Le 29 octobre 1965, Mehdi Ben Barka, condamné à mort par contumace dans son pays pour s’être opposé au roi Hassan II, personnalité importante des Etats du Tiers-monde nouvellement indépendants de l’époque, a été interpellé en plein Paris par deux policiers français et n’est jamais réapparu.
Emmanuel Macron s’est rendu en visite au Maroc du 28 au 31 octobre 2024. Cela a-t-il été l’occasion de faire avancer le travail de la justice dans l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka, qui est entravé depuis cinquante-neuf ans par la raison d’État du Maroc, à l’origine de son assassinat, et de la France, où d’importantes complicités l’ont rendu possible ?
Comme l’a expliqué le texte paru le 29 octobre 2021 dans Mediapart, intitulé « Ben Barka : la complicité de Frey et Papon », de hauts responsables de l’Etat français, en particulier le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, ont préparé et permis le séjour en France des envoyés du roi du Maroc, puis leur départ, dans l’ignorance du chef de l’Etat, le général de Gaulle.
Le 29 octobre comme chaque année a été l’occasion d’un rassemblement pour demander qu’éclate enfin la vérité sur cet assassinat et dénoncer la persistance de la raison d’Etat dans les deux pays, qui continue d’étouffer l’action de la justice. Jusqu’ici, les treize juges en charge de l’instruction n’ont pu exécuter les Commissions rogatoires internationales qui ont été émises. Depuis trois ans, aucun acte judiciaire n’a été mené. Une nouvelle juge, la quatorzième, Mme Delaporte, a pris récemment en charge le dossier. L’équipe de la partie civile s’est renforcée par la venue de Me Marie Dosé, aux côtés de Me Maurice Buttin.
Le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, va-t-il répondre à la lettre ouverte que lui a adressée, ainsi qu’au roi du Maroc, le fils de Mehdi Ben Barka, Bachir Ben Barka, et que vient de rendre publique Orient XXI ?
L’intervention de Bachir Ben Barka au nom de la famille Ben Barka
Cher(ère)s ami(e)s,
Au nom du SNES-FSU et de l’Institut Mehdi Ben Barka – mémoire vivante, je suis très heureux de vous retrouver comme chaque année en ce lieu de mémoire et de ressourcement où nous nous donnons rendez-vous année après année pour poursuivre le combat pour la vérité et la justice, contre l’oubli et l’impunité. Je salue votre présence toujours aussi nombreuse ainsi que celle la présence des responsables et représentants d’associations et organisations amies qui nous apportent depuis toujours leur soutien dans notre combat commun.
En cette « journée du disparu », un rassemblement similaire au nôtre se tient en ce moment à Rabat à l’appel de la Coordination marocaine des associations de Droits Humains, avec le mot d’ordre suivant : « Pour la vérité et contre l’impunité ». Pour nous familles et proches des victimes de disparition forcée dont certains sont à nos côtés ici et à vous toutes et tous, attaché(e)s à la vérité, la justice et la mémoire, cette date marque notre volonté à poursuivre notre combat contre ceux qui veulent organiser l’oubli et permettre aux criminels à continuer à bénéficier de l’impunité qu’ils leur accordent.
Cher(ère)s ami(e)s,
On ne peut pas ignorer le tragique contexte international dans lequel se déroule cette « journée du disparu ». Nous sommes toutes et tous atteints dans notre humanité profonde par ce qui se passe à Gaza, dans les territoires occupés palestiniens et plus récemment au Liban. Ce que nous observons et surtout, ce que vit la population civile est absolument intolérable, aucun mot n’est assez fort pour en décrire l’horreur. Ce qui se passe depuis un an devant les yeux du monde entier avec la bénédiction des puissances occidentales est effroyable. Les chiffres qui rendent compte des crimes de masse perpétrés par l’État israélien dans la bande de Gaza donnent le vertige et la nausée. Aux meurtres massifs et impitoyables de la population, principalement des enfants et des femmes, s’ajoute les destructions totales et systématiques de tout ce qui constituait le tissu socio-urbain, économique et culturel de Gaza : immeubles d’habitation, administrations, écoles, universités, hôpitaux, mosquées et églises, ainsi que tout le patrimoine archéologique, témoin de l’histoire palestinienne des lieux.
En plus de la tentative d’éradication de la population, on est en présence d’une volonté délibérée d’effacer toute possibilité de vie palestinienne future à Gaza, ouvrant la voie à une colonisation sioniste et à l’accaparation des richesses gazières et agricoles. Une nouvelle Nakba est en train de frapper les survivants et les descendants de la Nakba de 1948. C’est ce qui est mis en œuvre systématiquement au Nord de la bande de Gaza pour la vider complètement de sa population.
