J’ai commencé à m’intéresser à l’histoire algérienne en préparant ma thèse, en 1974, sur Messali Hadj, l’homme qui avait construit les premières organisations nationalistes algériennes, puis avait été vaincu par le FLN pendant la guerre d’Algérie. Le choix d’un directeur de recherches était délicat, peu de professeurs d’universités s’intéressaient dans le début des années 1970 à l’histoire algérienne.
Un nom cependant s’imposait, celui de Charles Robert Ageron, auteur d’une monumentale thèse sur Les Algériens musulmans en France soutenue en 1968. Je l’avais croisé pour la première fois dans un séminaire d’histoire à la faculté de Nanterre. Il était grand, impressionnant par sa corpulence physique, un mince collier de barbe entourait son visage.Mais il ne fallait se fier à ce physique de géant.Discret, quasi effacé, il était constamment à l’écoute de ses étudiants ou d’autres universitaires, et de sa voix calme s’attachait à révéler, par des expressions simples, les fissures et les ombres de l’histoire. Affable, souriant,il ne laissait rien paraître de ses désaccords intérieurs, sans pour autant renoncer à n’en faire qu’à sa tête, bref il était à l’opposé des tribuns, des orateurs aux voix assurées et puissantes que je pouvais entendre du haut les tribunes des meetings de l’époque.
Né en 1923 à Lyon, Charles Robert Ageron, agrégé d’histoire, avait rencontré l’Algérie en pleine guerre, au moment de la fameuse « Bataille d’Alger » en 1957, alors qu’il enseignait au lycée de cette ville. Il appartenait au groupe des « libéraux », ces hommes et ces femmes qui avaient cru possible une réconciliation des communautés en Algérie, et, qui, sans se prononcer de manière explicite pour l’indépendance de l’Algérie, se battaient pour la paix. Sa position, à la charnière des camps qui se déchiraient, complexe et ambiguë, m’intriguait rétrospectivement.
J’étais convaincu que l’indépendance algérienne était inéluctable, et que cette idée d’une conciliation sans rupture avec la France, manquait de réalisme. Cette position était toujours sévèrement jugée par les historiens de l’après indépendance. Les questions qu’Ageron soulevaient alors, celles des « occasions perdues » et des « bifurcations échouées » dans l’Algérie coloniale, m’apparaissaient plus pertinentes, à l’époque, que les certitudes définitives de ceux qui regardaient l’histoire déjà accomplie. En procédant de la sorte, il donnait plus d’épaisseur humaine aux situations historiques, en mouvement, en devenir, loin des victoires spectaculaires données d’avance.
C’est lui que j’ai choisi pour commencer mes recherches, il était alors professeur d’histoire contemporaine dans une université de province, à Tours, n’ayant pas pu imposer un enseignement d’histoire de la colonisation à la Sorbonne où il avait été assistant. En 1975, rue Richelieu, à Paris, dans le silence et le calme de la Bibliothèque Nationale, mes rencontres avec lui étaient des moments de coupure dans le tourbillon de la vie militante des années 1970. Nous allions dans la cour de la BN, ou au café, et il écoutait mes démonstrations laborieuses sur « la révolution algérienne » et la mise à l’écart des messalistes, les Algériens adversaires du Front de Libération Nationale (FLN)1. Puis il posait quelques questions me ramenant toujours aux faits, aux dates, aux personnages, aux archives.
Tout dans son récit était d’une logique irréfutable. Nous étions de part et d’autre d’un continent, l’histoire de l’Algérie et de la France, à explorer : j’étais dans la débrouillardise nomade de celui qui croit savoir, et va enfin révéler une vérité dissimulée ; il avait l’espièglerie de l’érudit qui patiente, face au culot désinvolte du jeune chercheur. Je lui apparaissais certainement comme un « cosaque de l’histoire » parcourant un siècle d’histoire algérienne à bride abattue, et il m’incitait, avec patience, à construire des typologies de faits,une sociologie des acteurs des mouvements politiques en situation coloniale.Il me demandait de ne pas concevoir cette histoire comme une machinerie à dénoncer perpétuellement sans préciser qui étaient les acteurs, comment fonctionnait le pouvoir colonial, bref, de construire des nuances.
