Coloniser – Exterminer – Sur la guerre et l’État colonial, éditions Fayard, janvier 2005, 366 pages, 22 euros.
Les conflits coloniaux du XIXe siècle ont vu naître des logiques qui ont ravagé le monde du XXe siècle.
par Jérôme-Alexandre Nielsberg
Article paru dans l’édition du 12 février 2005 de l’Humanité.
« Messieurs, voilà la colonisation ! Elle ne crée pas immédiatement les richesses, mais elle crée le mobile du travail ; elle multiplie la vie, le mouvement social ; elle préserve le corps politique, ou de cette langueur qui l’énerve, ou de cette surabondance de forces sans emploi, qui éclate tôt ou tard en révolutions et en catastrophes. » Ces quelques phrases, écrites par Lamartine en 1834, rappellent à quel degré s’était implantée dans les têtes des parlementaires français la croyance d’une « nécessité » : celle de la colonisation de l’Afrique. De la fin de la régence d’Alger jusqu’à la reddition d’Abd el-Kader, cette « nécessité » a justifié, nous le savons, les pires exactions.
Pour comprendre la colonisation, explique Olivier Le Cour Grandmaison, ce que dit Lamartine doit cependant être conjugué au contenu d’une note militaire rédigée quelque cent vingt-deux ans plus tard, soit en 1956 : Bugeaud, le grand vainqueur de l’Algérie, l’a dit avant nous, « le seul moyen de faire céder (les rebelles) est de s’attaquer à leurs intérêts, leurs femmes au premier plan » 1. Si, comme l’affirme le politologue, « il ne s’agit pas d’affirmer que, de 1830 à 1962, le « même » fut toujours à l’oeuvre », force est de constater l’étonnante continuité de certaines logiques et pratiques, seules à même de rendre compte de « la réitération des massacres perpétrés » par les hommes durant les deux derniers siècles. D’abord, empire et extermination – à condition de redonner à ce terme son sens d’avant la Shoah – sont les deux faces de la même médaille coloniale.
Mais Olivier Le Cour Grandmaison va plus loin. Il montre, c’est sa deuxième thèse, et démontre que les principes de la guerre totale mis en oeuvre une première fois lors des guerres coloniales, ont par la suite trouvé d’autres temps et terrains de réalisation. Deux exemples : en juin 1848, les forces de l’ordre ont appliqué contre la population française les « moyens algériens », selon l’expression d’Engels, qui avaient fait le « succès » de certains officiers supérieurs en Algérie ; dans un autre registre, l’internement administratif est « exemplaire, écrit l’auteur, de ce processus qui a vu une mesure d’exception, employée contre les « indigènes », devenir la règle dans l’empire et se banaliser avant d’être intégrée à la législation opposable aux Français résidant en métropole. C’était à la veille de la Seconde Guerre mondiale, puis sous le régime de Vichy ; les réfugiés républicains espagnols, les communistes français, puis, après l’adoption de la loi du 3 septembre 1940, les « traîtres à la patrie » et les juifs étrangers en vertu d’une législation adoptée le 4 octobre de la même année, furent victimes de ces mesures ».
Est-ce à dire que, pour Olivier Le Cour Grandmaison, la France serait restée, jusqu’à aujourd’hui, et par le biais de sa juridiction, coloniale ? Bien sûr que non ! Seulement, notre histoire est bien moins sujette à rupture que l’éclatement et la spécialisation universitaire pourraient le faire croire. L’étude « dédisciplinarisée » (un adjectif que Le Cour Grandmaison emprunte à Foucault) qui nous est proposée défend plus simplement cette évidence, voilée sous le vocabulaire d’une époque très friande de philosophie politique : « Les conflits coloniaux menés par les grandes puissances européennes sur divers continents ont été l’occasion d’expérimenter des tactiques et des techniques nouvelles » que nous avons ensuite retrouvées dans des situations pour lesquelles elles n’avaient pas été envisagées. Qu’il s’agisse de la mitrailleuse, inventée en 1884 par les troupes coloniales britanniques, de l’empire ou de l’État d’exception.
