Christophe Lafaye, docteur en histoire contemporaine et archiviste :
« La France accepte mal son passé colonial »
par Christophe Lafaye, docteur en histoire contemporaine et archiviste, interview à L’Expression, propos recueillis par Kamel Lakhdar Chaouche, publié le 7 septembre 2022.
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Enseignant chercheur en histoire à l’université de Bourgogne, Christophe Lafaye est docteur en histoire contemporaine et archiviste. Il s’est spécialisé dans ses travaux de recherches sur l’utilisation des armes spéciales (nucléaires, bactériologiques et chimiques) pendant la guerre d’indépendance (1954-1962).En répondant aux questions de Kamel Lakhdar Chaouche, il revient longuement sur la question mémorielle et met le doigt sur un fait important : pour lui, la recherche sur la colonisation de l’Algérie produit des analyses intéressantes aux Etats-Unis, en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne etc. Il n’y a pas de monopole de la France et de l’Algérie sur cette histoire. Et c’est tant mieux !
L’Expression : Avez-vous senti une quelconque évolution dans les déclarations conjointes des présidents Tebboune et Macron au sujet de la réconciliation des mémoires des deux pays ?
Christophe Lafaye : Ce voyage officiel était attendu en France et en Algérie pour des raisons différentes. En France, ce voyage devait servir de révélateur des intentions profondes du président de la République au début de ce second mandat marqué par une forte présence de l’extrême droite à l’Assemblée nationale. Allions-nous retrouver le candidat à la Présidence qui, en 2017, avait qualifié la colonisation «de crime contre l’humanité», avant de reconnaître une fois en poste, la responsabilité de la France dans la disparition et l’assassinat de Maurice Audin et d’ouvrir certaines archives sur les portés disparus puis d’accueillir favorablement le rapport du professeur Benjamin Stora ? Ou bien allions-nous au contraire assister à un nouveau raidissement de la posture présidentielle française après l’affaire « de la rente mémorielle», qui a fait couler beaucoup d’encre en Algérie ou celle de la fermeture des archives entre 2019 et 2021 suite à la crise sur le «secret défense » ? En Algérie, le « Hirak » n’a fait qu’accroître le besoin vital d’interroger l’Histoire au sein de la population algérienne, en renforçant son importance dans l’espace public. Cette demande d’histoire est vivante à la fois dans les familles qui cherchent des réponses sur des portés disparus ou chez des citoyen(ne)s qui recherchent dans les premiers acteurs de la Révolution algérienne connus ou méconnus de toutes origines et confessions, des clés pour imaginer un avenir possible. Au coeur de ces questionnements se trouve la question de l’accès aux archives contrarié et parfois impossible en France et en Algérie. Il est clair que la question mémorielle n’était peut-être pas centrale dans ce voyage – comme cela a pu être annoncé- mais elle était politiquement incontournable pour les deux Présidents.
Pensez-vous que toutes les archives seront ouvertes comme l’a déclaré le président Macron ?
Les archives seraient entièrement ouvertes en France et en Algérie pour les douze historiens désignés pour faire partie de la commission mixte. En France, cela pose une question d’éthique et juridique. Pourquoi réserver l’accès aux archives à six historien(ne)s désignés par le fait du Prince ? Ne serait-il pas plus égalitaire de les ouvrir à tous les citoyens pour permettre les débats contradictoires ? Les archives n’appartiennent pas au président de la République mais à la Nation. Depuis la loi du 7 messidor an II du 25 juin 1794, le principe des archives de la Nation est consacré. Les citoyens ont le droit de savoir ce qu’il a été fait en leur nom. Le Code du patrimoine de 2008 et même la loi de prévention des actes terroristes du 30 juillet 2021 viennent encadrer la communication des fonds, durcissant l’accès à certaines archives militaires en particulier. Est-il tolérable dans un régime démocratique que l’Exécutif puisse décider qui a le droit à la faveur d’une commission, d’accéder à des archives de la Nation inaccessibles aux autres ? Les membres de la commission sur le Rwanda n’ont pas pu avoir accès à toutes les archives. En sera-t-il de même pour celle sur l’Algérie? Autant pour le Rwanda, la proximité temporelle des faits (1994) pouvait justifier une déclassification partielle des fonds pour les chercheurs, autant pour l’Algérie nous frôlons le ridicule. Nous parlons d’une histoire débutée en 1830 et terminée en 1962. Toutes les archives devraient être déjà communicables.
