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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

Laurent Mucchielli : l’identité nationale, une régression historique et politique

Il est désolant de voir « le débat public se concentrer sur l'identité nationale, le drapeau, la lutte contre l'immigration clandestine et autres obsessions franco-françaises. La pression de l'extrême droite a remis en route la machine destructrice qui place au centre de tout "l'immigration" et le rejet de l'autre.»1 Concernant la notion d'identité nationale française, la vigoureuse mise au point de Laurent Mucchielli nous semble particulièrement salutaire2. Pour terminer, vous trouverez un petit texte où Olivier Wieviorka montre que le sentiment national n'est peut-être pas aussi «naturel» qu'on le dit.

L’identité nationale : une régression historique et politique

Contrairement à la rhétorique de ses promoteurs, l’identité nationale n’est pas un tabou qu’ils auraient le courage d’enfreindre. Pas plus que l’immigration et l’intégration. Voici au contraire près de vingt-cinq ans que l’on ne cesse d’en parler dans le débat public français. L’extrême droite s’en est emparée au début des années 1980 et c’est son fonds de commerce depuis lors. Mais une partie de la droite « républicaine » y a toujours été sensible, et une partie de ses dirigeants a toujours tiré sur cette corde dans un but électoraliste. A t-on oublié les petites phrases sur « le seuil de tolérance dépassé » et sur « le bruit et les odeurs », prononcées en juin 1991 par un certain… Jacques Chirac ? La droite n’en a du reste pas le monopole, comme les propos d’un Georges Frèche (Président de la région Languedoc-Roussillon, tardivement et laborieusement exclu par le Parti Socialiste) en ont depuis longtemps témoigné. C’est dire si la stratégie de Nicolas Sarkozy n’abuse personne, et s’il est affligeant de constater que Ségolène Royal s’empresse (comme Lionel Jospin en 2002 sur la sécurité) de singer son adversaire.

Que cette stratégie soit électoralement payante pour la droite est probable. Le sondage commandé par la chaîne LCI et par Le Figaro (13-15 mars) indique ainsi que les sympathisants du Front National approuvent l’idée d’un ministère de l’identité nationale quasi unanimement et que ceux de l’UMP la soutiennent à plus de 80 %. Suivent les sympathisants de l’UDF qui sont d’accord à près de 60 %, tandis que la plupart des sympathisants des partis de gauche désapprouvent. Comme quoi la différence entre la droite et la gauche n’a peut-être pas totalement disparu… Hélas la peur, le repli sur soi et la frilosité menacent de l’emporter chez une majorité de nos concitoyens, qui ne sont pourtant pas tous xénophobes. Aussi voudrait-on donner quelques arguments supplémentaires pour les convaincre que cette idée d’un ministère de l’identité nationale et/ou de l’immigration constitue une terrible régression.

Premièrement, qu’on le veuille ou non, l’idée d’un ministère de ce type rappelle une autre période de l’histoire de France : les années 1930. Appelés pour reconstruire et repeupler la France après la boucherie de 14-18, les étrangers étaient plus de 3 millions à travailler dur dans la France de l’époque, Italiens et Polonais en tête. Mais quand vint la crise, le chômage, la misère et la délinquance, alors on ne voulut plus des « ritals », « polaks » et autres « métèques ». La xénophobie populiste se déchaîna, au nom notamment de… l’identité nationale menacée. Les étrangers furent ainsi les boucs émissaires de la crise et de ce que certains appelaient (déjà) le « déclin de la France »…, avant que le vieil antisémitisme revienne se mêler à la partie et que le régime de Vichy réalise finalement la synthèse de tous les racismes au nom de (déjà aussi) « la France aux Français ». Rappeler cela, ce n’est pas faire un procès d’intention à quiconque. C’est signifier en revanche qu’on ne peut pas prétendre puiser en toute innocence dans la mémoire collective des expressions aussi fortes et aussi connotées.

Deuxièmement, après le sommet de barbarie que fut la Deuxième guerre mondiale en Europe, il se trouva une génération d’hommes et de femmes politiques pour comprendre que c’étaient notamment les idéologies nationalistes qui nous y avaient mené. Ceux-là inventèrent le rêve européen et commencèrent à le faire exister. Ce rêve est aujourd’hui en panne parce que leurs successeurs ne parvinrent pas à donner à l’Europe une consistance autre qu’économique. Mais la voie du progrès demeure celle qu’ils tracèrent : le dépassement des nationalismes, la recherche d’une identité commune qui fasse que l’on puisse se reconnaître les uns les autres, les uns dans les autres, sans que cela implique que l’on renie ou que l’on renonce à quoi que ce soit dans les multiples facettes de ce qui constitue nos identités individuelles.

