A elle seule, Christiane Terrier incarne tout un pan de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Sa maison, de style néocolonial, est située au centre de la presqu’île de Nouméa, dans le quartier appelé « La Vallée des colons ». Sur les murs du salon sont accrochés les portraits jaunis de deux de ses ancêtres. Dans sa famille, elle compte cinq générations sur le « Caillou », depuis que son arrière-grand-père est arrivé de métropole, en 1898, pour assurer la fonction de chef de travaux dans l’administration pénitentiaire. Du côté de sa mère, elle avoue, en souriant, compter quelques bagnards, « et pas condamnés pour des peccadilles…« . Elle ne rejette pas l’appellation de « Caldoche », donnée aux Calédoniens d’origine européenne et souvent considérée par eux comme péjorative.
Cette historienne, professeur à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) du Pacifique, a eu la lourde tâche d’animer une commission chargée d’élaborer un manuel d’histoire pour le primaire. Dans la logique de l’accord de Nouméa, signé en 1998 entre indépendantistes et non-indépendantistes, les programmes de l’enseignement primaire ont été transférés en 2000 au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Le manuel est enfin prêt. Il est à l’impression, à Singapour, « parce que cela coûte moins cher« . Il sera disponible en mars.
La commission d’historiens mobilisée autour du projet comptait une vingtaine de membres. Parmi eux, un seul Kanak. Ce que déplore Christiane Terrier : « Malheureusement, il n’existe pas suffisamment d’historiens kanaks formés à l’occidentale. La grande majorité des Kanaks ne se reconnaissent pas dans une écriture scientifique de l’histoire. Ils craignent qu’une telle démarche aille contre leur lutte nationale et dénature leur passé. » L’historienne se réjouit cependant que l’un des fils de Jean-Marie Tjibaou, le chef historique du mouvement indépendantiste, ait suivi le projet de bout en bout.
Les enjeux sont énormes. « Le manuel est un élément fondamental de la constitution d’une communauté de destin, insiste Louis-José Barbançon, historien calédonien spécialiste du bagne. Sans histoire commune à partager, pas de destin commun à envisager. Avec cette évidence fondatrice : la profondeur temporelle de la présence kanake est de trois mille ans alors que l’histoire commune à partager ne s’étend que sur cent cinquante ans. Il est évident aussi que l’histoire commune est faite de violences, de guerres, de révoltes autant que de vies parfois partagées, souvent parallèles. Mais, après tout, l’histoire de l’Europe a fonctionné sur le même schéma, ce qui n’empêche pas l’Europe de se faire. »
Ismet Kurtovitch, responsable du service des archives territoriales, qui a participé à la relecture du manuel, fait une analyse similaire : « Le défi consistait à rédiger un manuel traitant d’une histoire coloniale, destiné à des enfants qui sont les fils et filles des acteurs de cette histoire. »
Assez curieusement, le récit de la colonisation et des affrontements qui ont eu lieu, à partir de 1984, entre Kanaks et « Caldoches », n’a pas soulevé trop de difficultés. Sur ce sujet, il existe un texte consensuel : l’accord de Nouméa, adopté par 72 % des Calédoniens, le 8 novembre 1998. Le préambule de ce document fondateur, d’une grande hauteur de vue, constitue aujourd’hui la base du vivre ensemble entre Kanaks et Caldoches. Il reconnaît l’identité kanake, le fait colonial, mais aussi la « mise en valeur » de la Nouvelle-Calédonie par les populations venues d’Europe. « Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière, dit solennellement le préambule. […] Les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis, par leur participation à l’édification de la Nouvelle-Calédonie, une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. […] Le passé a été le temps de la colonisation. (…) L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun. »
Pour Charles Washetine, membre du gouvernement (on ne dit pas « ministre » en Nouvelle-Calédonie) chargé de l’enseignement, issu du Palika (indépendantiste), « les historiens sont venus valider ce qu’avaient signé les politiques. Une ère nouvelle s’est ouverte avec l’accord de Nouméa. Aujourd’hui, par exemple, parler du “massacre d’Ouvéa” ne pose plus de difficulté majeure. »
Un premier manuel d’histoire, rédigé en 1992 dans un cadre non officiel, avait déminé le terrain. « A l’époque, il avait fallu 48 heures de négociations pour parvenir à une rédaction commune sur la période contemporaine« , se souvient Christiane Terrier. La rédaction du manuel de 2007 a été plus facile. « Il est toujours délicat de parler de l’histoire immédiate, note Ismet Kurtovitch. Chaque mot a été pesé. Par exemple, on a écrit qu’Eloi Machoro avait été “tué” et Jean-Marie Tjibaou “assassiné”. »
