Malika RAHAL, chargée de recherches au CNRS,
lauréate du GRAND PRIX DES RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE
Malika Rahal historienne chargée de recherches au CNRS, est spécialiste de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Elle dirige depuis janvier 2022 : l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Elle est notamment l’auteure d’une biographie d’Ali Boumendjel (Belles Lettres , 2011 réédité en poche aux Editions La Découverte en janvier 2022).
La remise du prix
dans les neuf premières minutes du film ci-dessous
éditions La Découverte, 2022 (493 pages).
En Algérie, l’année 1962 est à la fois la fin d’une guerre et la difficile transition vers la paix. Mettant fin à une longue colonisation française marquée par une combinaison rare de violence et d’acculturation, elle voit l’émergence d’un État algérien d’abord soucieux d’assurer sa propre stabilité et la survie de sa population. Si, dans les pays du Sud, cette date est devenue le symbole de l’ensemble des indépendances des peuples colonisés, en France, 1962 est connue surtout par les expériences des pieds-noirs et des harkis. En Algérie, l’historiographie de l’année 1962 se réduit pour l’essentiel à la crise politique du FLN et aux luttes fratricides qui l’ont accompagnée. Mais on connaît encore très mal l’expérience des habitants du pays qui y restent alors.
D’où l’importance de ce livre, qui entend restituer la façon dont la période a été vécue par cette majorité. L’année 1962 est scandée par trois moments : cessez-le-feu d’Évian du 19 mars, Indépendance de juillet, proclamation de la République algérienne le 25 septembre. L’histoire politique qu’ils dessinent cache des expériences vécues, que restitue finement Malika Rahal au fil d’une enquête mobilisant témoignages, autobiographies, photographies et films, chansons et poèmes. Émerge ainsi une histoire populaire largement absente des approches classiques : en faisant place au désespoir des Français d’Algérie dont le monde s’effondre – désarroi qui nourrit la violence de l’OAS –, elle relate le retour de 300 000 réfugiés algériens de Tunisie et du Maroc, la libération des camps de concentration où était détenu un quart de la population colonisée, ou la libération des prisons, ainsi que les spectaculaires festivités populaires. L’ouvrage décrit des expériences collectives fondatrices pour le pays qui naît à l’Indépendance : la démobilisation et la reconversion de l’Armée de libération nationale, la recherche des morts et disparus par leurs proches, l’occupation des logements et terres laissés par ceux qui ont fui le pays. Une fresque sans équivalent, de bout en bout passionnante.
Malika Rahal effectue en novembre 2022
un séjour de recherches en Algérie notamment au nom du site 1000autres.org
auquel contribue aussi l’historien Fabrice Riceputi
Les enlevés. Cartographie de la disparition forcée
durant la « bataille d’Alger »
par Malika Rahal, publié le 13 novembre 2022 sur le site Texture du temps.
Source
Ce matin, à l’occasion d’une présentation au forum du journal El Moudjahid (Voir le film de ce forum, durée 1h24.), à Alger, Fabrice Riceputi et moi-même avons eu l’occasion de présenter notre projet Mille autres sur la disparition forcée durant la grande répression d’Alger, dite « bataille d’Alger » (1957-1958)1. Le projet documente les cas des personnes enlevées (مختطفون) par les parachutistes français, dont beaucoup ne sont jamais réapparus. La rencontre nous a donné l’opportunité de rencontrer plusieurs proches de disparus et de revoir certaines personnes interviewées en 2019, avant la crise du covid. Certains ont d’ailleurs pris le micro pour raconter leur histoire.
À cette occasion, nous avons projeté une carte, première et provisoire production cartographique du projet réalisée en collaboration avec le cartographe Jeremy Masse.
