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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« Koukou, le royaume enfoui », par Natividad Planas

Qui connait le royaume de Koukou ? Situé dans le massif du Djurdjura, dans la province ottomane d’Alger, il entretint des relations diplomatiques avec les Habsbourg d’Espagne. Dans Koukou, le royaume enfoui. Enquête sur les relations entre Europe et Islam (XVIe-XVIIe siècle, publié en octobre 2023 chez Fayard, l’historienne Natividad Planas en fait l’histoire, effacée « par l’historiographie coloniale française, pour imposer de l’intérieur de l’Algérie l’image d’une région déconnectée du monde » et renouvelle notre connaissance des relations entre Europe et Islam à l’époque moderne. Outre la présentation de l’éditeur, on lira des extraits de l’introduction de ce livre.

Koukou, le royaume enfoui.
Enquête sur les relations entre Europe et Islam (XVIe-XVIIe siècle)
,
par Natividad Planas

Présentation de l’éditeur


Au XVIe siècle et au début du XVIIe, dans la province ottomane d’Alger, les bel Cadi gouvernent un territoire situé dans le massif du Djurdjura, appelé royaume de Koukou. En fréquents conflits avec les autorités du pays, ils s’allient aux Habsbourg d’Espagne pour fragiliser la présence ottomane au Maghreb, entretenant de véritables relations diplomatiques avec la monarchie hispanique pendant quasiment un siècle.

Les liens entre Koukou et l’Europe ont été oubliés, ou plutôt enfouis, par l’historiographie coloniale française, pour imposer de l’intérieur de l’Algérie l’image d’une région déconnectée du monde.

Revenant aux sources de cette histoire, Natividad Planas mène une enquête inédite où l’on croise une foule dense constituée de rois, reines, pachas, ambassadeurs, « courriers », vice-rois, marins, religieux, renégats, esclaves, gens de Koukou, de Majorque et de Castille. Elle restitue ainsi le dynamisme des sociétés rurales du Maghreb, activement investies dans les enjeux politiques de leur temps et la profondeur des relations transméditerranéennes.

Notre connaissance des relations entre Europe et Islam à l’époque moderne s’en trouve bouleversée, par-delà les lieux communs sur les affrontements militaires et les conflits religieux.

Natividad Planas est maîtresse de conférences à l’université Clermont Auvergne et spécialiste de l’Espagne à l’époque moderne. Les sociétés de frontière, les médiations, la diplomatie transconfessionnelle ainsi que les migrations de part et d’autre de la Méditerranée sont au cœur de ses recherches.


Introduction (extraits)


La route départementale W150 est impraticable. Les villages situés en altitude sont inaccessibles. Il neige sur le Tell. Parallèle au littoral méditerranéen, cette chaîne de montagnes s’étend de l’est de la vallée de la Mouloya (nord-est du Maroc) à la Tunisie occidentale. Le massif du Djurdjura, sa partie plus élevée, située en Algérie, culmine à 2 300 mètres. De Tizi Ouzou, je vais jusqu’à Béni Douala, pas plus loin. L’accès à la commune d’Aït Yahia (daira d’Aïn el-Hammam) [1] à laquelle appartient le village de Koukou est coupé [2]. Il était prévu que je m’y rende après ma visite à l’université Mouloud Mammeri, puis que je descende vers le littoral jusqu’à Azeffoun par la RN71 et la RN73 pour ensuite retourner en train à Alger, le long de la mer. Les congères qui bloquent les routes m’en empêchent et le parcours prévu est à redessiner. Je me contente d’observer le massif du Djurdjura depuis un balcon. Quelqu’un dit : « Vous pourriez aller voir le site romain, c’est aussi sur le bord de mer. » Des ruines antiques pour tuer le temps et attendre que la neige fonde. Le lendemain, des collègues de l’université m’emmènent visiter Tigzirt, l’antique Omnium, dont la grande basilique regarde le large. La route que nous empruntons est aussi sinueuse que celle qui relie Koukou à Azeffoun, me dit-on. Les virages serrés invitent le conducteur à la prudence. Le dénivelé est prononcé : on passe de 940 à 436 m d’altitude en une trentaine de kilomètres.

La construction du réseau routier algérien a débuté en 1864, un peu avant les fouilles du site antique que nous allons visiter. Auparavant, des voies étroites et escarpées reliaient les villages de la montagne à la mer. Aux XVIe et XVIIe siècles, les ambassadeurs et les émissaires des seigneurs de Koukou qui se rendaient en Espagne allaient jusqu’à Béjaïa (Bougie à l’époque coloniale) ou Azeffoun. Porteurs de lettres et à quelques occasions de livres, ils s’embarquaient pour Carthagène ou Majorque d’où ils rejoignaient la cour. Des délégations hispaniques qui allaient dans le Djurdjura faisaient le même chemin en sens inverse. Elles empruntaient des sentiers rocailleux et pentus, à cheval, à dos de mulet ou à pied, chargées de missives royales, d’armes de guerre et de cadeaux diplomatiques. Les gens de Koukou, en bons connaisseurs du terrain, leur servaient de guides.

