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Le débat sur l’œuvre d’Albert Camus se poursuit

Notre page signalant la parution du livre d’Olivier Gloag, « Oublier Camus » et celle reprenant l’article de Sarra Grira, « Algérie. En finir avec le mythe Camus » ont suscité une réponse de la part de Faris Lounis et Christian Phéline. Un débat qu’il faudra poursuivre.

Histoire coloniale et postcoloniale a publié le 15 septembre 2023 une page intitulée « Deux lectures décoloniales de l’œuvre d’Albert Camus » signalant la parution du livre d’Olivier Gloag, Oublier Camus, aux éditions La Fabrique, et reprenant l’article de Sarra Grira, « Algérie. En finir avec le mythe Camus », paru d’abord dans la revue Orient XXI. Ces deux articles très critiques vis-à-vis de Camus ont suscité une réponse de la part de Faris Lounis et Christian Phéline, dont nous avons déjà publié plusieurs articles sur Camus, que nous publions volontiers. Notre site propose de nombreux textes sur les engagements et le rôle d’Albert Camus dans le contexte de l’Algérie coloniale et à tel ou tel moment de la guerre d’indépendance. Ses engagements sont une chose, l’analyse de ses œuvres littéraires en est une autre, même si ces deux domaines ne peuvent être séparés. Tout indique que ce débat n’est pas clos.


« Oublier Camus » ou le relire dans la réalité des textes et de leurs contextes ?

par Faris Lounis et Christian Phéline, pour histoirecoloniale.net

Histoire coloniale et postcoloniale a annoncé le 15 septembre 2013, sous le titre « Deux lectures décoloniales de l’œuvre d’Albert Camus », la parution aux éditions La Fabrique d’un pamphlet d’Olivier Gloag appelant à Oublier Camus. La tonalité de la présentation par l’éditeur laissait pressentir la singulière campagne idéologique dont cet ouvrage a été l’outil au cours des deux derniers mois.

Albert Camus, A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), précédent opuscule d’Olivier Gloag, ce professeur associé à l’université de Caroline du Nord, disciple appliqué du sartro-marxiste Fredric Jameson et lointain suiveur de Connor Cruise O’Brien (Albert Camus, 1970), dénonçait déjà tous les écrits et engagements de Camus depuis l’origine comme une pure apologie de la domination coloniale, doublée d’« anticommunisme ». Ses approximations historiques et ses excès polémiques ne lui ont valu qu’une audience mitigée dans le monde anglo-saxon. Loin d’en tempérer les excès, son éditeur français a cependant choisi, outre un titre propre à faire le buzz, d’étendre d’une manière aussi sommaire ce procès tout à charge au rôle de l’écrivain dans la Résistance, à sa lutte contre la peine capitale ou à sa supposée idéologie « sexiste ». C’était, par-delà son objet premier, faire de ce brûlot le vecteur d’une intense offensive ne visant, face à la gravité et la complexité des conflits de notre temps, qu’à réactiver les modes de pensée les plus manichéens hérités d’un passé révolu.

Eviter les anachronismes et reconnaître le statut différencié des modes d’écriture

Car s’il ne s’agissait que de Camus, il serait certes salubre d’aller à contre-courant d’un unanimisme médiatique qui, affadissant l’écrivain pour en faire un simple penseur du juste milieu, l’expose aux récupérations les plus suspectes jusque dans la droite extrême. Ce serait en revenir, avec la distance de l’histoire, à la réalité de ses prises de position, évaluées sans anachronismes et sans méconnaître le statut différencié de ses modes d’écriture. L’analyse critique du Premier Homme proposée par Sarra Grira dans Orient XXI (« En finir avec le mythe Camus », 20 août 2013) et reprise dans le même article d’Histoire coloniale et post coloniale, participe d’une telle démarche de démythification, même si son affirmation sans nuance, selon laquelle ce roman inachevé offrirait «  une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire », appellerait bien des débats. Nous sommes nombreux à travers le monde à nous attacher par la recherche et la libre discussion à une vraie remise en situation des positions de l’écrivain, qui se garde tant de l’idéalisation hagiographique que de l’outrance accusatoire. À cet effet, nous ne manquons pas de rapporter le fait que Camus, avant sa mort prématurée en janvier 1960, ne se soit pas prononcé en faveur de l’indépendance de l’Algérie, à la part d’impensé tenant à sa relative méconnaissance de la civilisation arabo-musulmane et à sa sous-estimation de la profondeur que le sentiment national algérien tirait de la violence de la dépossession coloniale. Nous ne négligeons pas pour autant d’évaluer de manière circonstanciée ce qui pouvait justifier les craintes de l’écrivain sur les menaces que la manière dont était conduite la lutte de libération nationale faisait peser sur le pluralisme de l’Algérie future. Nous attachons aussi tout son prix au fait que, dans les derniers mois de sa vie, il ait approuvé sans réserve la perspective de l’autodétermination en Algérie (Histoire coloniale et postcoloniale, 12 février 2023).