Face au génocide qui se déroule en direct, l’indignation populaire est générale à travers le monde ; on ne compte plus les manifestations de solidarité et les appels à un cessez-le-feu immédiat pour arrêter le massacre. Sans qu’ils soient entendus. Car, les puissances qui ont les moyens de faire pression sur Israël continuent de lui apporter un soutien inconditionnel militaire, politique, diplomatique, économique, financier et médiatique, se faisant les complices objectifs du génocide en cours. Ce sont principalement les Etats-Unis d’Amérique, l’Union européenne et les dirigeants des Etats arabo-musulmans engagés dans la normalisation honteuse avec Israël. Les vœux pieux appelant au cessez-le-feu ou à l’arrêt de la livraison d’armes ne sauraient remplacer les actions concrètes de sanctions immédiates économiques et financières avec l’arrêt des ponts aériens de matériel militaire et le blocage de tout transit en direction d’Israël. Sur le plan politique, la reconnaissance immédiate de l’Etat de Palestine reste un préalable incontournable.
La barbarie transmise en direct qui a fait de Gaza un champ de ruine et un cimetière à ciel ouvert se prolonge au Liban où les mêmes méthodes de terreur et de massacres indifférenciés sont en cours dans la quasi-indifférence des puissances occidentales. Le tour de table financier pour reconstruire les destructions causées par les bombardements israéliens n’auront un sens qui si la communauté internationale se donne les moyens de faire cesser ces mêmes bombardements. Pendant ce temps Israël assassine les journalistes de chaînes qui ne sont pas à sa botte et se permet même d’attaquer les forces des Nations unies, ce qui est une véritable déclaration de guerre à la communauté internationale. Rien n’y fait. L’impunité est totale. Ces silences et cette inaction font de ces puissances les complices objectifs du génocide en cours.
En même temps, ici, il suffit d’associer les mots « résistance » et « peuple palestinien » pour risquer d’être accusé d’apologie du terrorisme, alors que les thuriférères du génocide occupent sans vergogne les plateaux et les studios des médias dominants, reprenant à leur compte sans état d’âme la seule version israélienne des faits. Heureusement, l’Afrique du Sud a sauvé l’honneur de la dignité humaine par sa plainte devant la Cour internationale de justice. Nous attendons, avant qu’il ne soit trop tard, que celle-ci statue sur le fond après avoir déjà évoqué, il y a plusieurs mois déjà, le risque de génocide à Gaza, exigé un cessez-le-feu et décrété l’illégalité de l’occupation en Cisjordanie. De même, on se demande pourquoi la Cour pénale internationale tarde-t-elle à lancer des mandats d’arrêts contre les criminels de guerre qui dirigent Israël.
Une complicité plus pernicieuse qui ne veut pas dire son nom est la poursuite de la normalisation honteuse entre Israël et certains pays arabes, ignorant les dizaines de milliers de morts. Plus que cela, presque en réponse aux immenses manifestations hebdomadaires dans toutes les villes du Maroc, on assiste à une fuite en avant dans la tentative d’imposer à toute la société marocaine le fait accompli de la pénétration israélienne dans tous les domaines : économique, agricole, sécuritaire, militaire et culturel. Permettez-moi de citer Mehdi Ben Barka, lors de sa conférence au Caire en avril 1965 intitulée « Israël et la pénétration sioniste en Afrique » : « Le sujet que vous me faites l’honneur de traiter ici concerne le rôle d’Israël en Afrique. On pourrait l’appeler la réalité israélienne en Afrique. Il est de notre devoir de connaître cette réalité, comme il est de notre devoir aussi de proclamer notre refus de cet état de fait, en tant qu’arabe et en tant que militant révolutionnaire, parce que le rôle d’Israël en Afrique fait partie de la stratégie néocolonialiste pour combattre la révolution arabe et le mouvement international de libération nationale. En dénonçant et combattant la normalisation, nous ne faisons que proclamer fortement notre refus de voir le Maroc livré aux visées expansionnistes israéliennes ».
