tran To Nga et ses soutiens. Le verdict sera rendu le 22 août prochain.
Il est enfin important de rappeler que les vétérans étatsuniens ont, quant à eux, déjà été reconnus comme victimes. Après de longues tractations avec les sociétés incriminées, les vétérans étatsuniens victimes du même poison, ont été indemnisés à hauteur de 180 millions de dollars dès 1984 et bénéficient aussi d’aides du Gouvernement des Etats-Unis[2].
En revanche, aucune reconnaissance juridique ou réparation n’a abouti pour les victimes vietnamiennes, déboutées en 2009 par la Cour Suprême des États-Unis.
L’agent orange : une arme chimique
C’est en tant que journaliste pour le Front National pour la Libération du Sud Vietnam (FNL) que Nga s’engage dans la résistance et c’est à Cu Chi, haut lieu de combat, qu’elle subit à 24 ans les épandages d’agent orange, défoliant déversé par les avions de l’armée étatsunienne. L’objectif est de débusquer et d’affamer les résistant·es caché·es dans la forêt en faisant tomber les feuilles des arbres et en détruisant les terres agricoles.
L’agent orange tient son nom de la couleur du bandeau peint sur les barils signalant son « exceptionnelle toxicité » selon les mots de Dow Chemical. La concentration de la dioxine, sa composante cancérigène et tératogène a été volontairement surdosée à des fins mortifères et lucratives[3].
Ce poison « insidieux, silencieux, invisible[4] » et ses effets ont détruit[5] et détruisent encore aujourd’hui les terres et les corps[6]. Actuellement, près de 6 000 enfants naissent chaque année avec des malformations congénitales et 150 000 enfants[7] souffrent de handicap lourd (hydrocéphalie, absence de bras, incapacité de se tenir debout, de marcher, surdité, cécité…). La malédiction de l’agent orange se perpétue et touche désormais la 4ème génération.
Tran To Nga souffre elle-même de tuberculoses à répétition, d’un cancer, d’alpha-thalassémie, et d’un diabète de type 2 avec une allergie à l’insuline « rarissime ». Puissant perturbateur endocrinien, l’agent orange impacte aussi sa descendance. Elle perd sa première fille, Viet Hai, à la suite d’une malformation cardiaque au bout de 17 mois. Ses deux autres filles sont atteintes de complications cardiaques et osseuses, de même que ses petits-enfants. Pour son procès, son corps abîmé par la guerre et les maladies qu’il porte fait office de preuve face à ses bourreaux. André Picot, toxicochimiste déclare en 2011, à la lecture des résultats médicaux : «Les valeurs d’antan de dioxines dans l’organisme de Mme Tran ont accompli leur œuvre de mort».
Un écocide
Entre 1961 et 1971, près de 80 millions de litres d’herbicide contenant l’agent orange ont été déversés, 400 000 hectares des terres ont été détruites, soit 20% des forêts du sud du Vietnam.
Il s’agit d’un véritable écocide, notion théorisée par Arthur Galston en 1970 sur la base du drame de l’agent orange, et depuis 2024 inscrite dans la législation européenne comme un comportement causant « des dommages étendus et substantiels qui sont soit irréversibles soit durables » à l’environnement. Une définition internationale avait été proposée en 2021 par un groupe d’expert·es à l’attention des États parties au Statut de Rome, document qui définit les crimes internationaux sur lesquels la Cour Pénale Internationale a un pouvoir juridictionnel.
Une longue mobilisation
Les soutiens de Tran To Nga se mobilisent depuis des années. Si les plus anciens soutiens, militant-e-s historiques contre la guerre au Vietnam sensibilisent sur l’agent orange et luttent pour obtenir justice et réparations depuis des décennies, de jeunes militant-e-s prennent la relève depuis quelques années, toujours en lien avec leurs aîné-e-s.
Le Collectif Vietnam-Dioxine a été créé en 2004 par des jeunes de l’Union des Jeunes Vietnamiens de France. Dès sa création, il a voulu sensibiliser sur le crime de l’agent orange et a soutenu les victimes vietnamiennes de l’agent orange notamment à la fin des années 2000. Il s’agissait au début d’un collectif d’associations qui s’est progressivement transformé en un collectif de bénévoles. Toutes les associations soutiens de Nga, sont regroupées depuis 2017 au sein du Comité de soutien à Tran To Nga[8].
Un souffle nouveau est également apparu ces dernières années, avec des militant-e-s issu-e-s des mouvements sociaux, que ce soit de luttes écologistes, antiracistes, féministes ou LGBTQIA+. Nga considère ces jeunes comme sa “jeune armée”. Ces militant-e-s s’appuient sur les modes d’actions historiques (manifestations, présence à la Fête de l’Huma, …) tout en ayant une connaissance des canaux sur internet, notamment sur les réseaux sociaux pour sensibiliser et mobiliser. La stratégie est aussi de créer des ponts avec d’autres luttes en lien, notamment s’agissant des luttes pour une écologie décoloniale (luttes contre le chlordécone, collectifs décoloniaux, …).
Un événement fédérateur s’est déroulé à l’été 2020, il s’agissait des “36 heures pour les victimes de l’agent orange”, un événement en ligne de solidarité aux victimes de l’agent orange, depuis différents lieux à l’internationale (Paris, New York, Vietnam, …). Il a permis de réunir des militant-e-s, des artistes, autour de la cause des victimes de l’agent orange à l’occasion du 10 août, date de commémoration des victimes de l’agent orange au Vietnam.
