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Édition du 15 avril au 1er mai 2025

« Lapo Chapé » : entretien avec les réalisatrices de ce documentaire sur le métissage, par Eric Mesnard

Interview d’Aude Julienne-Wiltord et de Mélissandre Monatus, réalisatrices du documentaire Lapo Chapé, par Eric Mesnard pour histoirecoloniale.net

Mélissandre Monatus et Aude Julienne-Wiltord ont réalisé un documentaire qui associe témoignages et réflexions sur  « les enjeux de l’identité́ à travers les thématiques de la couleur de peau et du métissage ». Il a suscité, lors de sa projection le 26 mars dernier à l’Assemblée nationale, un échange d’une grande richesse. L’historienne Nelly Schmidt dans une Histoire du Métissage (éditions La Martinière, 2004) écrivait que le « métissage est aujourd’hui devenu un symbole de l’échange culturel et l’objet d’une fascination après avoir longtemps été, aux Amériques, en Afrique ou en Asie, victime d’un système répressif, dicté par le rejet de la différence et la ségrégation ».

  • Expliquez-nous la signification et le choix pour le titre de votre documentaire de l’expression créole « Lapo chapé ».

Aude Julienne-Wiltord. Le choix du titre Lapo Chapé n’est pas anodin. Il s’inscrit dans une réflexion historique et mémorielle sur les systèmes de hiérarchisation mis en place à l’époque coloniale. Dans ma famille, j’ai plus souvent entendu l’expression « Lapo Sauvé », utilisée dans les Antilles pour désigner une personne au teint plus clair, dont la couleur de peau – perçue comme un privilège – aurait pu lui permettre d’échapper à certaines formes d’oppression, notamment durant la période esclavagiste. Il reflète une réalité brutale : celle d’une société où la carnation pouvait influer sur la condition sociale et les traitements réservés à chacun.

Le terme « Lapo Chapé » porte la même signification, avec cette nuance linguistique propre au créole selon les territoires. Il évoque littéralement une peau qui « s’échappe », une peau qui permet de s’extraire – symboliquement ou concrètement – de la violence du système esclavagiste, de certaines discriminations ou des pires formes de traitement réservées aux personnes esclavisées. On retrouve dans cette expression une mémoire douloureuse, mais aussi une stratégie de survie dans un système colonial profondément inégalitaire.

Après réflexion, et échanges avec ma binôme, nous avons retenu l’expression Lapo Chapé, pour son impact phonétique et sa force évocatrice car il conservait aussi le même sens et les mêmes racines que le terme Lapo Sauvé, que j’entends depuis mon enfance. Le titre est à la fois un héritage, un constat et une ouverture vers la discussion sur la complexité des identités postcoloniales. Le titre fait donc écho à cette tentative de libération, qu’elle soit physique, mentale ou sociale, et à l’expérience de nombreuses personnes métissées prises entre plusieurs identités et parfois perçues comme « ayant échappé » à quelque chose, tout en étant en réalité toujours confrontées à d’autres formes d’assignation ou d’invisibilisation.

Mélissandre Monatus. Au départ, nous avions envisagé d’intituler le film « Pô Chapé », une expression que l’on trouve d’ailleurs sous plusieurs formes sur Internet — bien que cette orthographe ne soit pas correcte. Aucune de nous deux ne maîtrisait véritablement l’orthographe créole, nous avons donc tenu à consulter un·e spécialiste pour valider la forme juste. « Pô Chapé » est une expression que personnellement j’ai entendu fréquemment lorsque, petite,  j’allais à la Martinique voir la famille avec mes parents et ma fratrie, dans le cadre des congés bonifiés.

C’est à l’issue d’une longue discussion avec Térèz Léotin que notre choix s’est précisé. Bien que nous soyons parties sur « Pô Chapé », ses explications nous ont permis de comprendre que, selon la graphie créole martiniquaise — qui s’imposait à nous puisque nous sommes toutes deux d’origine martiniquaise — la forme correcte était « Lapo Chapé ». Pour elle, il était également essentiel que le film porte un titre ancré dans nos origines. Même si cela peut passer inaperçu pour une partie du public, le choix de ce titre avait une valeur symbolique forte : il incarnait une forme de fidélité à notre héritage culturel et linguistique. Ce terme signifie : « la couleur de peau qui échappe au statut d’esclave », et c’est donc avec cette orthographe précise que nous avons choisi de nommer le film.