Cher(ère)s ami(e)s,
Cet été, une mesure de grâce royale a permis la libération des journalistes Soulaimane Raissouni, Omar Radi, Toufiq Bouachrine, les militants Reda Tanjaoui et Youssef El Hirech, ainsi que d’autres blogueurs dont Saïda El Alami. Cette grâce a inclu les condamnations de Maâti Monjib, Omar Stitou, Afaf Berrani, Hicham Mansouri et Abdessamad Aït Aïcha. Nous félicitons ces ami(e)s et camarades ainsi que leurs familles pour cette liberté retrouvée, et saluons leur courage et leur détermination après tout ce qu’ils ont enduré comme exactions et atteintes à leur droit et leur dignité durant leur incarcération intervenue, rappelons-le, après des procès inéquitables à la suite de plaintes préfabriquées. Près de trois mois après cette mesure de grâce, les harcèlements à leur encontre de la part des médias à la botte des services sécuritaires se poursuivent et, par exemple, Maâti Monjib ne peut toujours pas quitter le territoire et venir rejoindre sa famille. Cela doit cesser.
Par ailleurs, nous avons été nombreux à exprimer notre étonnement et notre indignation à ce que ces mesures n’aient pas inclus les autres prisonniers politiques et d’opinion, en particulier les prisonniers du Hirak du Rif. Leur maintien en prison est une injustice flagrante et peut s’apparenter à une volonté de faire payer aux militants du mouvement social du Rif leur engagement résolu dans la défense des revendications sociales, économiques et démocratiques de la population du Rif. Avec le mouvement des droits humains, nous exigeons avec force leur libération immédiate. Le maintien en prison de tous les détenus politiques et d’opinion ainsi que celui des militants de l’action sociale est de nature à aggraver le climat socio-économique qui se détériore jour après jour suite à la dégradation des conditions de vie des larges masses populaires due à la hausse vertigineuse du coût de la vie, résultat d’une politique calamiteuse dans tous les domaines au profit d’une minorité de privilégiés
Cher(ère)s ami(e)s,
Depuis hier lundi, le Président Macron effectue une visite d’Etat au Maroc. Le choix de la date correspondant à la commémoration de l’enlèvement et la disparition de mon père est-il un hasard ou un calcul politique ? Le Président Sarkozy avait lui aussi choisi la même période pour son voyage officiel au Maroc en 2007. A partir de cette date, le Maroc avait refusé de coopérer avec les juges français en n’exécutant plus les Commissions rogatoires internationales. J’espère que l’actuel voyage ouvrira une nouvelle ère en ce qui concerne notre combat pour la vérité et la justice, contre l’impunité.
Je ne sais pas si l’esprit de Mehdi Ben Barka se manifestera pour rappeler que son corps n’a toujours pas de sépulture. Sa mémoire est toujours vivante à l’occasion des rassemblements de Rabat et Paris ; en tout cas, j’espère que les deux chefs d’Etat auront l’occasion de répondre à la lettre ouverte que je leur ai adressée et que vient de rendre publique Orient XXI. J’y rappelle leurs diverses déclarations à propos de l’enlèvement et de la disparition de mon père, à propos du secret-défense et de ce que ces déclarations ont pu susciter comme espérances chez ma famille. Espérances vaines jusqu’à présent comme toutes celles que nous avons nourries depuis bientôt soixante années. Le souhait le plus cher de ma mère, Rhita Bennani, la veuve de Mehdi Ben Barka était de pouvoir aller se recueillir sur la tombe de son mari et le père de ses enfants. Il y a quatre mois, elle décédait sans avoir pu réaliser ce souhait pour lequel elle s’est battue avec courage et détermination. Ce combat de près de soixante années pour la vérité et la justice est resté inabouti.
Alors, le temps n’est-il pas enfin arrivé de mettre fin aux blocages au nom de la raison d’Etat ? N’est-il pas temps de cesser de se cacher derrière le sacrosaint secret-défense qui, dans une affaire de crime politique, ne sert qu’à protéger les dérapages de l’Etat et assurer l’impunité aux exécutants ? C’est ce que j’ai rappelé aux deux chefs d’Etat, ajoutant que deux grandes nations comme la France et le Maroc se grandiraient en permettant de faire toute la lumière sur la disparition d’un combattant de la liberté et d’une figure emblématique de la solidarité internationale entre les peuples. Ainsi, il sera possible de tourner dignement la page d’une affaire qui a scandaleusement entachée les relations entre la France et le Maroc. Dans tous les cas, nous poursuivrons ensemble notre combat pour la vérité sur le sort de tous toutes les victimes de la disparition forcée, pour que justice leur soit rendus ainsi qu’à leurs familles et pour faire cesser l’impunité pour les responsables de ces crimes.
