Le port du foulard islamique vient encore une fois agiter l’opinion publique française. Nombre de voix s’élèvent pour dénoncer la « dérive communautariste » contenue dans le port de ce signe religieux. Or dès que l’appartenance religieuse est en jeu, il convient de différencier société laïque et communautarisme. Le second terme, désigne un mode d’organisation politique conférant des droits spécifiques à des groupes ou communautés fondés sur la religion, la culture, la race ou l’ethnicité. Cela est impossible dans le système français, qui repose sur le principe d’égalité individuelle devant la loi. Mettre sur le même plan le port du foulard et le communautarisme revient à jouer sur une confusion qui permet de rendre illégitime la visibilité de signes religieux portés par des individus dans la sphère publique.
A priori, comme l’a indiqué le Conseil d’Etat, une telle visibilité n’est pas forcément incompatible avec le principe de laïcité. Elle le devient seulement quand elle s’accompagne d’actes prosélytes, du refus d’assister à certains cours, de troubles apportés à l’ordre public. Une frontière est ainsi traçée. Bien sûr, c’est en fonction de chaque situation concrète que l’on peut dire si cette frontière a été ou non franchie. Ce n’est pas toujours facile. Mais rien ne l’est aujourd’hui dans la fonction d’enseignant et l’hypertrophie prise par la question du foulard n’est-elle pas, parfois, l’arbre qui cache (mal, au demeurant) la forêt ?
Rappelons que la laicité est avant tout l’indépendance mutuelle des organisations religieuses et du pouvoir politique, la protection de la liberté de conscience garantie par ce même pouvoir. Elle consiste aussi dans l’apprentissage de l’esprit critique, l’acquisition de la liberté de penser. A cet égard, les voiles qui se trouvent dans les têtes sont des obstacles bien plus puissants, souvent, que des foulards extérieurs. Le port du foulard à l’école se réfère en effet au port de signes religieux dans l’espace scolaire sans pour autant signifier la revendication de droits collectifs spécifiques pour la minorité musulmane. Ainsi les jeunes femmes qui portent le foulard franchiraient un pas vers le communautarisme si, au nom de l’islam, elles réclamaient des droits spécifiques dérogatoires au droit commun en matière de mariage, divorce, garde des enfants etc.. Or la revendication de beaucoup d’entre elles est précisément à l’opposé et consiste à défendre la liberté de l’individu-croyant de respecter des obligations religieuses qui ne se cantonnent pas à la sphère privée.
En soi, s’il est porté de façon sereine, le foulard ne contredit pas le droit laïque mais plutôt une certaine vision culturelle de la sécularisation qui prend ses racines dans le XIXe siècle, à une époque où l’on pouvait, raisonnablement, avoir une vision linéaire et enchantée du progrès. La « religion séculière » n’a pas seulement été le fait d’idéologies politiques totalisantes du XXe siècle. Son champ d’action s’est avéré beaucoup plus large. La vision d’Auguste Comte, telle qu’elle apparaît dans sa Religion de l’Humanité (1851) est exemplaire de la croyance en la puissance sécularisatrice qui consacre le triomphe de l’individu raisonnant sur les forces religieuses et fonctionne comme contre-modèle de la croyance religieuse. N’évoque-t-il pas les « prêtres de l’humanité » chargés de propager le progrès et le triomphe de la sociocratie contre la théocratie ?
Certes l’ère positiviste est révolue et les batailles contre les Eglises achevées, mais il ne faut pas sous-estimer l’influence de ce passé sur la perception actuelle du religieux en société. De plus, l’actualité, qui privilégie le bruit et la fureur sur les réalités quotidiennes paisibles, renforce la tendance qui consiste à mettre hors jeu le religieux dans les relations sociales entre citoyens. Marque de l’esprit religieusement sécularisé, et qui privilégie ce qui est « vu à la télé » sur l’expérience quotidienne, l’idée selon laquelle la religion ne peut, en aucune mesure, participer au bien commun des sociétés est en effet communément répandue en France. Elle l’est aussi ailleurs en Europe, qu’elle que soit le type de relation entre Etat et religion organisée. Ainsi l’ambivalence sociale de la religion est niée. Pourtant si toute religion, et aussi toute conviction forte (le communisme l’a bien montré), peut être source de fanatisme, elle peut également produire du respect de l’autre et de la solidarité : aumône, compassion, miséricorde, sont notamment des valeurs à fondement religieux.
La conséquence de cette vison unilatérale du religieux est de rendre difficile voir inacceptable les différentes manifestations de l’islam qui « débordent » de la sphère privée. Les revendications de musulmans, percues d’emblée comme suspectes et quelquefois arriérées, provoquent des réactions hautement émotionnelles. Le port du foulard est connoté comme étant obligatoirement un signe du refus du progrès et de l’émancipation individuelle des femmes malgré toutes les études qui ont montré la pluralité de ses significations.