  •  Pour nos lectrices et lecteurs qui n’auront pas encore vu votre documentaire, pourriez-vous nous expliquer le choix du montage alternant témoignages et interventions comme celles de la psychanalyste Jeanne Wiltord, autrice notamment de Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir… et d’abord un Noir, c’est de quelle couleur ? – Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles.

M. M.  L’idée de la table ronde est née d’une expérience personnelle qui a eu lieu deux semaines après ma rencontre avec Aude. À l’origine, je pensais réaliser un film — pas forcément un documentaire — mais c’est finalement ce format qui nous a semblé le plus accessible et pertinent.

Cette expérience personnelle s’était manifestée dans le cadre de mes activités dans l’industrie du jeu vidéo, lors d’une soirée évènementielle consacrée à la place des Afrodescendants dans l’industrie du jeu vidéo, organisée chez Ubisoft par l’association Afrogameuses, issue de ce même secteur.

Après l’évènement, nous nous sommes tous retrouvés dans un bistrot pour continuer les échanges et de là on est passé à des conversions plus intimes sur nos métissages respectifs, nos problématiques liées à la couleur de peau, etc…, et je me suis dit « mais ça, ça n’existe pas dans l’espace cinématographique ou télévisuel ! ». Cette idée a germé très rapidement. Il m’a semblé comme une évidence de procéder ainsi et j’ai soumis cette idée à Aude.

Je précise que lors de cet évènement, j’avais rencontré pour la première fois, Terrence Toussaint Bissafi, l’un des interviewés du groupe, et la seule connaissance que j’avais identifiée au préalable pour cette scène (suffisamment pour savoir qu’il serait pertinent, et pas assez pour ne pas être moi-même complètement biaisé), car j’avais appris au cours de la soirée qu’il était né au Congo Brazzaville de parents tous deux métis. Comme il a la particularité d’avoir des yeux verts et des cheveux roux et lisses, avec des taches de rousseur, je savais que si je faisais un projet de film, je le voulais comme acteur ou en tout cas participant, parce que je lui trouvais une beauté atypique et je suis fascinée par les beautés atypiques issues de métissages que je nomme « métissage ethniques ». Je l’ai donc contacté pour faire partie du casting.  Terence a dédié au film une musique originale de son répertoire. C’est celle que vous entendez en début et en conclusion du documentaire.

Pour la table ronde, il était très important pour moi que les gens ne se connaissent pas non plus, de façon à ne pas biaiser les échanges. C’était évidemment un pari à prendre parce qu’ils ne savaient pas de quelle manière j’allais les faire parler d’eux et ils ne savaient pas non plus avec quel document je lancerai le débat. C’est, me semble t-il, la raison pour laquelle nous obtenons une telle authenticité des témoignages.  La seule consigne était pour eux de réagir et prendre la parole ; s’exprimer et dévoiler ce que cela leur inspirait.

Pour les interviews individuelles, nous avions préparé les questions, Aude et moi, mais nous ne les leur avions pas communiquées à l’avance, pour que l’échange reste précisément le plus authentique possible. Cela donna lieu à des conversations qui petit à petit sont devenues plus intimes. Chaque enregistrement a duré entre 1h et 1h30. Nous avons énormément de propos intéressants que nous n’avons pas insérés dans le court-métrage de 31 minutes.  

Les interventions de spécialistes comme Jeanne Wiltord, de personnalités publiques comme Larry Vickers, ou d’associations comme le Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98) et CAP Métissage, étaient pour nous un gage de crédibilité supplémentaire, puisque l’on sait aujourd’hui que beaucoup nient ou passent sous silence les effets du racisme. Il est important de montrer qu’il s’agit également de problématiques interfamiliales :  il existe du racisme dans les familles du fait même de cette classification du métissage établie au XVIIIème par Moreau de Saint-Méry qui est ancrée dans notre imaginaire collectif et dans notre construction sociétale.