En descendant de voiture, je me dis que le splendide paysage qui s’offre à mes yeux n’a gardé aucune trace de ce passé « moderne », pourtant bien plus proche que celui auquel appartiennent les colonnes de la basilique antique que je m’apprête à visiter. Puis, je me ravise : ce site n’était pas tel qu’il est aujourd’hui à l’époque où les seigneurs de Koukou envoyaient des émissaires en Espagne. Il a été fouillé et mis en valeur, au XIXe siècle, par les archéologues de la Mission archéologique française qui, au fur et à mesure que s’étendait la conquête, faisaient l’inventaire des traces d’un passé antique supposément enseveli par l’Islam. Les conquérants français se voulaient les découvreurs de l’Antiquité au Maghreb. Les sites surgissaient nombreux, au moment même où l’histoire du royaume de Koukou, réduite à sa plus simple expression dans les ouvrages coloniaux, était sur le point de disparaître.

À Tigzirt, je demande si quelqu’un a connaissance d’une forteresse qui se trouvait sur le mont Tamgout, à quelques kilomètres de là, un poste de garde à partir duquel les gens de Koukou surveillaient l’arrivée des navires amis en provenance d’Espagne. Ce mont (1 252 m) est le point culminant de la Kabylie maritime. Entouré d’un massif forestier de 3 800 hectares, il se situe dans la daïra d’Azeffoun (wilaya de Tizi-Ouzou). Ma question demeure sans réponse. Ce passé-là s’est-il lentement écroulé, sans que l’on cherche à en conserver la trace ? Ou bien les ronces ont-elles envahi les ruines de cette forteresse au point de la rendre invisible pendant que des débats houleux sur l’identification du site antique où nous nous trouvons agitaient les producteurs de savoirs coloniaux [3]? À mon retour d’Algérie, j’apprends qu’un an plus tôt des villageois ont réhabilité une fontaine située au sommet du mont Tamgout. La forêt qui se déploie sur ses pentes, lieu prisé des randonneurs, en compte d’autres. À l’époque romaine, elles avaient permis d’alimenter Azeffoun en eau douce grâce à un système de canalisations « en tuile et pierre taillée », note La Dépêche de Kabylie. Sans aller si loin, ces sources ont sans doute aussi alimenté la forteresse de Tamgout et abreuvé tous ceux qui allaient et venaient entre le littoral et Koukou.

Dès les premières décennies du XVIe siècle, les seigneurs de Koukou furent des figures importantes de la scène maghrébine et, plus largement, de l’aire méditerranéenne. Leur histoire s’inscrit dans celle d’un Maghreb en pleine reconfiguration politique, dont l’historiographie européenne a essentiellement retenu qu’il fut convoité par deux grands empires, celui des Habsbourg et celui des Osmanlis. Cette approche surplombante des rivalités impériales a laissé penser qu’il suffisait d’évaluer les intérêts et l’engagement d’un empire et de l’autre pour écrire l’histoire de cette région [4]. Les acteurs locaux n’auraient assisté qu’en simples spectateurs à la construction d’un espace politique dans lequel ils auraient été peu investis, celui des provinces ottomanes d’Alger. Tantôt proches des Ottomans venus d’Orient, tantôt alliés aux « Infidèles », les élites politiques du Maghreb pré-ottoman auraient silencieusement disparu de la scène politique maghrébine, laissant derrière eux un monde rural bruyant et anomique toujours prêt à prendre les armes. Les souverains hafsides de Tunis et zianides de Tlemcen, les princes de Béjaïa et la myriade d’autorités locales qui leur étaient rattachées auraient cédé progressivement aux Ottomans tandis que les villes se seraient peuplées de corsaires engagés dans le jihâd, mettant à feu et à sang les territoires méridionaux des Habsbourg. Telle est la version la plus répandue d’une histoire complexe qui mérite qu’on lui accorde plus d’attention.

Carte de la province ottomane d’Alger (XVIIe siècle). Pierre DUVAL, « Description du royaume d’Alger » (document cartographique), Paris, Collection Baudrand, 1665. © BNF.