Telle n’est en rien l’approche purement idéologique et dénonciatrice de Gloag dont, sur chaque sujet, la malveillance de principe fait autant violence à l’histoire (en ne rapportant pas les textes ou prises de position à leurs conjonctures politiques exactes) qu’à la littérature (en confondant le plus souvent le point de vue du romancier et celui de ses narrateurs ou personnages, ou en postulant que, pour un romancier, représenter une situation critiquable équivaut à la légitimer). Les articles de l’écrivain ne sont pas mieux traités tant leur lecture partielle et partiale conduit souvent à en fausser complètement le propos.

L’accusation politique touche à la falsification lorsque, un exemple parmi bien d’autres, elle soutient que Camus a quitté le Parti communiste d’Algérie (PCA) en 1937 parce que sa volonté de simple « réforme du système colonial » ne se serait pas satisfaite du fait que ce parti aurait alors « changé complètement de stratégie en prenant le chemin d’un soutien à l’indépendance (p. 26) ». Alors même que le PCA, engagé dans une ligne d’« Union de l’Algérie avec le peuple de France », faisait alors tout pour obtenir l’interdiction de l’Étoile nord-africaine puis l’arrestation de Messali Hadj et des autres dirigeants indépendantistes algérois. Et que le jeune Camus fut en réalité exclu par voie disciplinaire pour précisément n’avoir pas accepté cette rupture indigne avec la solidarité élémentaire entre organisations militantes.

Une surinterprétation idéologique des textes

Quant à la surinterprétation idéologique des textes, elle confine au ridicule et à l’odieux lorsque le pamphlétaire décrète d’autorité que La Peste loin d’être, comme l’affirmait son auteur et comme l’ont reçu nombre de ses lecteurs d’alors, une allégorie de la France sous l’occupation, ne symboliserait que la grande peur des Européens d’Algérie face à l’inéluctable « résistance des Algériens à l’occupation française (p. 49) » : cette lecture est si arbitraire qu’elle impliquerait que Camus ait accepté de figurer les nationalistes algériens en puissance sous la forme des rats propagateurs de l’épidémie !

Enfin le contre-sens ne peut être que volontaire quand une tribune relative aux massacres de mai 1947 à Madagascar est condamnée comme si son titre « La Contagion » mettait, lui aussi, en garde contre le risque d’extension « d’une épidémie de peste insurrectionnelle à nos colonies (p. 136) », alors que, tout à l’inverse, il dénonçait très expressément la poussée de racisme se manifestant alors en France.

Sans pointer davantage les innombrables exemples de cette même déloyauté intellectuelle, on laisserait volontiers un tel pamphlet se décrédibiliser lui-même par la somme de ses outrances et de ses insuffisances, s’il ne faisait l’objet d’une intense promotion idéologique en direction de relais jugés propres à en propager le mode de pensée sommairement binaire. Ceux-ci se sont malheureusement trouvés jusque dans des cercles universitaires qui ont cru voir dans ce réquisitoire l’exemple d’une analyse historiquement informée de la littérature. Cette offensive sollicite aussi les tenants d’une mémoire sanctuarisée des luttes de libération nationale se refusant à tout retour critique sur les sources intrinsèques du dévoiement autoritaire de nombre des régimes qui en sont issus. Elle cherche aussi écho auprès de pôles militants nés en réaction à la pesée durable que le passé colonial exerce sur nos sociétés et au plan mondial. Loin de tenter de ramener leurs combats à une visée démocratique universalisante, elle ne peut qu’encourager ceux pour qui la défense de minorités stigmatisées peine à s’inscrire dans un projet collectif pour des sociétés plurielles ou ceux qui s’accommodent de tous les despotismes et de toutes les atteintes au droit des peuples, dès lors qu’elles se réclament d’un semblant d’anti-impérialisme.

