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Le crime de Serge Letchimy

Le crime de Serge Letchimy, député de la Martinique ? avoir rappelé que les propos sur l’inégalité des « civilisations » relèvent d’une idéologie d’extrême-droite et ouvrent la voie à toutes les dérives.
Pour Edwy Plenel, le député de la Martinique a raison. Une pétition pour soutenir Serge Letchimy : http://www.convergencedesluttes.fr/petitions/index.php?petition=18

Les propos exacts de Serge Letchimy à l’Assemblée nationale, le 7 février 2012, sont les suivants :

Question au premier ministre sur les propos de M. Guéant1

Le 7 février 2012

Monsieur le Premier ministre,

Nous savions que pour M. Guéant, la distance entre « immigration » et « invasion » est totalement inexistante, et qu’il peut savamment entretenir la confusion entre civilisation et régime politique.

Ce n’est pas un dérapage !

C’est une constante parfaitement volontaire !

En clair : c’est un état d’esprit et c’est presque une croisade!

M. Guéant, vous déclarez, du fond de votre abîme, sans remords ni regrets, que «toutes les civilisations ne se valent pas ». Que certaines seraient plus « avancées » ou « supérieures » à d’autres.

Non, monsieur Guéant, ce n’est pas du «bon sens» !

C’est simplement une injure faite à l’homme !

C’est une négation de la richesse des aventures humaines !

Et c’est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations !

Aucune civilisation ne détient l’apanage des ténèbres ou de l’auguste éclat !

Aucun peuple n’a le monopole de la beauté, de la science, du progrès, et de l’intelligence !

Montaigne disait que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
J’y souscris.

Mais vous, M. Guéant, vous privilégiez l’ombre !

Vous nous ramenez, jour après jour, à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial.

Monsieur Guéant le régime nazi, si soucieux de purification, si hostile à toutes les différences, était-ce une civilisation ? La barbarie de l’esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ?

Il existe, M. le Premier Ministre, une France obscure qui cultive la nostalgie de cette époque que vous tentez de récupérer sur les terrains du front national.
[À ce moment-là, François Fillon se lève et part, suivi du gouvernement].

C’est un jeu dangereux et une démagogie inacceptable.

Mais, il en existe une autre vision : celle de Montaigne, de Montesquieu, de Condorcet, de Voltaire, de Schœlcher, de Hugo, de Césaire, de Fanon, et de bien d’autres encore !

Une France qui nous invite à la reconnaissance que chaque homme [M. Letchimy est alors coupé par le président de l’Assemblée, Bernard Accoyer], dans son identité et dans sa différence, porte l’humaine condition, et que c’est dans la différence que nous devons chercher le grand moteur de nos alliances !

Alors monsieur le premier ministre : Quand, mais quand donc votre ministre de l’intérieur cessera t-il de porter outrageusement atteinte à l’image de votre gouvernement et à l’honneur de la France ?

Serge Letchimy

Député de la Martinique

Peu après l’incident, le premier ministre a demandé dans un communiqué aux responsables de l’opposition de condamner «une provocation indécente».

La droite qui se déchaîne contre le député de Martinique est pourtant friande de parallèles scabreux et hors de propos avec le nazisme et le fascisme. C’est Nicolas Sarkozy lui-même qui en a donné le signal. Dès 2007, lors de l’Université d’été du MEDEF, en défense de la « dépénalisation du droit des affaires » N. Sarkozy avait utilisé la formule suivante :

« À quoi sert-il d’expliquer à nos enfants que Vichy, la collaboration, c’est une page sombre de notre histoire, et de tolérer des contrôles fiscaux sur une dénonciation anonyme, ou des enquêtes sur une dénonciation anonyme ? ».

Il avait été applaudi frénétiquement par son auditoire.2

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Guéant le barbare : pourquoi Letchimy a raison

par Edwy Plenel, le 9 février 2012

« Toutes les civilisations ne se valent pas », a donc déclaré le ministre Claude Guéant, évoquant des civilisations « supérieures » à d’autres. Un député lui a répondu que c’était « une injure faite à l’homme », sur le fumier de laquelle avaient poussé ces « idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration ». Face à l’ignominie, ce député, Serge Letchimy, a sauvé notre honneur. Parti pris. [La suite sur Mediapart (abonnement3


Le tabou levé par Serge Letchimy

Tribune de Véronique Dubarry et Stéphane Lavignotte
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publiée sur Libération le 9 février 2012

D’une polémique politicienne peut-il sortir un saut pour la pensée politique collective? On a réduit l’intervention de Serge Letchimy à la maladresse d’un député se laissant piéger par une provocation. Il faut au contraire entendre, déplier, réfléchir à la phrase qui a provoqué la sortie du gouvernement de l’Assemblée nationale. «Vous nous ramenez jour après jour à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et coloniale.»