J’ai, en exemple, l’histoire que me racontait ma belle-sœur. Elle et sa petite sœur âgée d’un an de moins ont une carnation différente. Sa sœur est plus foncée de peau. Dans le cadre de réunions familiales, lorsque leurs parents recevaient, elle me disait qu’il était régulier qu’un de ses oncles lui offre des cadeaux, mais aucun à sa sœur, ou alors moins bien. Elle avait pris conscience que sa couleur de peau lui donnait ce privilège par rapport à sa sœur. Cela m’avait beaucoup marquée, parce que je n’avais pas conscience de cela dans les familles. Avec ma fratrie, nous avons tous les trois la même carnation et je m’interrogeais uniquement par rapport à celle de mon père, noir. Avec cette histoire, j’ai compris que c’était un comportement hérité de la période esclavagiste, comportement qui perdure, et dont les gens n’ont pas nécessairement conscience tant il est ancré dans le quotidien. Cette problématique est exposée dans notre introduction avec la voix off de Jean-Pierre Dorothée, Trésorier du CM98.

A. J-W.  L’idée d’ouvrir le film par des micros-trottoirs m’est venue de mon expérience en tant qu’assistante de tournage sur l’émission Les Pouvoirs extraordinaires du corps humain animée par Michel Cymes et Adriana Karembeu. Lors d’un épisode consacré à l’amour, nous avions réalisé des micros-trottoirs et des caméras cachées à Châtelet. J’avais trouvé cet exercice extrêmement révélateur, car il permettait d’obtenir des réactions spontanées, authentiques, et de capter une diversité de points de vue difficilement accessibles autrement. C’était aussi un bon moyen de « prendre la température » sur le sujet du métissage et de la perception de la couleur de peau, et d’aller à la rencontre de personnes que l’on n’aurait peut-être pas pu interviewer en profondeur par la suite. Certaines réponses nous ont profondément touchées, notamment celles évoquant le harcèlement scolaire lié à la couleur de peau. Ces capsules courtes ont offert un contraste puissant avec les séquences de table ronde, imaginées par Mélissandre qui souhaitait créer un espace plus intime et horizontal, où la parole circule librement entre les participant·es, sans hiérarchie. Cette complémentarité entre témoignages bruts et échanges profonds donne au film sa dynamique particulière.

Ce dispositif a permis de faire résonner des voix différentes dans un cadre commun, en révélant les douleurs, les fiertés, mais aussi les contradictions qui traversent les personnes métisses. En parallèle, il nous semblait important de ponctuer le film d’interventions individuelles, notamment de spécialistes ou de figures reconnues, pour donner une résonance plus large et une meilleure visibilité à notre documentaire. Ces interviews individuelles, étaient, donc, pensées comme des respirations, mais aussi comme des éclairages nécessaires et complémentaires.

Nous pouvons par exemple citer le témoignage de Murielle Wiltord, une de mes tantes. A l’occasion d’un hommage rendu à la grande écrivaine Maryse Condé, ma tante installée à New York, était alors de passage à Paris pour trois jours. C’était l’occasion idéale de l’inclure dans le projet. Murielle est une figure engagée, décorée de la Légion d’honneur en 2023 pour son travail de valorisation de la culture antillaise à l’international. Elle fait partie des 100 femmes les plus influentes du monde selon le New York Times. Son témoignage — notamment sur le racisme intra-communautaire, dont on parle peu — est aussi l’un des plus marquants du film. C’est elle qui a inauguré notre série d’interviews, la toute première pierre du projet.

Dans cette même lignée, nous avons également interviewé et contacté des associations comme Cap Métissage ou le CM98, avec lesquelles Mélissandre avait déjà collaboré. De mon côté, j’avais déjà rencontré Larry Vickers à la personnalité solaire et au parcours exceptionnel. Larry, chorégraphe, danseur, et égérie de mode, a travaillé avec des icônes comme Michael Jackson (Thriller), Joséphine Baker, Liza Minelli ou Minnie Riperton. Cela faisait de lui un témoin à part, notamment pour sa vision internationale et les différences qu’il a pu noter et vivre en essayant de s’intégrer en France. Larry, par sa grande générosité à l’écran, incarne la touche de légèreté et d’humour du film, avec sa joie communicative et son éternel sourire.