Le 30 janvier 2021, quelques jours après les plaidoiries qui se sont déroulées au Tribunal d’Evry, un rassemblement était organisé au Trocadéro et a rassemblé près de 300 personnes malgré la crise sanitaire.
Quelques mois plus tard, après l’annonce de ce même parquet qui se déclarait incompétent, une forte mobilisation eut lieu le 15 mai 2021 à l’occasion de la Marche contre Monsanto organisé partout en France depuis quelques années déjà. Près de 1 000 personnes ont alors manifesté pour soutenir Nga, en tête de cortège, et toutes les victimes de Monsanto et de l’agrochimie.
Le 30 novembre 2021, un événement était organisé pour la journée internationale des victimes des armes chimiques, à la Mairie du 13e arrondissement. Une table-ronde était organisée pour faire le lien avec d’autres guerres chimiques, notamment en Syrie, et l’agent orange et autres pesticides épandus au Cambodge.
En mai 2022, une nouvelle Marche contre Monsanto était organisée avec quelques centaines de personnes, et la présence de responsables politiques qui ont rejoint les soutiens de Nga déjà nombreux.
En février 2023, avait lieu la première représentation de la pièce de théâtre Nos corps empoisonnés, écrite et mise en scène par Marine Bachelot Nguyen, inspirée du livre de Nga, Ma terre empoisonnée. C’est la comédienne Angélica-Kiyomi Tisseyre-Sékiné qui interprète le rôle de Tran To Nga de l’enfance à nos jours dans un seul-en-scène puissant et plein d’émotions. De nombreuses représentations ont eu lieu depuis partout en France, que ce soit en banlieue parisienne, au Festival d’Avignon ou au Palais de la Porte Dorée à Paris.
Lors d’une séance historique qui s’est déroulée le 5 octobre 2023, la Chambre des Représentants Belge a voté à l’unanimité en faveur d’une résolution visant à apporter un soutien significatif aux victimes de l’utilisation de l’agent orange pendant la guerre du Vietnam. Cette décision historique marque un pas important vers la reconnaissance et le soutien aux victimes de l’agent orange, tout en renforçant les liens internationaux entre la Belgique et le Vietnam. Depuis, l’Assemblée Nationale française se penche sur la question, par le biais du Groupe d’Amitié France-Vietnam, en se basant sur le texte adopté en Belgique.
Le 4 mai 2024, à quelques jours de l’audience d’appel, près de 1 000 personnes se sont mobilisées tout au long de la journée, place de la République à Paris, pour soutenir Nga et toutes les victimes de l’agent orange. Une convergence des luttes eut lieu à ce moment, puisque de nombreuses organisations ont témoigné de l’importance des luttes vietnamiennes et notamment de celle de Nga, en lien avec les mobilisations en solidarité avec le peuple palestinien.
Le jour de l’audience d’appel du 7 mai, une petite centaine de soutiens étaient présents devant la Cour d’Appel de Paris mais seule une vingtaine de personnes ont pu rentrer dans le tribunal en raison d’une capacité très limitée de la salle d’audience. Toutefois, une vingtaine de jeunes ont attendu la sortie de Nga, après trois heures d’audience, et ont scandé “Justice, justice, justice pour Tran To Nga.” Nga, quant à elle, a rappelé des mots qui résonnent toujours : “Patience, courage, espoir et détermination”.
Enfin, le 25 mai prochain, lors de la Journée Contre l’Agrochimie, Nga sera en tête d’une manifestation qui rassemblera de nombreuses organisations écologistes et qui rappellera que l’agent orange est l’ancêtre des pesticides. Cette journée sera l’occasion de revendiquer un changement de modèle alimentaire, débarrassée des produits phytosanitaires toxiques et écocidaires.
Tom NICO, pour le Collectif Vietnam Dioxine
[1] Le principe d’immunité de juridiction pour les entreprises se fonde sur l’accomplissement d’un acte sur ordre d’un Etat : les entreprises ne seraient donc ainsi pas tenues responsables, seul l’Etat le serait.
[2] https://www.va.gov/disability/eligibility/hazardous-materials-exposure/agent-orange/
[3] En 2002, une étude de l’Université de Columbia conclut qu’il suffit de 80 g de dioxine pure appliquée dans le réseau d’eau potable d’une ville comme New York pour tuer jusqu’à 8 millions d’habitants.
[4] Procès en France (agent-orange-vietnam.org)
[5] https://www.nature.com/articles/nature01537
[6] Près de 17 maladies liées à la dioxine ont été reconnues par les Etats-Unis, parmi lesquelles : le cancer du poumon, la chloracné, le diabète de type II, etc…
[7] https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01191567v1/document
[8] AAFV (Association d’Amitié Franco-Vietnamienne, ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants), Association Chevilly Larue Yen Bai, Cap Vietnam, CID Vietnam (Centre d’Information et de Documentation sur le Vietnam contemporain), Collectif Vietnam-Dioxine, FaAOD (Fonds d’alerte contre l’Agent Orange/Dioxine), Le Mouvement de la Paix, Le Village de l’amitié de Van Canh, Orange DiHoxyn, Song Viêt, UGVF (Union Générale des Vietnamiens en France) VNED (Vietnam les Enfants de la Dioxine)