Le tardif procès à la moscovite ouvert contre les positions de Camus occulte à cet effet la complexité des dilemmes surgis dans les drames de son temps et qui, sous des formes différentes, ne manquent pas de resurgir dans ceux d’aujourd’hui :

Pouvait-on vraiment, au nom de la défense de l’idéal communiste, se taire sur le despotisme d’État dans lequel il avait été détourné dès les années 1930 et sur les crimes du régime stalinien, et refuser toute solidarité à ceux qui tentaient de les combattre ?

Face à l’extrême violence de la conquête, de la colonisation et de la riposte armée à la lutte de libération nationale, cette dernière pouvait-elle, sans dommage pour elle-même, recourir, elle aussi, à des modes d’action prenant pour cible des civils désarmés ?

Comment une Algérie dégagée de l’ordre colonial, si elle ne garantissait pas en son sein la coexistence pluraliste des cultures et parlers, des croyances ou incroyances, des convictions et opinions, ne réduirait-elle pas la richesse civilisationnelle ouverte des pays d’Islam à l’arabo-islamité exclusiviste et conservatrice d’un État militarisé ?

Enfin, au-delà de son caractère provocateur, l’excès même du titre retenu dévoile la vraie visée de l’opération dont ce pamphlet est l’instrument. Ne se limitant pas aux naïvetés militantes qui pensent faire œuvre critique en déboulonnant les statues des figures contestées du passé, ce sont là de prétendus historiens de la littérature qui s’érigent en policiers de la pensée pour, à l’issue de procès idéologiques des plus hâtifs, sommer la mémoire collective d’écarter les œuvres et les auteurs frappés par leur vindicte.

D’« Oublier Camus » à « Oublier Orwell »…

Pour sa présentation à l’École Normale Supérieure, l’Oublier Camus de Gloag s’est ainsi doublé, avec le renfort d’Edward Lee-Six, d’un appel à « Oublier Orwell »… Cette attaque n’est pas fortuite contre l’auteur de La Ferme des animaux et de 1984 qui, de manière anticipatrice, a si bien mis en garde contre un perversion despotique du langage qui ne se soumettrait plus à l’exigence ni du vrai, ni du simple vraisemblable. Les idéologues de cette tentative d’épuration intellectuelle rétrospective ont en effet montré dans les débats qu’ils se souciaient aussi peu de l’exactitude historique que littéraire, en s’opposant à toute objection de fait ou tout appel à une lecture simplement honnête, dans une forme de ce doublethink (« doublepensée ») dépeint par Orwell qui revient à « raconter des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement » et à « ériger la mauvaise foi en système ».

De la part de leurs auteurs, l’appel à « oublier » des figures aussi éminentes que Camus ou Orwell conserve certes un caractère pitoyablement donquichottesque, car comment leurs fielleuses injonctions pourraient-elles détourner une foule de lecteurs de trouver, comme des générations avant eux, dans 1984 ou dans La Peste le moyen de penser et de dénoncer les formes les plus diverses du despotisme moderne ? La volonté d’intimidation peut néanmoins déjà faire qu’une participante à l’un des débat autour du pamphlet de Gloag se soit publiquement demandé « si c’était toujours important de lire du Camus et, surtout, s’il fallait continuer à le proposer dans les programmes scolaires » ! Et il reste à craindre qu’après ces deux premières cibles, une telle fureur éradicatrice vise, de proche en proche, toutes autres figures qui, en leur temps et à leur manière, auraient affronté le stalinisme ou interrogé la manière exclusiviste dont était conduite telle ou telle lutte de libération nationale.

C’est bien que la tentative de faire « oublier Camus » veut en définitive réactiver l’injonction à « choisir son camp » que tant de « compagnons de route » des années 1950 s’imposèrent au détriment de toute vigilance à l’égard des travers policiers auxquels n’échappaient pas les forces alors réputées « progressistes ». Ce piètre retour aux temps dépassés d’une culture de propagande à la Jdanov réduit l’art du romancier à ce que l’écrivain dénonçait en son temps comme « une bibliothèque rose, en somme, coupée, autant que l’art formel, de la réalité complexe et vivante ». Il ne pourrait aujourd’hui que gravement dévoyer la réflexion critique sur l’histoire ou la littérature, et sur bien des questions éthiques et politiques que, dans ses limites, la pensée de Camus reste à même d’éclairer.

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