Le choix de Jeanne Wiltord, psychanalyste et autrice de Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir… et d’abord un Noir, c’est de quelle couleur ? s’est imposé naturellement. Jeanne est aussi ma tante, son analyse des conséquences psychiques de la colonisation aux Antilles apporte une profondeur essentielle au propos. Elle est notre atout scientifique avec Jennifer Banguio, spécialiste des traumas transgénérationnels sur les réseaux sociaux. Son expertise a complété parfaitement l’axe psychanalytique du documentaire.

Comme vous pouvez le constater, ce film s’est construit avec peu de moyens mais beaucoup de cœur. Nous n’avions aucun financement pour ce projet et avons donc travaillé bénévolement, notre équipe et nous même, en mobilisant notre entourage et en faisant appel à des inconnu.es ayant répondu à notre annonce et appel à participations, ou via des micros-trottoirs. Chaque personne qui a accepté de se livrer face caméra a transformé le projet. Cette diversité de profils, de voix, d’histoires, c’est aussi ce qui fait la richesse du documentaire. Sans toutes ces personnes, il n’aurait jamais eu la même force et portée. Nous les en remercions.

  • Vous citez dès le début de votre documentaire un extrait de Moreau de Saint-Méry (1750-1819) inlassable défenseur de l’esclavage et de la ségrégation raciale. Il proposa, dans un ouvrage écrit à la fin du 18ème siècle, une classification systématique en fonction de 128 combinaisons possibles, selon lui, de métissage où il utilisait de nombreux termes pour désigner les « non-Blancs » : « nègre », « sang-mêlé », « rouge », « mulâtre » (de mulet, bête hybride …), « quarteron », « octavon », « griffe », « câpre », « mamelouk » …   Pourquoi cette référence à l’auteur de la Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue publiée en 1797 ?

A. J-W. La citation de Moreau de Saint-Méry au tout début du documentaire n’est pas anodine : elle pose le cadre historique et idéologique dans lequel se sont enracinées certaines représentations raciales qui continuent, consciemment ou non, à structurer nos sociétés postcoloniales. Ce juriste du XVIIIème siècle, en cherchant à classifier les êtres humains selon leur degré de métissage, a cristallisé une vision déshumanisante où l’homme noir, quoi qu’il fasse, était condamné à rester en bas de l’échelle. Même avec un métissage progressif, il ne pouvait s’extraire de sa condition : il demeurait marqué par une supposée « tache originelle ». Ce système pseudo-scientifique, sous couvert de rigueur intellectuelle, érigeait une hiérarchie de couleur profondément raciste, et assimilait l’humain à l’animal, comme le montre tristement l’étymologie du mot « mulâtre » – dérivé de mulet, l’hybride.

J’avais moi-même entendu parler de cette classification très tôt, bien avant de travailler sur ce documentaire. Elle n’était pas simplement un souvenir de manuel scolaire, mais une trace bien vivante. Enfant, vers l’âge de huit ans, ma mère m’a envoyée vivre deux ans en Martinique. C’est là que j’ai été confrontée pour la première fois à ces mots, à cette manière de désigner l’autre, ou soi-même, par sa couleur, sa texture de cheveux ou son origine perçue. Des expressions comme « chabin », « mulâtre », ou encore « béké », faisaient partie du langage courant. Je me souviens notamment avoir entendu des remarques à propos de mon grand-père paternel, à qui l’on reprochait d’avoir « noirci » la lignée en épousant ma grand-mère, une Indienne « coolie ». Ce genre de commentaires, dits parfois sur le ton de la plaisanterie, laissent pourtant des traces profondes.

Encore aujourd’hui, ces expressions continuent d’exister dans les Antilles et bien au-delà. On entend encore : « Lui, c’est un béké, il doit être riche », ou « Quelle belle mulâtresse ! » – comme si la valeur d’une personne pouvait se mesurer à la clarté de sa peau. Ces termes véhiculent des stéréotypes hérités de la colonisation, renforcent des schémas de domination et, surtout, enferment les individus dans des cases identitaires qu’ils n’ont pas choisies.

