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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

le déni de l’histoire du passé colonial et ses conséquences, par Martine Timsit-Berthier

A l'occasion de la journée de commémoration de “l'autre 8 mai”, organisée le 8 mai 2011 par l'Espace Franco-algérien à Marseille, Martine Timsit-Berthier avait présenté une intervention centrée sur les conséquences en France du déni de l'histoire du passé colonial. Nous publions ci-dessous le texte de cet exposé, relu et corrigé par son auteure. Martine Timsit-Berthier, Neuro-Psychiatre et Docteur ès Sciences. Après avoir effectué ses études de Médecine et de Sciences à Paris et à Marseille (1954-1961), elle est retournée en Algérie en 1962, où elle a participé avec son mari le docteur Meyer Timsit, à la relance du service de Psychiatrie de l'hôpital Mustapha et à l'enseignement de la Physiologie du Système Nerveux à la Faculté de Médecine d'Alger (1962-1966).
A la suite du coup d'État du 19 Juin 1965, elle s'est exilée en Belgique où elle a travaillé à la Faculté de Médecine de Liège jusqu'en 1997. Installée dans la région toulonnaise, depuis sa retraite, elle participe à des consultations psychiatriques données dans le cadre d'une association donnant des soins à des populations en situation de précarité et aux demandeurs d’asile (Siloé-Toulon).1

Déni de l’histoire du passé colonial et ses conséquences

de 1945 à aujourd’hui

Quel mot retenir pour qualifier la façon dont l’histoire coloniale est bien souvent évoquée en France ?

Celui de “déni ”, qui a été choisi aujourd’hui, défini dans le vocabulaire de la Psychanalyse comme un « mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître une réalité perceptive qui l’angoisse » ? Mais c’est un terme qui est en relation avec la psychose.

Celui d’“aveuglement” qui traduit l’état d’une personne dont la raison est obscurcie ?

Mais, ne pourrait-on pas également, selon le contexte, parler d’“affirmations mensongères”, contraires à la vérité et faites sciemment dans l’intention de tromper ?

Dans tous les cas, on peut relever que notre relation avec ce passé colonial en Algérie comporte quelque chose qui est de l’ordre de la folie ou de la tromperie.

Comment en est-on arrivé là, cinquante ans après la fin de la guerre d’Algérie, cinquante ans après l’accession de l’Algérie à l’indépendance ?

J’avoue que je m’en étonne encore et je n’apporterai pas de réponse à cette question particulière, car je ne possède pas les compétences nécessaires : c’est aux politologues, sociologues et historiens de le faire.

Ce que je vais faire aujourd’hui, à la demande des organisateurs de l’Espace Franco-algérien, c’est simplement apporter mon témoignage, très individuel, très partiel, comme tout témoignage d’ailleurs.

En effet, j’ai vécu mon enfance en Algérie, de 1 an à 17 ans, âge auquel j’ai quitté ce pays pour aller faire des études de médecine à Paris. Et, très jeune, j’ai ressenti de façon globale et affective le malaise colonial, tant du côté des colonisateurs que du côté des colonisés, malaise que je n’ai pu rationaliser qu’après avoir vécu quelque temps en France et qui a peut être fondé ma vocation de psychiatre mais qui est certainement à l’origine de mon engagement résolu du côté des Algériens avec l’objectif clair et déterminé de détruire le système colonial.

Le système colonial

Pourquoi utiliser un tel concept ? Certains considèrent que le terme est trop général, que chaque colonie avait sa spécificité et que l’Algérie était une colonie de peuplement ce qui la rendait tout à fait particulière.

C’est pourtant le terme utilisé par Nicolas Sarkozy qui a déclaré, lors de son voyage en Algérie, en décembre 2007 : « Le système colonial a été profondément injuste et contraire aux trois mots fondateurs de notre République : “Liberté, Égalité, Fraternité”. »

Par « système », on entend un ensemble d’institutions et de pratiques économiques, politiques et juridiques qui détermine entièrement les rapports existant entre les différents individus. Le système colonial est certes complexe, hétérogène, mais il comporte des invariants et l’un d’entre eux, primordial, est la place qu’il attribue au colonisateur et au colonisé. Ainsi, le système ne dépend pas de la qualité des individus qui le constituent. Ceux-ci peuvent être bons ou cruels, cupides ou généreux. Mais il détermine un rapport particulier entre les êtres humains, et leur assigne un rôle dont ils sont prisonniers. Ce rôle a été décrit avec beaucoup de finesse par Albert Memmi en 1957, dans son livre Portrait du colonisateur et portrait du colonisé.

Je résumerai quelques éléments psychologiques qui m’ont paru particulièrement pertinents concernant le colonisateur.

Portait du colonisateur

Étranger, venu dans un pays par les hasards de l’histoire, le colonisateur a réussi non seulement à s’y faire une place mais surtout à prendre celle de « l’indigène » et à s’octroyer des privilèges à partir de lois qu’il a imposées. Il apparaît ainsi non seulement comme un privilégié mais comme un privilégié illégitime, c’est à dire un usurpateur.

Le problème est qu’il n’est ni plaisant ni facile de se considérer soi-même comme un être amoral et hors-la-loi. L’usurpateur a donc tout fait pour modifier cette situation et pour inscrire son action dans le respect de la loi et de la morale : c’est pourquoi il s’est employé à falsifier l’histoire dans le but de transformer son usurpation en légitimité. Pour cela, il a développé deux démarches :

  • insister sur l’infériorité des « indigènes » considérés comme un collectif anonyme où tous les individus sont identiques et considérés comme « non civilisés »,
  • démontrer ses propres mérites et ses qualités exceptionnelles. D’où sa rageuse obstination à l’auto-justification : l’affirmation de sa supériorité intellectuelle, culturelle et technique, permettant de légitimer son œuvre civilisatrice.