[…]

Cet ouvrage se décline en neuf chapitres et un épilogue. Le premier est de nature historiographique. Il vise à restituer ce à quoi le discours colonial français a réduit l’histoire des sociétés de l’intérieur du Maghreb, mais aussi à faire émerger celui des historiographies algérienne, ottomane et espagnole qui au cours du moment colonial interrogeaient autrement le passé de cette région. Atténuer la voix de stentor des auteurs français pour faire surgir une polyphonie qui permet de relativiser sa toute-puissance est une étape nécessaire avant de se confronter aux sources. L’enquête documentaire qui est menée par la suite s’articule en deux temps. Le premier, dont les résultats sont exposés dans les parties deux à quatre, se situe au XVIe siècle et concerne le contexte dans lequel émerge le royaume de Koukou, période où se forgent aussi les premiers contacts avec les Espagnols. Le second, dont les résultats sont développés dans les chapitres cinq et six concerne la période au cours de laquelle les bel Cadi et les Habsbourg firent alliance dans le but de conquérir Alger conjointement. Cela débute au cours des années 1590, moment où Amar ben Amar bel Cadi accède au pouvoir à Koukou et se termine en 1619 avec la dernière ambassade envoyée par les Habsbourg dans le Djurdjura et la mort de ce roi de Koukou. Nous y examinons attentivement la manière dont se forgent les liens entre ces partenaires, ainsi que le contexte dans lequel se déroulent les ambassades envoyées par Amar ben Amar bel Cadi à la cour d’Espagne. Nous nous interrogeons aussi sur les orientations suivies par la Couronne d’Espagne dans sa politique à l’égard de l’Islam. Dans un troisième temps, qui correspond aux chapitres sept, huit et neuf, nous menons l’enquête au ras du sol en déplaçant notre regard vers les marges méditerranéennes de l’Empire hispanique (l’île de Majorque et le préside d’Oran), puis vers les bagnes d’Alger, pour ensuite remonter sur l’échafaudage et poser, en contre-plongée, la question de la durée : comment Koukou et l’Espagne « tiennent si longtemps ensemble » [5] ? Répondre à cette question implique, entre autres choses, de mettre à contribution les apports de l’histoire globale et de l’histoire connectée [6]. L’épilogue nous permet de réfléchir au moment où les « archives du contact » se raréfient et celui où l’histoire des relations diplomatiques entre Koukou et l’Espagne prend fin. Il est aussi l’occasion de faire sortir de l’ombre des personnages féminins, en les faisant passer du domaine du mythe à celui de l’histoire ou plus exactement en permettant à ces mythes d’avoir une histoire.

Le fil rouge de ce travail consiste à reconstituer l’histoire du royaume de Koukou tout en faisant résonner une interrogation méthodologique, qui demeure présente jusqu’à la fin de l’ouvrage. Comment faut-il procéder pour faire ressurgir la densité de ce qui a été mis à l’écart par le discours colonial : laver à grande eau la surface de travail pour éliminer la macule d’un autre temps ou bien pénétrer dans le bric-à-brac poussiéreux dans lequel se heurtent, l’une contre l’autre, les nombreuses bribes parvenues jusqu’à nous ? Nous avons choisi cette dernière option. Rassembler les sources, établir des connexions, trier les versions, restaurer la chronologie des faits permet de rendre intelligible les circonstances dans lesquelles se construisirent les contacts entre l’Europe et l’Islam à l’époque moderne tout en faisant l’histoire de leur enfouissement.Lire toute l’introduction et le premier chapitre sur le site de l’éditeur

[1] En Algérie, la daïra est une subdivision de la région (wilaya).

[2] La commune d’Aït Yahia est composée de plusieurs villages dont celui de Koukou.

[3] Jean-Pierre LAPORTE, « La grande basilique de Tigzirt », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, no 1, 1996, p. 249-270.

[4] Les grands récits portant sur l’histoire du Maghreb insistent sur les rivalités impériales dont la région est l’objet à l’époque moderne. Charles-André JULIEN, Histoire de l’Afrique du Nord : des origines à 1830, Payot, 1994, p. 625-686. Les ouvrages et publications portant sur la période ottomane sont centrés sur Alger, Lemnouar MEROUCHE, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, Paris, Bouchène, 2007. L’intérêt pour les villes de l’intérieur demeure exceptionnel, Isabelle GRANGAUD, La ville imprenable – Une histoire sociale de Constantine au XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 2002.

[5] Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil, 1996 et Carlo GINZBURG, Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998.

[6] Zoltán BIEDERMANN, « Three Ways of Locating the Global : Microhistorical Challenges in the Study of Early Transcontinental Diplomacy », Past & Present, vol. 242, no 14, 2019, p. 110–141 et Romain BERTRAND et Guillaume CALAFAT, « La microhistoire globale : affaire(s) à suivre », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 73, no 1, 2018, p. 1-18.

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