C’est précisément cela que nous voulions dénoncer : la manière dont le langage peut devenir un outil d’oppression, mais aussi un levier de libération. Car s’affranchir de ces mots, c’est aussi commencer à s’affranchir de ce qu’ils véhiculent. Il ne s’agit pas de nier les réalités historiques ou sociales, ni de gommer les différences, mais bien de refuser les hiérarchies implicites qu’ils imposent. Se libérer, c’est aussi cesser de se définir par le regard que l’autre a posé sur nous pendant des siècles.

 En ouvrant le film par cette citation, nous avons voulu poser une ligne de faille, un point de départ pour mieux comprendre les mécanismes qui perdurent encore aujourd’hui. Pour, ensuite, mieux les déconstruire.

M. M. Je trouvais très important d’avoir une citation de Moreau de Saint-Méry en début de film pour présenter le sujet et souligner sa gravité. C’est encore aujourd’hui très vivant dans notre société et peu de gens aujourd’hui savent d’où vient cette classification par la couleur de peau des hommes et des femmes.

A la fin du film, la citation de Maryse Condé (« Un jour viendra où la terre sera ronde et où les hommes se rappelleront qu’ils sont des frères et seront plus tolérants.  Ils n’auront plus peur les uns des autres, de celui-ci à cause de sa religion, de celui-là à cause de la couleur de sa peau, de cet autre à cause de son parler. ») est une façon de rendre hommage à son talent d’écrivaine et à l’héritage littéraire qu’elle a laissé à la France.

Lors de mes études supérieures en master de communication – publicité, média, option communication institutionnelle -, j’ai écrit une thèse sur l’image des Noirs dans la société française à travers la publicité sous-titrée Quand l’inconscient surgit et que le conscient agit publiée en 2024. L’une des annexes de cet ouvrage reprend le visuel de la classification simplifiée de Moreau de Saint-Méry que j’avais recréée.  Cette description topographique a toujours été, pour moi,  un questionnement sur ma propre identité. Et il me semblait pertinent de l’utiliser en accroche du film, puisque la conversation part de ce visuel précisément.

A cette époque de ma vie d’étudiante, je participais aux colloques menés par le CM98, et j’y ai appris que les femmes esclaves cherchaient à blanchir leur descendance pour mieux sortir de l’esclavage, elles et leurs enfants.

Cela m’a fait un choc, à l’époque de mes études, de penser que j’étais sans doute le fruit ou le produit d’une réflexion visant, d’une certaine manière, à enterrer une identité originelle africaine pour en créer une nouvelle, considérée alors comme plus acceptable et inscrite, bien sûr, dans cette logique de sortie de l’esclavage. Cela m’a amenée aussi à penser que les femmes de l’époque, qui faisaient déjà énormément de sacrifices (on parle ici de femmes « potomitantes »[1]), ont emprunté cette stratégie de survie pour elles et leur lignée, qui est une forme de non-retour à leur identité initiale. Je précise tout de même que je suis, pour ma part, issue d’un métissage entre un père noir et une mère blanche et que je pense que mon père a suivi consciemment ou inconsciemment ce principe de loyauté envers son clan familial.

  • Le débat qui a suivi la projection de votre documentaire à l’Assemblée nationale le 26 mars dernier, à l’image de votre film, a permis un riche échange mêlant témoignages autobiographiques et réflexions plus théoriques sur les représentations « racialisées » héritées de la colonisation esclavagiste.  Aude a évoqué lors du débat une humiliation … Un jeune homme a «livré» un lourd secret … «Vous envisagez d’aller dans des classes, comment pensez-vous aborder avec des élèves ces questions sensibles» ?

A. J-W.  Comme vous l’avez justement rappelé, c’est un sujet qui me touche particulièrement. Le débat à l’Assemblée a révélé à quel point les douleurs liées à la couleur de peau ou au métissage sont encore très présentes, parfois même enfouies. Ces moments de parole, lorsqu’ils sont accueillis avec respect et bienveillance, peuvent être profondément libérateurs.

