
L’antisémitisme colon en Algérie : une longue histoire[1]
2/ Au XX è siècle
L’entre-deux-guerres
L’expression – publique – de cet antisémitisme devint moins agressive. Mais il subsista dans les tréfonds de l’opinion. À Oran, en 1925, le docteur Jules Molle devint maire à la tête d’une liste antijuive, puis député en 1928. À Alger, en mai 1935, c’est un militant des Croix-de-Feu, Augustin Rozis, antisémite notoire, qui fut élu maire.
La fièvre atteignit un nouveau pic lors du Front populaire. Évidemment, comme en métropole, la personnalité du président du Conseil déchaîne des torrents de haine. « L’abbé Gabriel Lambert, nouveau maire d’Oran, se voulut le plus acharné des opposants. Personnage truculent pour ses amis, démagogue avec la population et violent pour ses ennemis, il apparaissait en public, le plus souvent, avec son écharpe tricolore et coiffé du casque colonial. Il appela à la « mobilisation générale contre les juifs et le Front Populaire, ces gens qui n’ont pas de terre de France à la semelle de leurs souliers » »[2]. En cette période où une certaine droite française, éprise d’ordre, regardait avec intérêt les expériences fasciste et nazie, les Ligues recrutèrent en masse. En novembre 1938, Alger eut la visite de Jacques Doriot. Charles Maurras ne pouvait manquer cette étape. Il alla en Algérie à deux occasions,e en 1935 et en décembre 1938. Il confia aux lecteurs de L’Action française son émotion de constater que l’antisémitisme y était toujours aussi virulent, avec ces titres : « En Algérie : l’Antijuif », « En Algérie : le Juif et l’Indigène », etc.
Le terrain était tout préparé pour que les lois antisémites de Vichy soient appliquées en Algérie, le plus souvent avec zèle.
Durant la Seconde Guerre mondiale
Comme en métropole, l’arrivée au pouvoir de Pétain fut, pour une partie de la population européenne d’Algérie, une divine surprise. À un antisémitisme semi-séculaire solidement implanté s’ajouta une volonté de revanche, un grand nombre de Juifs algériens étant engagés à gauche, en particulier lors du Front populaire. Les mesures antisémites prises par les autorités de l’État français en Algérie ne furent en aucun cas dues à des pressions allemandes. Pétain en personne prit soin de lui donner des consignes précises : « La question juive en Afrique du Nord est à régler ; il est essentiel de mettre fin à une activité politique nuisible » (instructions au général Weygand, 5 octobre 1940). Une série de mesures fut mise en place. Le statut des juifs du 3 octobre 1940 fut appliqué immédiatement, le décret Crémieux aboli dès le 7 octobre. La nomination de Xavier Vallat à la tête du Commissariat aux questions juives (juin 1941) marqua une date importante pour l’Algérie. Vallat effectua un voyage dans tout le Maghreb pour s’assurer de la bonne application des mesures sévères. « L’accord est complet entre le Commissariat général aux questions juives et les chefs responsables de l’Afrique du Nord, se réjouit L’Écho d’Alger , pour que toutes les mesures nécessaires soient prises rapidement en vue d’éliminer du domaine politique et économique une influence juive qui s’est révélée si funeste à l’intérêt national » (29 août 1941).
Au-delà de la perte de citoyenneté, c’est toute une série d’interdits qui est mise en place : les juifs algériens furent chassés du barreau, des ordres des notaires, médecins et pharmaciens ; les fonctionnaires, les militaires furent révoqués ; des biens juifs furent accaparés par des Européens d’Algérie… Le plus ignoble fut sans doute l’interdiction de l’accès à la scolarité, dès le primaire, de la quasi totalité des enfants juifs. Parmi ces enfants exclus, Jacques Derrida, Alice Cherki, qui en garderont un souvenir meurtri toute leur vie. Il y aura pourtant tolérance d’ouverture d’écoles privées juives, financées par la communauté.
