Fès, été 1955
Un film de Abdelhaï Laraki (A2L Production. Maroc. 2024).
Par Didier Folléas pour histoirecoloniale.net
C’est l’aïd, mais on ne sacrifiera pas de mouton cette année. Ainsi en a décidé la résistance. Et gare à ceux qui contreviendraient au mot d’ordre. Pas de réjouissances tant que le sultan Sidi Mohammed ben Youssef, futur Mohammed V, restera en exil à Madagascar où il a été déporté deux ans auparavant. Triste anniversaire d’une destitution, point final d’un complot. Celui-ci fut monté par le résident général du Protectorat français, Augustin Guillaume, et quelques féodaux menés par Thami El Glaoui, pacha de Marrakech. Alors, dans la vieille ville de Fès aux lumières magnifiées par un chef opérateur de talent, c’est l’émeute.
Kamal et Aïcha
L’originalité du réalisateur, Abdelhaï Laraki, est de nous plonger dans cette histoire avec les yeux et les oreilles d’un gamin de la médina, Kamal. Formidable interprète, il est lui-même issu des quartiers du tournage. Dans ce film, il saute de terrasse en terrasse, dévale des toits de tuiles vertes de la vénérable mosquée Qaraouiyine, déjoue le labyrinthe des ruelles qu’il connaît comme sa poche. Sa course est initiatique. Kamal en a trop vu, trop entendu. En quelques heures, il bascule de l’insouciance de l’enfance à « la guerre », comme il dit. C’est par révolte mais aussi par amour pour la belle Aïcha. Les deux vont souvent ensemble.
Le Gavroche de la ville sainte sera agent de liaison du mouvement national, avec pour seule arme sa toupie de bois dur. Que voit Kamal, qu’entend-il ? La répression raciste et brutale assénée par un chef de police à bout de nerfs. Les coups de matraques, les rafales de pistolets mitrailleurs à l’aveugle de ses sbires, métropolitains et goumiers. Il voit les manifestants s’écrouler sous les balles, la grève des boutiquiers, les corps martyrisés des passionarias en cheveux et linges immaculés. Elles sont portées à l’épaule jusqu’au cimetière par des militants enchaînant à pleins poumons prières et chants révolutionnaires. Kamal voit les dépouilles sanglantes des résistants jetées la nuit dans l’oued Bou Khrareb, l’égoût des tanneries.
Après la torture. Il surprend, plus loin, les conciliabules enflammés des étudiants de la Qaraouiyine, à l’abri sous les nefs de l’antique université fondée par une femme au IXème siècle, Fatima al-Fihriya. Vestes à l’européenne mais tarbouches rouges sur la tête, ils rêvent d’indépendance, de liberté et de servir le peuple. Leurs regards se tournent vers l’Égypte et le Proche-Orient où la modernité arabe est en ébullition.
Affranchie de l’autorité paternelle, Aïcha prend toute sa part dans les débats et les coups de main. Aucun de ses compagnons de lutte ne s’offusque qu’elle soit lettrée et dévoilée. En suivant le petit Kamal dans ses péripéties, nous voyons encore les attentats, les tortionnaires qu’on abat, les collabos qu’on élimine. Plusieurs parviendront à sauver leurs peaux jusqu’au dernier quart d’heure, celui où l’on retourne sa veste. Alors, c’est avec un zèle démonstratif qu’ils agiteront portraits du sultan et drapeaux étoilés après avoir donné leurs frères.
Les femmes
Et voilà la question des femmes combattantes, l’autre parti pris fort d’Abdelhaï Laraki. Si la production de ce film est entièrement marocaine, la post-production s’est faite dans les meilleurs studios de Marseille. Il en ressort une bande son particulièrement soignée. Les youyous lancés par les femmes du haut des terrasses rythment le récit. Ils galvanisent les militants, alertent des dangers, dénoncent les violences, annoncent les lendemains qui chantent. Ces youyous, armes psychologiques redoutables impossibles à faire taire, exaspèrent les troupes d’occupation. Ils leur minent le moral. Dans l’histoire du mouvement national marocain, les femmes exercent un rôle de poids, qu’elles soient issues des milieux les plus populaires ou de la bourgeoisie nationaliste. Dès les années trente, certaines ont milité ardemment pour l’instruction des petites filles face à un protectorat longtemps rétif en la matière. Il changera son fusil d’épaule à la fin des années quarante, bien tardivement. Malika Belmehdi El Fassi, éduquée en arabe comme en français par la volonté d’un père éclairé, en est une des figures majeures. Dès 1947, elle a obtenu de son mari, directeur de la Qaraouiyine, l’ouverture d’une section secondaire et universitaire pour jeunes filles. Elle fut la seule femme signataire du Manifeste de l’Indépendance, rédigé à Fès en 1944. Elle basculera ensuite dans le soutien à la lutte armée. Il est également important de mentionner le discours de la princesse Lalla Aïcha lors de la visite remarquée de son père, Sidi Mohammed ben Youssef, à Tanger en avril 1947. Dans son allocution, prononcée avec audace à visage découvert, elle avait insisté sur la nécessité de l’émancipation des jeunes filles par l’éducation.
