par Marie-José Sirach, publié dans l’Humanité le 13 octobre 2024.
Arnaud Churin met en scène « le Cadavre encerclé », une pièce majeure du poète et dramaturge algérien. Tout commence le 8 mai 1945, à Sétif… Le spectacle a été créé le 27 septembre à Alençon (Orne). Il se joue jusqu’au 19 octobre à l’Échangeur, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). Réservations : 01 43 62 71 20.
En 1958, le metteur en scène et ami de Kateb Yacine, Jean-Marie Serreau, monte le Cadavre encerclé. Cela fait quatre ans que l’Algérie est le théâtre d’une guerre sans nom. Les autorités françaises interdisent aussitôt la pièce. Elle se jouera au Théâtre Molière, à Bruxelles, dans un climat de grande tension.
Dans la distribution, Serreau, mais aussi José Valverde, Edwine Moatti, Paul Crauchet ou encore Antoine Vitez. Octobre 2024, c’est au tour d’Arnaud Churin de mettre en scène cette tragédie peuplée de fantômes, morts ou vivants, victimes ou militants qui vont incarner ce peuple de l’ombre.
Le Cadavre encerclé peut s’entendre comme un long monologue éclaté, lardé de dialogues qui surgissent comme par effraction. La prose poétique de Kateb Yacine tisse ainsi sa toile, allant d’un personnage l’autre, amis, amoureux, mendiants, voyous, révolutionnaires, lâches, dessinant les contours d’une Algérie en ébullition, des hommes et des femmes confrontés à la violence du système colonial qui tentent par tous les moyens de survivre et de s’en défaire.
Une rue autrefois grouillante de vie et désormais jonchée de cadavres
Tout commence par ce monologue de Lakhdar, personnage récurrent dans l’œuvre de Kateb Yacine, bien plus que son double, son frère d’armes et de plume. « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives, la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre les cercueils d’enfants et recevoir la musique des maisons closes, le bref murmure des agitateurs. » C’est Lakhdar qui prononce ces mots, comme un refrain central où vont se greffer tous les autres personnages.
Lakhdar sera à la fois vivant et mort, engagé et fou, militant du Parti du peuple, amoureux de Nedjma, torturé, trucidé par un parâtre qui bascule dans l’islam. Il va traverser plusieurs fois cette rue des Vandales, une rue autrefois grouillante de vie et désormais jonchée de cadavres sans sépulture. Plus tard, il sera lui-même un cadavre en sursis, le corps cloué à un oranger, retenant son souffle jusqu’à ce qu’un autre prenne la relève. Lakhdar se métamorphose, se réincarne, traverse la vie et la mort et ressuscite, inlassablement, au théâtre.
Au cœur de cette tragédie, Lakhdar se bat et se débat, monologue, soliloque, se tait, s’efface parfois pour laisser Nedjma, Mohamed, le parâtre ou Marguerite parler, s’engueuler, rire ou pleurer. À leur tour de parcourir hébétés, révoltés, cette rue des Vandales jonchée de cadavres qu’ils enjambent, cherchant les leurs, cherchant Lakhdar.
« Nous ouvrir d’autres visions de l’Histoire »
On est happé par cette écriture circulaire qui se déploie sans cesse, élargissant le cercle dramatique par un système de collages éclatés qui finissent par s’emboîter et livrer les clés d’une écriture incandescente au service de fulgurances poétiques et politiques.
Le passé se conjugue au présent quand il ne devance pas le futur. Le poète voit ce que le commun des mortels ignore. « La force de Kateb, dira Jean-Marie Serreau en 1967 au cours d’un entretien sur France Culture, c’est brusquement de nous ouvrir d’autres visions de l’Histoire, et ça n’est pas un hasard si ces nouvelles visions coïncident avec la décolonisation. »
En remettant sur le métier une œuvre si peu, trop peu, montée, Arnaud Churin apporte sa pierre à l’édifice katébien. Le dispositif scénographique, un cube dans lequel le peuple se serre autour d’un piano et chante quelques chansons populaires, va permettre ainsi à la poignée d’acteurs (ils sont sept, quand ils se comptent par dizaines chez Kateb), d’investir le plateau et de se déployer jusque dans des hors-champ.
Le cube va se disloquer et se métamorphoser en un café, là où, à l’abri des regards inquisiteurs et des oreilles indiscrètes, le peuple prépare la révolution. Politique, amour et amitié croisent le fer dans une tension palpable. Nedjma (Emanuela Pace) est une héroïne tragique, insupportable dans la peau de la veuve éplorée, à la fois militante féministe et femme voilée dans le deuil, dans l’impossibilité d’aimer Lakdhar (Mohand Azzoug) dont elle aura pourtant un enfant. Songe ou réalité ?
Kateb brouille les pistes mais le travail de Churin, exigeant, résiste aux secousses telluriques qui sans cesse dynamitent le texte. Le piano devient un personnage de la pièce, scandant les changements spatio-temporels, les errements des personnages tourmentés par ces rendez-vous avec l’Histoire où ils tentent de faire au mieux. « Venir au peuple, ce n’est pas descendre, c’est monter », écrivait Kateb.
Dans ce même café ouvert aux quatre vents, les révolutionnaires se retrouvent, s’embrouillent. Que faire ? Rester, combattre au risque d’y laisser sa peau ? S’exiler en France pour bosser dans les chantiers ou les usines Renault ? Plus tard, Nedjma retrouve Lakhdar. Churin emprunte alors à la comédie musicale, façon Jacques Demy, et c’est un instant magique, un instant suspendu qui plane au-dessus de la tragédie en cours.