D’autres mesures discriminatoires furent envisagées. En juin 1942, la section de Blida de la Légion française des combattants écrivit à Pétain pour lui demander l’application en Algérie de l’obligation du port de l’étoile jaune. On ne sait si c’est sous cette influence qu’à l’automne de la même année, le gouvernement général passa commande à une société algéroise de brassards jaunes à étoile, commande qui ne fut jamais honorée, du fait du débarquement américain de novembre de la même année.
Enfin, hélas, des camps d’internement de soldats juifs d’Algérie, dont le principal, à Bedeau, au sud de Sidi-bel-Abbès, furent ouverts (circulaire, signée Odilon Picquendar, chef d’état-major armée de terre, en date du 27 mars 1941)[3].
Par contre, c’est à l’initiative des seuls nazis (le chef de la section antijuive de la Gestapo de Paris, Théodor Dannecker) qu’un projet d’envoi des juifs d’Algérie vers Marseille, pour les acheminer plus tard vers les camps de la mort, fut élaboré, mais heureusement jamais mis en application[4].
Au total, l’épuration antisémite a été plus massive en Algérie qu’en métropole, Alsace exceptée.
Après l’Opération Torch (novembre 1942), les nouvelles autorités maintinrent un temps l’amiral Darlan au pouvoir. Puis le général Giraud, qui lui succéda, ne voulut rien changer aux mesures en place. Il fallut attendre l’arrivée à Alger du général Catroux, nommé Gouverneur général par de Gaulle, pour que soit abrogé officiellement le décret vichyste (octobre 1943).
Les dernières décennies
Des manifestations d’antisémitisme de la part de certains éléments de la population européenne, ont pu continuer à se produire après 1945. Mais elles étaient devenues rares. D’une part, la mémoire de la Shoah empêcha, en Algérie comme ailleurs, l’expression de l’antisémitisme haineux d’avant la Seconde guerre mondiale. Nul doute que, dans les têtes, bien des réflexions, bien des remarques, subsistèrent. Mais, au moins, elles y restaient. L’autre facteur, plus propre à l’Algérie, est la crainte de la montée du nationalisme arabo-kabyle. Par une sorte de phénomène de vases communicants, la population européenne d’Algérie fit passer au second plan son antisémitisme : l’alerte de mai 1945 avait fait comprendre, même aux plus obtus, que le danger venait désormais d’ailleurs et que le plus élémentaire sens politique exigeait de s’assurer des alliances plutôt que de se voir opposer de nouveaux ennemis.
L’intégration des juifs à la population européenne se fit donc en quelque sorte par défaut. Mais elle se fit.
Les traces d’antisémitisme dans la population européenne ne disparurent pas pour autant. Durant la guerre d’indépendance algérienne, certains éléments (parmi lesquels, sans aucun doute, des pétainistes non repentis) retrouvèrent leurs réflexes. La personne de Mendès France, par exemple, fut souvent vilipendée. Lors de la réunion organisée en janvier 1956 autour d’Albert Camus (dite de la trêve civile), des contre-manifestants, obéissant à la baguette de l’ancien préfet Achiary[5], poussèrent des cris de haine, des « Mendès au poteau » rappelant étrangement les « Blum au poteau » proférés vingt ans plus tôt, quand ce n’étaient pas des appels au meurtre (« Camus à mort ! ») ou des insultes antisémites.
Malgré cela, une majorité de Juifs proclama son attachement à l’Algérie française, sans aucun doute par crainte – compréhensible – de voire le vieil antisémitisme musulman revenir en force en cas de victoire du FLN. Certains d’entre eux rejoignant même les rangs de l’OAS.
[1] Notre site étant consacré à la France coloniale, le développement sur l’antisémitisme véhiculé par de nombreux musulmans, tant dans les siècles anciens qu’à l’époque coloniale, ne sera pas ici exposé. Mais nous n’ignorons ni son existence, ni sa gravité.
[2] Cité par Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, Vol. II, Paris PUF, 1979.
[3] Norbert Bel Ange, Quand Vichy internait ses soldats juifs d’Algérie, Paris, L’Harmattan, Coll. Mémoires du XX è siècle, 2006
[4] Lucien Steinberg, La révolte des justes. Les Juifs contre Hitler, 1933-1945, Paris, Fayard, 1970
[5] L’Express, 23 janvier 1956