Puis, toujours par le truchement de Kamal, nous rencontrons ces femmes, aristocrates en caftans raffinés ou femmes du peuple laborieuses, toutes interprétées avec brio. Gardiennes de la mémoire d’une fierté multiséculaire, elles savent et transmettent que l’adversaire n’est pas invincible. De fait, pour les porteurs de sabre, même à la mitrailleuse, à l’artillerie lourde et aux gaz de combat, la « pacification » du Maroc ne fut pas une promenade de santé. Les combats en Chaouïa, arrière-pays de Casablanca, ceux contre les Zayanes de Moha ou Hammou à Khénifra ou contre les commandos d’Abdelkrim al Khattabi dans le Rif ont laissé des souvenirs douloureux à Lyautey, comme à ses successeurs.
Enfin, nous retrouvons Aïcha échappée de son riad familial protecteur et cossu. Vainquant ses peurs, la voici de toit en toit à la suite de son guide Kamal pour être là ou l’action se passe. Certains jugeront peut-être son allure et son jeu un peu trop actuels. Nous leur répondrons qu’un « film historique » parle au moins autant de la période à laquelle il est réalisé que du passé auquel se réfère son scénario. Dès lors, concédons à l’actrice ses clins d’oeil que bien des Marocaines d’aujourd’hui auront capté cinq sur cinq.
Un moment historique très peu traité par le cinéma
Bien sûr, Fès, été 1955 ne dit pas tout des événements qui secouent alors le Maroc. Le projet du scénario est de resserrer l’espace et le temps pour aller à l’os en condensant le processus révolutionnaire. Un cinéaste n’est pas un historien, de même que la fonction d’un historien n’est pas de faire de la fiction. L’intention profonde du réalisateur est de porter à l’écran des mémoires, des images et des émotions sur un instant crucial de l’histoire contemporaine du Maroc. Or, étrangement, celui-là a été très peu traité au cinéma. Ne parlons pas des inévitables montages d’archives diffusés sur les chaînes nationales à chaque commémoration. Ils ont sans doute leur raison d’être s’il s’agit de raviver périodiquement un récit patriotique fondateur, même au prix de figures narratives attendues. Chaque société a ses mythes.
En rupture, A. Laraki propose un point de vue dépoussiéré. Sa matrice subjective est faite des quelques réminiscences héritées de sa petite enfance fassie, ou recueillies dans la voix des témoins qu’il a interrogés. Le contexte général est donc sciemment évacué dans le hors-champ.
Quels éléments peuvent nous permettre de mieux décrypter les motivations et les stratégies des protagonistes à l’action sur la toile ? Résumons très brièvement en élargissant le cadre. Depuis le début des années 50, le Maroc est à feu et à sang. Le mouvement national monte en puissance. Aux côtés du Parti de l’Istiqlal, du Parti démocrate de l’indépendance et du Parti communiste marocain, les syndicats jouent désormais un rôle décisif. Ceux-ci n’ont fait que se muscler à Casablanca depuis les émeutes du bidonville des Carrières centrales et la répression qui a suivi. Dans ce bastion ouvrier, devenu l’épicentre de l’insurrection, l’armée tire dans le tas, sans état d’âme. Les leaders politiques ou syndicaux sont arrêtés, souvent torturés. Les bombes éclatent au Marché central et dans les cafés de Mers-Sultan, lieux fréquentés par les Européens.
Pour sa part, la Main Rouge, officine des colons ultras et des services secrets, sème la terreur dans les quartiers musulmans. Elle s’en prend aussi aux Français libéraux engagés pour l’indépendance, parfois jusqu’à l’assassinat. Déjà présents en Tunisie, ces activistes du parti colonial seront bientôt à la manœuvre en Algérie. Rien n’y fait, le soulèvement gagne l’ensemble du royaume, de Rabat à Marrakech, des mines de Khouribga à celles de Jerrada. Au nord, l’Armée de libération nationale passe à l’offensive contre les colonnes françaises.
Déjà aux prises avec le FLN algérien, dénoncée à la tribune de l’ONU pour ses méthodes, la IVe République se résout à négocier in extremis. Sous la houlette d’Edgar Faure, les pourparlers avec diverses personnalités marocaines commencent en août 1955 à Aix-les-Bains. Ils aboutiront au retour du sultan et à l’abrogation du protectorat. Voilà les faits qui incitent les résistants de Fès à monter en radicalité durant cet été 1955.
Une lune vide ?
Enfin, avec subtilité, Abdelhaï Laraki nous offre une jolie leçon de cinéma quand il met en images le souvenir le plus intime qu’il porte toujours en lui. Dans une séquence située au début du film, d’innombrables femmes scrutent avec ferveur la lune depuis les terrasses de la ville. Elles sont convaincues d’y voir inscrit le visage bien-aimé du sultan banni. Quant à lui, le petit Kamal n’y observe qu’un astre vide. Alors, qu’est-ce qui importe le plus ? Ce que réfléchit l’écran de la salle obscure où ce que nous y projetons ? La réponse est donnée par l’enfant : si sa raison lui dit qu’il n’y a rien d’autre là-haut qu’un simple corps céleste, son cœur veut y lire le présage de la victoire. Le 16 novembre 1955, Sidi Mohammed ben Youssef rétabli sur son trône atterrit à Rabat. Il est accueilli par une marée humaine en délire. Deux jours plus tard, dans un discours resté fameux, il proclame l’indépendance du Maroc.
Didier Folléas, Casablanca, 10 décembre 2024