Je possédais l’impatience du néophyte avançant en territoire inconnu, nouveau de cette histoire (l’élimination de militants algériens par d’autres militants….), et il me disait qu’il fallait s’appuyer sur les textes, suivre leur sédimentation, leur constitution, d’étudier les archives autrement.
J’ai aussi découvert, au fur et à mesure de nos entretiens un chercheur capable, contrairement aux apparences, de se remettre en question, de bousculer les certitudes acquises et d’accepter les critiques pour faire avancer les connaissances. La relation entre un étudiant et son directeur de recherche est, on le sait, éminemment complexe, toujours forte et particulière. A évoquer ce souvenir, c’est sans doute l’idée de confiance qui me vient d’emblée à l’esprit. Une confiance qui, une fois acquise allait de soi.
Le professeur Ageron m’a montré comment dissocier l’écriture de l’histoire de ses enjeux idéologiques. J’étais alors profondément marqué par mes engagements politiques à l’extrême gauche, dans la période toujours bouillonnante de l’après 19682. Il m’a appris à traquer les faits, à me défier des idéologies simples et « totalisantes », à chercher et croiser des sources, à ne pas me laisser séduire par les discours enthousiastes des acteurs-militants. Bref, à aller à la recherche du réel, à écrire l’histoire, à m’éloigner des rivages de la pure idéologie. Sous sa direction, j’ai soutenu en mai 1978 ma thèse à l’EHESS, avec un jury présidé par le regretté Jacques Berque, et où siégeait Annie Rey Goldzeiguer, auteur d’un grand livre sur le Royaume arabe au temps de Napoléon III3.
Puis il m’a encouragé à poursuivre dans le sens d’un plus grand dévoilement des histoires algériennes, ou françaises. C’était l’époque des séances du GERM (Groupe d’Etudes et de Recherches Maghrébines) qu’il animait. Je me souviens, en 1979-1983, des réunions de travail du samedi matin à la MSH où nous nous retrouvions en petit comité, en général une quinzaine de chercheurs. Il invitait les jeunes à livrer le fruit de leurs réflexions, ce que nous faisions bien volontiers. Puis il s’exprimait à son tour et parvenait, en quelques phrases, à structurer notre propos, explicitant les liens qui les sous-tendaient.
Au GERM, nous avons aussi écouté les interventions de l’historien Mohamed Harbi, du sociologue Abdelmalek Sayad avec qui je me suis lié d’amitié, ou les propos contradictoires de Charles-André Julien et René Gallissot, sur les rapports conflictuels entre nationalisme et communisme au Maghreb dans la période coloniale.
Puisque j’étais saisi, depuis l’âge de dix sept ans, et pour si longtemps, de cette passion typique du XXe siècle qu’est la politique, il parait raisonnable de se demander quel part cet engagement occupait dans mon activité universitaire, intellectuelle. C’est difficile à reconstruire.
Ma génération a vécu dans une atmosphère imprégnée de politique, et les affaires du vaste monde occupaient en permanence nos esprits. Le problème consistait à faire la distinction entre mes lectures personnelles, académiques, et les personnes que je voyais alors, engagées dans une activité militante.
Avec Charles Robert Ageron, il me fallait pratiquer les distances, les écarts voulus par le travail de l’historien avec les fidélités des milieux d’où je venais et que je fréquentais.
- Le FLN, qui a lancé la guerre contre la France le 1ier novembre 1954 s’est affronté à d’autres militants indépendantistes algériens, les partisans du Mouvement National Algérien de Messali Hadj. Le FLN l’emportera dans cette guerre fratricide.
- Sur mon engagement à l’extrême-gauche, voir La dernière génération d’octobre, Hachette, poche, 2008.
- Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1976.