Cette phrase est le concentré puissant d’une problématique quasi-ignorée du débat politique général dont elle est pourtant le nœud caché: la place de l’idéologie coloniale dans l’apparition du nazisme et ses conséquences aujourd’hui. Serge Letchimy connaît très bien cette problématique parce qu’elle est au cœur du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire en 1950, son prédecesseur à la mairie de Fort-de-France et celui dont il revendique l’héritage politique.

Qu’apporte cette vision anticoloniale de la Shoah inaugurée par Césaire ? A raison, on a décrit le nazisme comme un summum de barbarie. Summum, on l’a aussi imaginé exception, qui arriverait de nulle part dans la civiliation européenne. Au mieux, comme la victoire d’un courant minoritaire – l’extrême droite – en raison du contexte (la crise économique) ou l’effraction (le coup d’Etat).

Ce que pointe Aimé Césaire dans le discours sur le colonialisme et récemment l’historien spécialiste de la Shoah, Enzo Traverso, dans La violence nazie, ce sont au contraire les éléments de continuïté entre l’histoire de l’Europe comme civilisation et le nazisme. Son enfantement, non pas seulement des entrailles d’une minorité illégitime et marginale (l’extrême droite), mais du centre légitime des idéologies du monde occidental. Enzo Traverso, dans son dernier livre, montre comment le nazisme n’est pas une incongruïté venue de la seule Allemagne, mais a des racines profonde dans le XIXe siècle européen, dans la mécanisation de la mort inaugurée par la guillotine, le darwinisme social, les massacres des conquêtes coloniales, le fordisme et les champs de bataille de la guerre de 1914. C’est tout un contexte de civilisation qui voit apparaître le régime national-socialiste et ses crimes.

Le colonialisme allemand avant le nazisme

Serge Letchimy, en héritier de Césaire, insiste sur le colonialisme. Enzo Traverso montre de manière frappante comment la plupart des outils, des méthodes et du vocabulaire mis en œuvre par les nazis l’ont été d’abord par le colonialisme allemand dans ses colonies. Et quand l’Allemagne perd ses colonies en 1918, tout cela va se «reconvertir» mais contre l’Europe, le monde slave d’abord – race et civilisation inférieure à coloniser – puis contre le reste du continent. C’est ce qu’exprime avec force Césaire dans le discours sur le colonialisme: «Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches de Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, que Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.»

Si la phrase de Serge Letchimy a choqué, c’est peut-être aussi parce qu’elle lève ce premier tabou: sommes-nous capable de l’entendre ? Avons-nous le courage, blancs, Occidentaux, de répondre à l’invitation de Césaire de traquer ce démon?

Cette question sur le passé est aussi valable pour le présent: le démon n’a pas été expulsé. Comment ne pas voir que c’est faute de l’avoir pris au sérieux que des Sarkozy et Guéant peuvent continuer leur politique contre les roms, les musulmans, les noirs, les Arabes, les habitants des quartiers populaires? Qu’en ne ne pensant pas le nazisme dans le temps long de l’histoire européenne, on ne voit pas que la société laisse se réinstaller un racisme systémique qui transforme – comment dans le système colonial – une partie de la population en indigènes, citoyens à part?

Et cette question est aussi pour la gauche: faute d’avoir osé rouvrir ce compromis de la IIIe République qui a monnayé l’intégration ouvrière contre la création de l’ «étranger» comme ennemi (y compris l’étranger de l’intérieur qui s’exprime dans une autre langue que le français), la gauche n’a pas soldé la part coloniale de sa pensée et échoue à penser la place des musulmans, des noirs, des Arabes mais aussi des cultures régionales, voire des personnes en situation de handicap, dans sa conception de la France. A force d’avoir reculé devant l’obstacle politique, théorique, spirituel et pratique de l’héritage colonial, nous avons laissé se substituer un clivage racial au clivage social: il est urgent d’entendre ce que disaient hier Fanon et Césaire, ce que disent aujourd’hui Letchimy, Traverso ou les Indigènes de la République.


Un extrait du Discours sur le colonialisme :

Et alors un beau jour…

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.

On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, Bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il est sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.

Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est que l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.

Aimé Césaire

  1. Réf : http://www.serge-letchimy.fr/2012/02/07/question-au-premier-ministre-sur-les-propos-de-mr-gueant/.
  2. Référence : http://memorial98.over-blog.com/article-gueant-le-bal-des-hypocrites-98822087.html.
  3. Le texte est également accessible sur http://cameroonvoice.com/news/news.rcv?id=5923.
  4. Véronique DUBARRY est adjointe écologiste au maire de Paris, en charge des personnes en situation de handicap.

    Stéphane LAVIGNOTTE est militant écologiste, pasteur, directeur d’une maison de quartier.
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