C’est précisément pour cette raison que je crois à la nécessité d’intervenir dans les établissements scolaires. J’en suis d’autant plus convaincue que mon parcours universitaire et professionnel m’a amené à enseigner tant à l’Université au Japon qu’à des enfants de 5 à 12 ans en difficulté scolaire  (j’ai un master en enseignement en arts plastiques et histoire de l’art). Cette conviction est aussi liée à mon vécu : celui d’enfant harcelée scolairement en raison de sa couleur de peau. Je connais la blessure, le silence, la honte parfois, qui peuvent s’installer très tôt et marquer durablement, parfois même avec la connivence de certains enseignants ! Il est donc, essentiel, de créer un espace d’échange et partage autour de ces thématiques.

Aujourd’hui, même si les mentalités évoluent, le sujet reste sensible, parfois tabou. Le racisme n’est plus toujours frontal, il se glisse dans les interstices du quotidien de manière insidieuse. Il peut prendre la forme d’une main dans les cheveux sans consentement, de surnoms maladroits, de réflexions banalisées… Ou, encore, de jeunes filles qui se sentent obligées de lisser leurs cheveux ou de se blanchir la peau pour correspondre à des critères de beauté occidentaux profondément ancrés, car elles sont persuadées qu’il faut correspondre à ces critères pour être belles ou pour être pleinement acceptées. Ces comportements sont souvent le reflet d’une construction inconsciente, d’une intériorisation de l’infériorité. C’est précisément cela que nous devons déconstruire.

Notre objectif, à travers des interventions en milieu scolaire ou universitaire, est donc de créer des espaces de parole sécurisants, bienveillants, adaptés à chaque tranche d’âge. Nous souhaitons proposer des ateliers mêlant pédagogie, expression artistique et réflexion collective. Poser simplement la question : « Pour vous, la couleur de peau ou le métissage, est-ce une richesse, un trésor… ou un fardeau ? » peut déjà ouvrir la voie à une discussion sincère.

Nous avons déjà été approchées par la Sorbonne Nouvelle qui s’est montrée intéressée par le projet. Nous croisons les doigts pour que cela se concrétise, car je suis convaincue que c’est à l’école que se joue l’essentiel. Sensibiliser les plus jeunes, c’est aussi leur offrir la possibilité de grandir avec un regard plus juste sur eux-mêmes et sur les autres.

M. M. Nous avons pensé ce film comme un outil pédagogique, pour les plus jeunes, et presque comme un outil thérapeutique pour les anciens, afin d’engager la réflexion et le débat, et permettre de comprendre que ces questions ne concernent pas qu’une seule génération. Ensuite, il s’agit à travers ce documentaire d’apporter une réponse pour comprendre pourquoi on en est encore aujourd’hui à penser une personne, ses compétences, ses qualités… au prisme de sa couleur de peau. Ceci est une fabrication d’une époque révolue, l’époque esclavagiste. Ayant discuté avec l’historienne, Aurélia Michel, j’aimerais pouvoir, grâce à ses recherches, leur expliquer que Moreau de Saint-Méry était lui-même issu d’une famille d’ascendance africaine et que sa classification n’était qu’une construction visant à conserver, pour une minorité, des privilèges. Il est temps de déconstruire, ce qui a trop longtemps impacté les femmes et les hommes dans leurs rapports sociaux, mais aussi au sein des familles et dans leur estime de soi.

Mon père et sa fratrie, mon grand-père et ma grand-mère ont tous la peau noire. Il m’aurait été inimaginable de penser que mon arrière-grand-mère paternelle ait pu avoir une peau aussi claire que la mienne, avec une texture de cheveux similaire. Et pourtant, cette découverte récente est venue éclairer sous un jour nouveau certaines paroles restées en moi, notamment cette phrase que ma grand-mère m’a dite alors que je n’avais que huit ans, reprise dans mon film et dans la préface de ma thèse « Je suis moche parce que je suis noire », qui a joué un rôle central dans ma construction.

C’est aussi pour tout cela que nous envisageons d’organiser des projections suivies de débats qui, pour les plus jeunes, seraient accompagnés d’ateliers de groupes animés par nos soins en présence de leurs référents. La brochure qui accompagne le film permet de préciser nos modalités et intentions pédagogiques : Brochure_programme pédagogique de « LAPO CHAPÉ »


[1] Le potomitan désigne le poteau central dans le temple vaudou. L’expression peut aussi servir à désigner le « soutien familial », généralement la mère.


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