L’entrée du foulard dans l’école républicaine manifeste donc la distorsion, aujourd’hui criante, entre une certaine vision socioculturelle de la laïcité et son contenu juridique. En d’autres termes, la manière dont beaucoup de Français perçoivent la laïcité n’est pas le droit de la laïcité. En effet, celui-ci implique la neutralité du service public et la garantie par les pouvoirs de toutes les expressions religieuses qui ne contreviennent pas à l’ordre public d’un pays démocratique et à la liberté d’autrui. Fidèle à sa longue tradition de gardien du droit, le Conseil d’État se voit régulièrement conduit à souligner ce décalage en rappelant, depuis son avis du 27 novembre 1989, que ce sont les agents du service public et non ses usagers que la loi de laïcité soumet à l’obligation de neutralité. En droit, le trop fameux foulard, en tant que symbole d’appartenance religieuse, ne contrevient donc pas au respect de cette obligation. C’est pourquoi, dans une formule générale qui dépasse le cas du foulard stricto sensu, le Conseil d’État est venu rappeler que » le port d’un signe religieux n’est pas incompatible avec la loi de la laïcité « , sous reserve des restrictions déjà signalées. En revanche, et c’est là où le bât blesse, il vient contredire la conception sociologiquement dominante du religieux dans la société. Le principe laïque fonde et organise en droit l’accès indiscriminé de toutes les religions à l’espace public, de façon non institutionnelle et non cléricale, et interdit à l’État d’interférer dans ce dispositif. Pourtant, l’attente sociale dominante n’est pas celle-là. De la laïcité, on voudrait qu’elle devienne l’appareil d’illégitimation de toute expression publique de la religion de l’autre.
Preuve en est les rappels à l’ordre réguliers du Conseil d’État qui annule des décisions administratives qui contreviennent au principe de laïcité. Ainsi, le 2 novembre 1991, il est contraint d’annuler la décision du tribunal administratif de Paris confirmant le règlement intérieur du collège de Montfermeil lequel stipulait l’exclusion de tout élève portant le foulard. L’annulation par le Conseil d’État était motivée par le fait que toute interdiction absolue, et qui plus discriminante, d’un signe religieux (puisque seul le foulard était en cause), est contraire aux principes de la laïcité. Avec la circulaire du Ministre de l’Éducation François Bayrou, du 29 septembre 1994, destinée au chefs d’établissements ; l’affaire a connue de nouveaux rebondissements. Celle-ci qui recommendait de différencier entre « signes discrets » et « signes ostentatoires » introduisait une ambiguité entre port ostentatoire c’est-à-dire accompagné de prosélytisme et de discrimination et signe ostentatoire, ce qui s’est traduit dans la réalité scolaire par une multiplication d’interdiction du foulard en tant que tel. Les tribunaux administratifs ont une fois de plus cassé des decisions prises, de bonne foi, à partir de cette circulaire et les enseignants se sont trouvés juridiquement désavoués ce qui les a mis dans des situations impossibles.
La controverse actuelle sur un projet de loi qui interdirait le foulard est un autre de ces rebondissements. Elle marque un degré supplémentaire dans le refus de la symbolique religieuse, en l’occurrence islamique, en la mettant sur un pied d’égalité avec les icônes ou marqueurs idéologiques du refus de l’autre. Or dans une confirmation contentieuse rendue en 1992, un membre du Conseil d’État rappelait que le foulard en lui-même n’exprime rien. Dès lors, il ne peut en aucun cas être mis sur le même pied que d’autres marqueurs tels la croix gammée qui sont des provocations directes à la haine. C’est pourquoi, le foulard n’est ressenti comme une agression contre la dignité féminine que moyennant toute une reconstruction de ce que l’on sait ou croit savoir de la religion et de la civilisation islamiques. Or, cette interprétation d’une symbolique religieuse en dehors de toute considération de ceux qui la portent, est attentatoire en soi à la liberté de conscience.
L’entrée de l’islam dans l’espace laïque français contribue, de manière socialement plus visible que d’autres facteurs, à l’affaiblissement de la vision régénératrice de la République. La mission de l’école républicaine n’était pas uniquement de transmettre du savoir mais aussi de propager un universalisme lié à l’Etat-nation, en opposition à la particularité des religions. Se dessinait ainsi les contours d’un « Etat régénérateur » qui tout en étant non confessionnel, ambitionnait de transformer l’individu et la société civile à travers un ambitieux programme politico-éducatif. En ce sens, il fonctionnait un peu comme une contre Eglise à prétention monopolistique, un certain credo scientifico-moral lui servant de dogme. Mais il faut dire qu’avant 1914 on pouvait raisonnablement croire à la conjonction des progrés. Maintenant, l’universalisme des droits de l’homme s’est détaché de l’Etat-nation, les progrés scientifiques et techniques suscitent un nouveau questionnement moral, comme l’atteste la bio-éthique. Les anciennes structures utopiques de la modernité sont en train de s’effondrer, reposant la question de la fondation du lien social. Dans une société atomisée où les idées d’accomplissement et de progrés social sont profondément déstabilisées, comment fonder les raisons que les individus peuvent avoir de se rassembler pour poser le problème de leur avenir commun et donc du même coup, de leur mémoire commune ? L’école publique ne peut fournir une réponse définitive et sans partage à cette question. La société ensemble, doit débattre librement et prendre collectivement en charge cette question essentielle.
Le foulard ne remet donc pas en cause la laïcité comme principe d’organisation des différentes libertés dans l’espace public, il apparaît plutôt le révélateur le plus manifeste de la fin d’enchantements séculiers. Il nous faut vivre désormais, en France comme ailleurs en Europe, dans une sécularisation désenchantée.