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Édition du 1er mars au 15 mars 2025

L’antisémitisme colonial en Algérie : une longue histoire (1), par Alain Ruscio

L’antisémitisme colon en Algérie : une longue histoire[1]

De la conquête au début du XX è siècle

par Alain Ruscio

L’antisémitisme, en Algérie, est peut-être aussi ancien que… les premiers contacts de Juifs de la région avec leurs voisins. Pour nous en tenir à la période coloniale, à l’hostilité multiséculaire des autochtones musulmans s’ajouta celle des nouveaux maîtres, au point que l’antisémitisme des Européens d’Algérie a pu être qualifié de « composante quasi structurelle » et de « seule idéologie de masse » de cette population[2]. S’ensuivirent divers affrontements, diverses persécutions, dont la crise antijuive de la fin du XIXe siècle et les discriminations vichystes ne furent que deux paroxysmes.

Un phénomène ancien et généralisé

Les conquérants vont reprendre des thèmes éculés. L’antisémitisme, très fort dans l’armée française tout au long du XIXe siècle, peut trouver le prétexte de la présence d’une forte minorité juive en Algérie. Il n’est pas du tout exclu de penser que certains accentuèrent encore le trait pour plaire aux autochtones : « La canaille juive est, à Alger, ce qu’on peut imaginer de plus ignoble et de plus crapuleux » écrivit ainsi l’un des premiers chroniqueurs français dans l’Algérie récemment conquise (Jean-Toussaint Merle, 1831)[3]. Toujours volontaire pour des actes et des mots abjects (mot choisi volontairement), Bugeaud ne pouvait se priver de renchérir : ces Juifs sont un « peuple méprisé et fort digne de l’être en Afrique : il est impossible d’imaginer, sans l’avoir vu, jusqu’à quel point d’abjection, de fourberie et de rapacité est descendue dans la Régence cette fraction de la nation israélite. Il eut été bien sage de l’expulser de nos villes dès notre entrée en Afrique. Ce serait encore sage aujourd’hui, selon moi, car cette race est le plus grand obstacle au rapprochement des Arabes et des Français » (Bugeaud, 1837)[4].

La période qui va de l’achèvement de la conquête aux débuts de la IIIème République paraît avoir marqué une pause dans cette hostilité. La manifestation la plus éclatante en fut le décret Crémieux (1870), dont les motivations sont multiples (politiques, démographiques, mais aussi humanistes pour quelques-uns de ses initiateurs). Pourtant, l’antisémitisme des Européens resurgissait à toutes les occasions. Au lendemain même de la promulgation du décret parut un ouvrage qui présente les races indigènes de l’Algérie. Le chapitre intitulé « Du juif » commençait  par une litanie de qualificatifs dégradants : « Menteur, dissimulé, fourbe, sordide, crasseux, prenant plaisir à maculer les vêtements d’autrui, toujours inquiet, superstitieux, hypocrite, quelque peu payen dans ses pratiques et du reste adorant toujours le veau d’or » (Auguste Pomel, 1871)[5]. L’auteur n’était pas un obscur pamphlétaire : compagnon de Barbès et de Blanqui en 1848, il était alors directeur de l’École des sciences d’Alger ; en 1876, il briguera et obtiendra les suffrages des électeurs oranais pour les représenter au Sénat. 

L’antisémitisme crût ensuite au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle. La presse d’Algérie multipliait les notations méprisantes : « Un juif humain ne se trouve pas si aisément qu’on le pense » (L’Indépendant de Mascara, 4 septembre 1884). Le phénomène alimentait régulièrement la rubrique des faits divers, au cours desquels les agresseurs étaient toujours les mêmes. En 1884, lors de la traditionnelle rencontre des conscrits, certains Européens refusent d’accueillir des Juifs. Querelle. Rixe. Des groupes de jeunes antisémites se répandent dans la ville et saccagent des magasins tenus par des israélites, aux cris de Mort aux juifs ![6] Les incidents eurent un écho jusqu’en métropole. À Oran, en 1883, une Ligue anti-juive est constituée. Ses membres devaient s’engager à ne jamais commercer avec des juifs, employer (ou être employés par) des juifs, etc..

Un premier paroxysme : la crise antijuive de la fin du XIXe siècle[7]

Cet état d’esprit explique la crise antijuive, dans les dernières années du XIXe siècle, c’est-à-dire très précisément au plus fort de l’Affaire Dreyfus. Et, comme en métropole, on ne trouve pas ces enragés seulement du côté droit de l’échiquier politique : certains socialistes et anarchistes participèrent au mouvement[8]. Un peu partout furent fondées des associations et ligues. Une presse nauséabonde se vendait à la criée : L’Antijuif, La Révolte antijuive (qui se dit Organe des intérêts ouvriers et qui a comme mot d’ordre Le juif, voilà l’ennemi), La Trique antijuive (qui porte sous le titre : L’Algérie aux Français ! À la porte les juifs !).