Cher(ère)s ami(e)s,
Comme je le répète ici année après année, seule une volonté politique des deux côtés de la Méditerranée pourrait débloquer le dossier judiciaire et ferait avancer le travail des juges en charge de l’instruction en permettant la levée le secret-défense en France et l’exécution des Commissions rogatoires internationales au Maroc et en Israël. Depuis quelques semaines, une nouvelle juge, la quatorzième, a pris en charge le dossier. Cela faisait trois ans qu’aucun acte judiciaire n’avait été mené. J’espère que Mme Delaporte pourra enfin avoir les moyens d’agir efficacement sans entraves. A cette occasion, je souhaite vous informer que l’équipe de la partie civile s’est renforcée par la venue de Me Marie Dosé, aux côtés de notre avocat historique Me Maurice Buttin. Elle nous apporte tout son dynamisme et toute son expérience. Je l’en remercie infiniment.
Ce matin, j’ai adressé à Mme Hidalgo, maire de Paris, un courrier lui demandant de décider que soit érigé un cénotaphe (une tombe symbolique) en hommage à Mehdi Ben Barka qui n’a toujours pas de sépulture connue. A côté de l’Institut Mehdi Ben Barka, ce projet est porté par le Mrap. Bientôt, nous allons demander aux associations et organisations qui nous accompagnent dans notre combat pour la vérité de soutenir ce projet afin qu’il puisse se concrétiser pour le soixantième anniversaire de l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka. De même nous vous tiendrons au courant des différentes initiatives à l’occasion de cet anniversaire.
Pour terminer, comme chaque année, permettez-moi d’évoquer certains des amis et proches disparus depuis notre dernier rassemblement en 2023.
Abdellatif Derkaoui, en novembre 2023. Le militant, l’artiste et surtout l’ami nous a quittés comme il a vécu ses derniers mois, avec dignité et discrétion.
Mohamed Ben Saïd Aït Idder en février 2024. Le peuple marocain et le mouvement progressiste et démocrate ont perdu l’un des derniers dirigeants de la résistance acharnée contre le colonialisme, l’une des figures éminentes du mouvement de libération nationale qui a consacré sa vie à la défense de la cause populaire pour la liberté, la démocratie, la justice sociale et la dignité. Ma famille a pleuré un ami proche avec qui nous avions une relation privilégiée nourrie d’un grand respect mutuel et d’une sincère fraternité.
Abdelaziz Nouaidy en mai 2024. Juriste, avocat, était président fondateur de l’association Adala, secrétaire général de Transparency Maroc, et, surtout, défenseur acharné des victimes des violations des droits humains au Maroc. Homme de convictions et d’intégrité, il avait en 2014 refusé la Légion d’honneur proposée par le président François Hollande, marquant sa solidarité et son soutien au peuple palestinien à Gaza face à l’agression israélienne soulignant le renoncement du président français aux droits humains et au droit international.
Henri Leclerc en septembre 2024. Grand défenseur des droits et des libertés, il était un militant infatigable de la lutte pour les droits humains. Aussi bien au nom de la LDH qu’à titre personnel, il a toujours été à nos côtés dans notre combat pour la vérité, la justice et contre l’impunité. Sa présence et sa parole vont nous manquer.
Joyce Blau il y a quelques jours. Elle est née au Caire en 1932. Au début des années 1950, elle sympathise avec les mouvements d’opposition, dont celui d’Henri Curiel. En 1954, elle est arrêtée puis elle est expulsée du pays. Elle s’exile alors en France. Ses engagements aux côtés d’Henri Curiel dans le cadre du groupe Solidarité furent intenses : soutien aux indépendantistes algériens, et aux militants de l’ANC, activiste de la paix entre Israéliens et Palestiniens, et surtout passeuse de cultures au sein de l’Institut kurde de Paris. Son regard illuminait les lieux où elle se trouvait.
Rhita Bennani. Je souhaite vous remercier pour les marques d’amitié et de réconfort que vous avez été très nombreux à nous adresser à la suite du décès de ma mère Rhita Bennani. Elles étaient à la mesure de l’admiration qu’elle suscitait par sa dignité, son courage et sa détermination à combattre pour connaître la vérité sur le sort de son mari et le père de ses enfants. Aujourd’hui, nous sommes envahis par la tristesse et la douleur de la perte de celle qui ne sera plus là pour nous insuffler son optimisme, son rire, sa jeunesse, ses conseils et, par sa seule présence, son courage et sa détermination. Cependant, un autre sentiment est également présent avec force, c’est une grande colère envers ces dirigeants qui ont refusé et qui continuent de refuser de répondre à un souhait légitime et à une obligation morale face à la mort : permettre à une famille de faire son deuil et de se recueillir sur la sépulture d’un être cher. Mais elle nous a également appris à ne jamais baisser les bras face aux obstacles de la vie. Par son exemple et avec son souvenir, nous arriverons à surmonter cette terrible épreuve dans laquelle nous plonge sa disparition.