Troisièmement, la modernité se caractérise précisément par la reconnaissance et la valorisation de la pluralité des éléments qui constituent l’identité individuelle. Nos sociétés occidentales se composent de personnes qui se définissent par des genres (je suis une femme ou un homme, hétérosexuel ou homosexuel), par des lignées familiales (je suis le fils ou la fille d’un tel et j’en ai hérité plus ou moins consciemment beaucoup de choses), par des origines géographico-culturelles (je suis de telle origine qui a forgé une partie de mes goûts, de mes habitudes, de mes sensations), parfois par des lieux de vie ou encore par des professions, bref par l’appartenance à des groupes ou à des communautés multiples. La communauté nationale en fait bien entendu partie. Je suis aussi Français, pétri d’une histoire qui a eu ses hontes et ses gloires, ses tyrans et ses libérateurs. Je me sens également « chez moi » en France, j’aime mon pays et, lorsque je regarde une compétition sportive, je peux dire « que le meilleur gagne » mais je vibre évidemment pour l’équipe de France… Cette communauté nationale me constitue, mais elle n’est pas et ne saurait être l’unique, ni même forcément la principale de mes appartenances. En tous cas pas s’il s’agit d’écraser toutes les autres. La modernité, c’est la pluralité des identités. Certes, l’époque actuelle se caractérise incontestablement par un déficit d’identité commune et par un questionnement sur le désir et sur les conditions du vivre-ensemble. Mais l’identité nationale n’en est pas le remède, c’est un plat réchauffé devenu rance, c’est une idée étriquée.

Enfin, quatrièmement, la France n’est pas une « nation » préconstituée qui serait menacée par des éléments exogènes appelés « immigrés ». Cette opposition est une pure illusion, et un mensonge historique. Il faut regarder la France de 2007 pour ce qu’elle est : une société multiraciale et en partie multiculturelle. Et il faut cesser de considérer que l’immigration est en soi un « problème ». Comme l’ont montré les historiens, la France est fondamentalement un pays d’immigration, qui n’a cessé de se constituer dans et par les millions d’immigrants qui sont venus s’y installer et y fonder leur famille. L’immigration a toujours été une chance et une ressource pour notre pays. Aujourd’hui encore, la France doit son dynamisme démographique aux dernières vagues d’immigrants. Et ce qui a permis à ce « creuset français » d’exister et de réussir, ce n’est pas l’adhésion passionnée à la mythologie nationaliste ni la lecture émerveillée des aventures d’Astérix le Gaulois… Ce qui l’a permis, c’est la capacité du pays à intégrer économiquement, scolairement et politiquement ces vagues successives de migrants venus le constituer et le fortifier. Dès lors la question se renverse : elle n’est plus d’interroger le prétendu problématique « désir d’intégration » des immigrés (pourquoi croit-on qu’ils ont migré ? Pour rester en marge des autres ?), mais d’interroger le projet collectif de la société d’accueil. Sommes-nous capables de réinventer un système économique qui donne une place à tout le monde ? Sommes-nous capables de comprendre que l’école ne peut pas être la matrice de la citoyenneté si elle ne fait que reproduire et sanctionner les inégalités de départ entre les familles ? Sommes-nous capables de réinventer une nouvelle fois un compromis républicain qui respecte la pluralité des identités tout en donnant à chacun le désir et les moyens de participer à l’écriture d’un destin collectif ?

Telles sont les véritables questions d’avenir sur lesquelles on voudrait entendre réfléchir monsieur Sarkozy et madame Royal, plutôt que de les voir surfer sur les inquiétudes de nos concitoyens en recherchant dans les manuels d’histoire des symboles vidés de leur contenu, au risque d’exhumer du passé un nationalisme qu’on espérait mort et enterré.

Laurent Mucchielli

vendredi 30 mars 2007

Loin d’être naturel, le sentiment national, une notion relativement moderne, serait plutôt le fruit de représentations imaginaires. Une thèse habilement développée par Benedict Anderson.1

Le sentiment national constitue, semble-t-il, une puissante évidence. Que les individus se sentent profondément et naturellement français, marocains ou indonésiens, et soient de ce fait prêts à mourir pour obtenir ou sauvegarder l’indépendance de leur pays, voilà qui ne surprend guère, l’amour de son pays correspondant, pense-t-on, à un sentiment naturel et profondément ancré dans le coeur de chaque individu. Trompeuse impression, affirme Benedict Anderson dans un ouvrage stimulant2. Car le nationalisme, loin de se fonder sur une réalité géographique ou humaine, provient avant tout d’un imaginaire qui précède — et modèle — l’idée de Patrie. Le sentiment national ne découle pas, souligne l’universitaire américain, d’apprentissages communs, puisque les millions d’individus qui peuplent un pays ne se connaissent pas et ne se connaîtront jamais. Ils se sentent pourtant profondément unis dans une communauté de destins.

Olivier Wieviorka

  1. Extrait de Olivier Wieviorka, «Allons enfants de la patrie», Libération, 27 juin 1996.
  2. Benedict Anderson, L’Imaginaire national, traduit de l’anglais par Pierre Emmanuel Dauzat. LaDécouverte, 216 pp.
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