Ainsi, le colonisateur s’acharne à mettre en évidence les différences qu’il constate avec les colonisés et valorise ces différences à son profit. Bien plus, il présente ce qu’il considère comme des infériorités et des carences comme des traits définitifs et immuables, en un mot comme des caractéristiques d’origine biologique. C’est le fondement du racisme qui vise à déshumaniser l’autre, pour justifier sa propre violence et sa domination.

L’école psychiatrique d’Alger

Un exemple caricatural de ce mode de raisonnement est donné par la littérature publiée par l’école psychiatrique d’Alger, de 1925 à 1950. Partant de la constatation empirique que le taux de criminalité est important dans la société algérienne, plusieurs psychiatres, sous la direction du professeur Antoine Porot, vont en proposer une interprétation fonctionnelle et anatomique dans un esprit qui se prétendait strictement scientifique. Ainsi, ils introduisent un signifiant nouveau: le « primitivisme » et tentent de lui donner une assise neurologique.

Ce primitivisme proviendrait d’une disposition cérébrale particulière dont l’origine est à rechercher dans une immaturité génétiquement fixée. Ainsi, chez ces sujets, le cerveau inférieur (diencéphale) prédominerait sur les structures corticales supérieures.

Voici quelques citations qui défendent cette thèse: « L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est un être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale». « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale ». Cette thèse s’appuie sur des examens neurologiques, des examens radiologiques du crâne et des encéphalographies gazeuses.

Il est bien évident, pour ces différents auteurs, qu’aucune thérapeutique ne peut être envisagée pour pallier cet état de fait, posé d’emblée comme inné et irréversible.

Ces travaux amènent plusieurs réflexions

Ils illustrent tout d’abord la chimère d’un savoir « objectif », déconnecté du contexte historique et social et montre au contraire, de façon caricaturale, comment l’idéologie ambiante peut modeler le discours neurobiologique. En effet, des descriptions imaginaires d’anomalies cérébrales chez le colonisé, et leur publication dans des revues autorisées ont eu, pour le colonisateur, un double intérêt : elles ont permis de stigmatiser « l’indigène » en donnant une assise scientifique indiscutable à sa représentation péjorative et elles ont justifié la violence coloniale en la faisant passer pour une œuvre civilisatrice auprès d’êtres primitifs.

De plus, le langage scientifique a permis d’imposer une vue unidimensionnelle de l’homme colonisé, ramené à ses seules caractéristiques cérébrales, sans prendre en compte ni son histoire, ni sa culture. D’ailleurs la parole de « l’indigène » est d’autant plus ignorée qu’il s’exprime dans une langue que le colonisateur ne comprend pas et ne cherche pas à comprendre. Car il est impossible pour ce discours majoritaire d’imaginer, chez le colonisé, une existence autre que celle qu’il a décidée de lui infliger.

Outre la légitimation de la violence coloniale, ce discours comporte une forme de pouvoir subtil mais plus dangereuse encore que la violence réelle. Il induit chez le colonisé une tendance à accepter cette représentation négative et désespérante de lui-même. C’est ce qu’on a appelle la violence symbolique et il n’est pas facile, pour lui de s’en déprendre, dans la mesure où il est soumis aux images et aux concepts produits de façon massive par le colonisateur sans qu’à aucun moment la parole ne lui ait été donnée. Pour pouvoir échapper à ces stéréotypes, il lui faut, en effet, construire le langage de sa propre histoire, de sa complexité psychologique et de ses diversités individuelles.

Décalage avec soi-même

Il est difficile de traverser tant de confusions, tant de mensonges, tant de dénis. Il y avait trop de distance entre les notions de “liberté, égalité, fraternité” enseignées et le vécu quotidien dans l’Algérie coloniale.

Il est difficile de découvrir qu’on a raconté des mensonges à l’école, qu’on y a falsifié l’histoire et qu’on vous y a trompé.

Il est difficile aussi pour un colonisateur d’être de gauche car il a conscience d’une part qu’il ne peut améliorer le système colonial dont la destinée est d’être détruit, et que, d’autre part, il n’a pas sa place dans la future nation car, qu’il le veuille ou non, il est condamné à partager le destin du colonisateur.

Mais, il me semble que j’ai gagné dans toutes ces expériences un esprit critique, un désir d’approfondir les choses, une allergie aux concepts mystificateurs et aux formules toutes faites.

Pour terminer, j’en citerai deux :

  • Celui de la “guerre des mémoires”, expression que j’entends souvent et qui laisse supposer de nouveau une guerre civile, un affrontement meurtrier, avec un besoin de rendre légitime un nouvel ordre mémoriel.
    En effet, pourquoi parler de guerre ? Il y a des faits historiques douloureux, honteux, et il faut bien en faire état, sans plus, et les intégrer à l’ histoire de France, qui a des pages glorieuses et d’autres déshonorantes, comme toute autre nation.
  • Celui de “surenchère victimaire”, comme si les lois du marché pouvaient régir la souffrance humaine. Beaucoup de gens ont souffert en Algérie, tant du côté des colonisés que du côté des colonisateurs. La souffrance individuelle ne se mesure pas et ne s’échange pas. Celle des uns ne peut effacer celle des autres. Et on ne peut effacer le passé ! Il faut l’accepter, vivre avec, et, si possible le transcender.

Tout ce qu’on peut souhaiter, cinquante ans après la fin de cette guerre, c’est que ces souffrances ne soient pas trop lourdes aux épaules de nos descendants, franco-algériens et algéro-français, et qu’elles n’assombrissent pas leur avenir.

Martine Timsit-Berthier

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