Louis-José Barbançon, qui n’a pas participé à la rédaction du manuel, met en garde contre les effets destructeurs des « non-dits« . « Il faut bien comprendre que le non-dit entraîne des phénomènes de revendications mémorielles de la part de ceux qui, ne se retrouvant pas dans une histoire trop édulcorée et trop officielle, recréent eux-mêmes leur histoire. La mémoire tyrannique prend alors la place que l’histoire n’a pas su occuper. » Pour sa part, Christiane Terrier se félicite que les travaux de l’historiographie récente aient été pris en compte. « Nous n’avons pas édulcoré les spoliations foncières aux dépens des tribus, ou encore le régime de l’indigénat. »
Les débats les plus vifs ont porté sur le concept de préhistoire. « Les historiens sont tous d’accord sur le fait que la période néolithique représente une révolution dans l’histoire de l’humanité, explique Mme Terrier. Mais l’historiographie occidentale a mis en exergue la césure de l’écriture. Or, les peuples mélanésiens ne connaissaient pas l’écriture avant l’arrivée des Européens. Est-ce que ce concept de préhistoire est pertinent ? Je ne le pense pas. Et je me suis fait traiter de “pro-kanak” parce que je soutenais ce point de vue ! »
Les historiens australiens, confrontés au même problème, ont retenu le concept de « traces », au lieu de celui d’écriture. Une approche à laquelle se rallie volontiers Charles Washetine : « En Nouvelle-Calédonie, les pétroglyphes (gravures rupestres) peuvent être considérés comme une forme d’écriture. Une chose est sûre : la civilisation kanake existait bien avant l’arrivée des Européens. » Le concept de préhistoire a finalement été abandonné, après un long débat qui est monté jusqu’au gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.
A travers ce manuel, est-ce le peuple calédonien, soudé par un « destin commun« , pour reprendre la formule clé de l’accord de Nouméa, qui est en train d’écrire son histoire ? Christiane Terrier se montre très prudente. « Disons que ce sont des groupes, composant une population hétérogène, qui essaient de mettre en commun leur histoire en l’écrivant. L’enjeu reste de doter le pays d’une mémoire commune. Mais on sait bien que la mémoire n’est jamais indépendante de la perception du quotidien. Nous sommes encore en plein débat postcolonial. La sérénité du préambule de l’accord de Nouméa est loin d’avoir gagné toutes les populations calédoniennes. L’écriture de l’histoire reste difficile dans ce pays… »
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«Il fallait écrire ce qu’avait été la colonisation»
- Conseiller de Lionel Jospin à Matignon, vous étiez l’un des rédacteurs de l’accord de Nouméa de 1998 entre les indépendantistes, les non-indépendantistes et l’Etat. Quelles ont été vos sources d’inspiration ?
L’un des rares précédents était la déclaration de la reine Elisabeth II déplorant, en 1995, devant les Maoris de Nouvelle-Zélande, la spoliation de leurs terres au XIXe siècle. Mais il y avait une demande de la part des Kanaks. L’idée était que, sans une lecture commune du passé, au moins partielle, rien ne pourrait être solidement bâti pour l’avenir, car le désaccord sur l’interprétation du passé était au moins aussi grave que les divergences sur l’avenir. Il fallait écrire ce qu’avait été la colonisation, sans fausse pudeur mais honnêtement, sans anachronisme.
- Comment expliquez-vous que le préambule de l’accord de Nouméa ait pu évoquer les « ombres et lumières » de la colonisation, alors que ce débat est si polémique en métropole ?
La polémique, à Paris, est née du projet d’imposer un enseignement de la colonisation qui tairait ses ombres. Le préambule de l’accord de Nouméa a été accepté par l’Etat, les descendants des colonisés et ceux des colons. Cette rédaction commune lui donne sa légitimité. Elle garantit son équilibre. Jacques Lafleur (négociateur des accords pour les Néo-Calédoniens d’origine européenne) dit volontiers aujourd’hui que le préambule est le plus important dans l’accord de Nouméa. Les discussions ont été longues et vives sur certains mots. Pour nos interlocuteurs, les catégories de personnes citées, les événements auxquels il était fait allusion n’étaient pas des abstractions. Derrière les mots, il y avait des souvenirs personnels ou familiaux, des drames, des fiertés. Mais ce travail commun sur le préambule a montré que, malgré un passé parfois terrible, il est possible de vivre ensemble.
- Est-ce qu’on peut parler de la Nouvelle-Calédonie comme d’une décolonisation réussie ?
L’accord de Nouméa a été signé en 1998 pour vingt ans. Nous sommes presque à mi-chemin. L’affirmation de la décolonisation, dans le préambule, a permis aux indépendantistes d’accepter une « citoyenneté de Nouvelle-Calédonie » ouverte à ceux qui ont un lien réel avec cette terre. La réussite est déjà dans l’acceptation commune d’un pays à construire.