Les enjeux de la mémoire restent les mêmes, mais est-ce à dire que cette commission signe la fin du débat initié par le rapport Stora sur les questions mémorielles de la colonisation et de la guerre d’Algérie ? Du genre, on efface tout et on recommence…
En France, cette commission souhaite apporter des réponses dont la plupart existent déjà pour qui souhaite s’informer. L’historiographie est particulièrement foisonnante. La guerre d’Algérie (1954-1962) est une des plus étudiées par la recherche universitaire: 667 thèses et mémoires en langue française sont recensés sur ce sujet qui constitue l’épilogue de la période de colonisation. Débutée à la fin des années soixante-dix, la recherche universitaire sur la guerre d’Algérie s’est développée dans les années quatre-vingt avant de s’intensifier durant les années quatre-vingt-dix puis de connaître un très fort développement du début des années 2000 jusqu’à nos jours. Comme le souligne l’historien Fabrice Riceputi: «Toute la rhétorique politico-mémorielle relative à l’Algérie déployée par l’Élysée depuis quelques années est sous-tendue par une idée héritée de 60 années de déni: il y aurait une équivalence des responsabilités entre les deux parties dans les malheurs de la guerre coloniale d’Algérie. Or, les travaux historiques le montrent: cette idée qui justifie une bonne conscience coloniale est fausse. » C’est la France qui n’arrive finalement pas à accepter de regarder en face la réalité de ce passé colonial. Faut-il une nouvelle commission pour cela ou plus simplement le courage politique d’ouvrir toutes les archives pour permettre aux historien(ne)s de toutes origines de pouvoir travailler et défendre leurs thèses quelles qu’elles soient ?
De nombreux observateurs redoutent l’idée d’un récit commun sur une histoire, certes, commune, mais qui a été vécue distinctement par les deux peuples. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Les réalités de la recherche historique et de la vie démocratique sont très différentes en France et en Algérie (accès aux fonds d’archives, autonomie de la recherche, etc.). Cette dissymétrie et la présence politique des deux États derrière la commission, me font plutôt m’interroger sur les résultats concrets possibles d’une telle initiative. Je me garderais bien de donner des leçons aux autorités algériennes sur la tenue et la communication de leurs archives. Chacun des pays doit faire son chemin. Je suis solidaire de tous mes collègues algérien(ne)s dans leur demande à pouvoir accéder aux fonds en France et en Algérie. Vous savez, la méthode historique n’a pas de frontière. Pour pouvoir réaliser correctement notre travail, nous avons besoin d’avoir un accès aux archives publiques, aux documents privés, aux témoignages oraux etc. tous les éléments qui nous permettent de croiser les sources et de chercher à administrer la preuve. C’est au bout de cet effort que des bribes de vérités peuvent émerger. Il faut pouvoir travailler sereinement, débattre et écrire librement. Il n’y pas d’Histoire mais des historiennes et historiens qui interrogent le passé avec les questions du présent. Le côté «définitif» des réponses qui devraient être apportées par la commission mixte m’interroge. C’est finalement tout le contraire de la discipline historique. Enfin, la recherche sur la colonisation de l’Algérie produit des analyses intéressantes aux Etats-Unis, en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne etc. Il n’y a pas de monopole de la France et de l’Algérie sur cette histoire. Et c’est tant mieux !
La question des essais nucléaires et bactériologiques ainsi que la question des disparitions avant et durant la guerre d’Algérie demeurent ignorées par la France officielle. Qu’en est-il de votre analyse ?
Vous pouvez aussi ajouter à cette liste la question des enfumades de la conquête et celle de l’utilisation des armes chimiques pendant la guerre d’indépendance. La France ne souhaite pas exposer ces questions embarrassantes. Dans le cadre de mes travaux, je me heurte à l’article L123-2 du Code du patrimoine de 2008, qui rend incommunicable : « Les archives publiques dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d’un niveau analogue. » Alors qu’il doit empêcher la prolifération des Armes de Destruction Massive (ADM), cet article est utilisé pour ne pas communiquer les éléments relatifs à l’emploi des gaz toxiques ou du napalm en Algérie.
La France a utilisé l’arme chimique pour lutter contre les grottes, caches, tunnels etc. de l’ALN. Elle a créée en décembre 1956 une unité spécialisée: la batterie armes spéciales du 411e RAA, basée à Sidi Ferruch (actuellement Sidi Fredj). Au printemps 1959, en préparation du plan Challe, cette unité a formé de nombreuses sections de grottes au sein des compagnies du génie de zone et même une unité au sein de la demi-brigade de fusiliers marins (Dbfm). Depuis 1962, de nombreux livres ou témoignages sont venus éclairer cet aspect méconnu de la guerre. Mais les archives restent fermées, malgré ce que les inventaires laissent apparaître. Les fonds dont nous parlons concernent principalement des PV de création d’unités, des comptes rendus d’opérations, des synthèses réalisées pour l’état-major des armées sur leur utilisation opérationnelle, etc. Finalement, nous sommes bien loin des «plans de bombes nucléaires» ou «d’installations sensibles» invoquées lors des débats parlementaires en 2008 et 2021 pour justifier l’existence d’archives incommunicables. L’exploitation de ces documents permettrait de retrouver des portés disparus algériens et même français – et les identifier – puisque les grottes étaient utilisées comme lieux de détentions. La communication des archives sur les essais nucléaires et bactériologiques seraient susceptibles – si les fonds existent encore – de décontaminer les sites mais aussi d’agir concrètement auprès des populations pour essayer d’en atténuer les effets encore de nos jours.
Mais pour cela, il faut accepter de regarder la vérité en face, d’ouvrir les fonds d’archives à tous et de laisser les historiens travailler ensemble des deux côtés de la Méditerranée. Donner les moyens aux sociétés civiles des deux pays de bâtir ce lent travail d’apaisement des mémoires.