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Table des matières
INTRODUCTION
• L’Algérie : « une question de salut public et d’honneur national» , p 7
• Sur la guerre et l’État colonial, p 17
• Contre l’enfermement chronologique et disciplinaire, p 22
CHAPITRE PREMIER. – DES « ARABES »
• Paresse, domination de la nature et sélection des races, p 29
L’Arabe est toujours semblable à lui-même »
Piraterie, « hordes arabes » et « belle race berbère »
Remarque 1 : Engels et Marx : le colonialisme au service de l’« Histoire » universelle
Paresse, agriculture et cheptellisation des hommes
• Sexualité, perversions et hygiène raciale, p 60
De la dépravation masculine,
De la débauche féminine et de ses effets,
«Contagion arabe » et santé publique
• Sauvages et barbares : animalisation et bestialisation, p 81
Petit portrait du Noir en « animal domestique »,
Barbares, islam et guerre des civilisations,
L’« Arabe » : une « bête féroce »
CHAPITRE 2. – GUERRE AUX « ARABES » ET GUERRE DES RACES.
• De la guerre aux « Arabes », p 95
Tocqueville et la guerre de conquête
« On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main».Pacifier, coloniser et refouler –
De la militarisation de la société coloniale. De la dissolution de l’« élément arabe ».
• De la guerre des races, p. 114
Sur l’anéantissement des « Arabes »
Faire mourir pour faire vivre : extermination, génocide et espace vital « Des races humaines […] vouées à la destruction ». « Que l’inférieur soit sacrifié au supérieur». Le «berceau trop étroit» des peuples européens.
CHAPITRE 3. – DE LA GUERRE COLONIALE
• Massacrer, ruiner, terroriser, p 138
Sur les enfumades.
Des tueries ordonnées et modernes – Une histoire apologétique.Razzias et destructions. «J’ai laissé sur mon passage un vaste incendie ».
Tortures, mutilations, profanations.
Supplicier les vivants – Outrager les morts.Remarque 2 – Violences et dévastations coloniales : notes sur Au cœur des ténèbres, de J. Conrad.
Cimetières et « déchets » humains.
• Une guerre totale p. 173
Guerre conventionnelle et guerre coloniale.
Des conflits réglés – «La guerre » d’Algérie « est tout exceptionnelle» .Colonisation, dépopulation et « brutalisation ». De la « diminution de nos Arabes » – « L’extermination est le procédé le plus élémentaire de la colonisation ».
CHAPITRE 4. – L’ÉTAT COLONIAL : UN ÉTAT D’EXCEPTION PERMANENT
• « Pouvoir du sabre » ou pouvoir civil, p. 201
Du « pouvoir du sabre ».
L’internement administratif : histoire et diffusion d’une technique répressive – La responsabilité collective : de la colonie à la terreur totalitaire – Le séquestre : une spoliation légale.
De la dictature en Algérie.
Urgence et pleins pouvoirs – Bureaux arabes et pouvoir en réseau – « – Race victorieuse » et « race vaincue ».Du pouvoir civil. « La force pour les Arabes, le droit pour les colons » – Institutions communales et colonisation.
• Sur le Code de l’indigénat, p. 247
Vae victis – « Une monstruosité juridique » .
Assujettissement, discriminations, sacute;grégation – Des infractions « toutes spéciales ».
Remarque 3 – De la condition des colonisés au(x) statut(s) des Juifs sous Vichy.
CHAPITRE 5. – LA « COLONIALE » CONTRE LA « SOCIALE »
• Des barbares de l’intérieur, p 278
Du « racisme de classe ».
L’«émeute» : «ce monstre désorganisateur».
• L’« Algérie » : « une question de sécurité sociale », p. 292
Anéantir les « révolutions »
Déportations et épuration.
Droit au travail et colonisation
• Juin 1848 : sus aux « Bédouins de la métropole », p 308
Les « Africains » au secours de l’ordre
De la guerre coloniale à la guerre civile
CONCLUSION
INDEX DES NOMS DE PERSONNES
INDEX THÉMATIQUE