Un candidat ouvertement antijuif, Émile Morinaud, conquit la mairie de Constantine en 1896. Il entra tristement dans l’histoire comme le premier élu, en Algérie, à passer à l’acte : licenciement des employés de mairie juifs, refus pour les Juifs d’accès aux hôpitaux de la ville, cessation des aides sociales, etc.  Un temps, il fut même question d’expulser les enfants juifs des écoles. Les troubles les plus graves commencèrent au printemps 1897 à Alger. Un professeur juif, Lévy, fut nommé à la faculté de Droit, prétexte attendu d’une véritable émeute, assortie de pillages de magasins dits juifs. En janvier 1898, de véritables chasses à l’homme – appelées avec fierté par leurs participants des youpinades – eurent lieu dans les rues d’Alger, faisant deux morts et des centaines de blessés. L’affaire Dreyfus n’était pas absente de cette explosion : le 19 janvier, à Alger, des étudiants exhibèrent un mannequin de paille représentant Zola et voulurent y mettre le feu, mais la police intervint. Une figure marquante de l’antisémitisme eut un instant une immense notoriété, un Italien naturalisé, né à Sétif, Maximiliano Régis Milano, dit Max Régis, directeur du journal L’anti-juif et organisateur des meetings qui rassemblaient des milliers de personnes. Chacun de ses discours était un appel au pillage des magasins juifs, à la haine, voire au pogrom. En avril 1898, Édouard Drumont vint à Alger pour s’y présenter à la députation. Il y fut triomphalement accueilli. En mai, les élections générales portèrent à la Chambre quatre élus (sur six) autoproclamés antijuifs, dont Drumont, élu avec 73,5 % des voix. Succès confirmé aux municipales d’Alger, en novembre : Max Régis fut élu maire avec une confortable avance. Il appliqua son programme : le Théâtre d’Alger fut interdit aux juifs, les cafés tenus par des juifs furent discriminés, les cochers juifs n’eurent pas accès à toutes les rues, etc. Condamné, tout de même, par la justice, il fut révoqué en janvier 1899. Son déclin fut aussi rapide que son ascension : il quitta définitivement Alger en 1905.

L’antisémitisme n’était pas un phénomène isolé. Il se trouva alors 32 élus européens sur 48, aux Délégations financières (sorte de parlement colon), pour demander l’abrogation du Décret Crémieux. Les conseillers généraux d’Alger, quant à eux, se partageaient en deux camps : les partisans de l’abrogation… et ceux qui préconisaient une expulsion en masse des juifs.

À la Chambre, les députés d’Algérie se distinguèrent par une surenchère permanente dans la détestation : « À bas les juifs ! » (Émile Morinaud, 19 mai 1899)… « Guerre aux juifs ! » (Édouard Drumont, 24 mai 1901). Le plus étonnant est que le Journal officiel reproduisit scrupuleusement ce cri de haine.

La crise s’acheva dès les années suivantes. Aux législatives de 1902, Drumont et les autres candidats antijuifs furent battus. Mais ces événements avaient montré la profondeur du mal.


[1] Notre site étant consacré à la France coloniale, le développement sur l’antisémitisme véhiculé par de nombreux musulmans, tant dans les siècles anciens qu’à l’époque coloniale, ne sera pas ici exposé.  Mais nous n’ignorons ni son existence, ni sa gravité. 

[2] Michel Abitbol, Les Juifs d’Afrique du Nord sous Vichy, Paris, Maisonneuve & Larose, 1983.

[3] Anecdotes pour servir à l’histoire de la conquête d’Alger, À Paris, Chez A. Dentu, Imprimeur-Libraire (Gallica). 

[4] Mémoire sur notre établissement dans la province d’Oran par suite de la paix, 1837, in Par l’épée et la charrue. Écrits et discours, Paris, PUF, Coll. Colonies et Empires, 1948.

[5] Des races indigènes de l’Algérie et du rôle que leur réservent leurs aptitudes, Oran, Typographie & Lithographie Veuve Dagorn (Gallica).

[6] Joseph-François Aumérat, L’anti-sémitisme à Alger, Alger, Impr. Pézé & Cie, 1885 (Gallica).

[7] Pierre Hebey, Alger 1898. La grande vague antijuive, Paris, Nil Éd., 1996.

[8] Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2009.

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