Elle a été construite à partir d’un échantillon de cas documentés sur le site du projet (ceux dont le nom commence par la lettre A en alphabet latin). La carte indique — lorsque ces informations sont connues — l’adresse du domicile et du travail de chaque personne enlevée, ainsi que le lieu où elle a été kidnappée. Ce travail de localisation à partir des adresses de l’époque, alors que les noms des rues et des quartiers ont changé, est long et fastidieux. Il s’agissait de voir à partir de quelques cas s’il permettait un gain substantiel de connaissance.
L’on voit sur la carte se dessiner la géographie d’un événement qui est loin d’être cantonné à la seule Casbah, mais concerne en fait tous les quartiers algériens de la ville d’Alger (l’on voit d’ores et déjà apparaître les quartiers de Clos Salembier —Madania—, la Redoute, Champ-de-Manoeuvre —Premier Mai— ou Belcourt —Belouizdad. Mais il faudra placer d’avantage de cas pour les voir plus clairement.
Par ailleurs nous avons placé sur la carte les lieux de détention, formels ou informels, mentionnés par les familles et dans les archives lorsqu’ils ont pu être localisés avec précision. Les proches y ont souvent recherché leurs disparus et, parfois, ont pu les apercevoir. Plusieurs de ces lieux sont des lieux de torture déjà connus, comme la villa Sésini, ou les écoles Sarrouy et Gambetta du quartier de Soustara, de la galerie desquelles a été jetée Ourida Meddad et où a été torturée la militante Zhor Zerrari2.
La carte indique également des lieux moins connus, comme la villa Mireille (sur le boulevard Bru, le boulevard des Martyrs actuel). À son sujet, l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani3 nous communique des détails : il avait été habité par trois institutrices membres du Parti communiste algérien (Colette Grégoire, Arlette Bourgel et Claudine Lacascade). Elles hébergeaient des militants et militantes clandestines recherchées (Raymonde Peschard, André Beckouche et Roger Perlès). Lorsque, le 28 février 1957, les parachutistes ont pris la villa, ils en ont fait un lieu de transit pour les détenus, avant et après leur passage par la Villa Sésini, où ils étaient torturés.
La carte permet de les retrouver dans la ville un par un. Sans surprise, on réalise que les anciennes casernes de l’armée française ont été réutilisées par l’armée algérienne. Mais aussi que des villas dans lesquelles des détenus ont été torturés sont aujourd’hui habitées ou occupées, à l’instar de l’ancien Palais Klein, dans la Casbah, devenu Dar as-Souf. Il y a quelques jours, lors d’une visite du quartier, des habitants se souvenaient que, dans leur enfance, peu avant ou après l’Indépendance, ils tenaient cette maison, qui serait l’ancienne villa Mireille, pour hantée (دار مسكونة).
À travers la densité des triangles rouges représentant les lieux de détention et de torture, cette première carte commence donc à révéler l’intensité de la violence. Quant à l’anecdote de la maison hantée, elle indique la durée de l’empreinte que laisse dans les mémoires l’existence de tels lieux.
Et la suite ?
La carte actuelle est provisoire. La carte finale devra documenter l’ensemble des cas collectés sur le site. Elle devra aussi permettre d’avoir une vision géographique plus ample, en montrant l’ensemble du département d’Alger de l’époque.
En attendant, l’essentiel qui consiste à retrouver les familles de disparu, à collecter leurs souvenirs, photos et les documents qu’elles ont pu conserver continue.
Détail de la une du site du projet Mille autres
- Le projet est soutenu par l’Association Josette et Maurice Audin, le site Histoire coloniale, l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS-Paris 8) et par la plateforme Mémoire&Résilience de l’INSHS du CNRS.
- Voir à ce sujet l’enquête de la journaliste Beaugé Florence, Algérie, une guerre sans gloire : Histoire d’une enquête, Paris, Calmann-Lévy, 2005, 299 p.
- Auteur de Le Foll-Luciani Pierre-Jean, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965), Rennes, Presses universitaires de Rennes (coll. « Histoire »), 2015, 576 p.