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L'attentat à la voiture piégée, dans le port d'Alger, a fait 62 morts et 110 blessés, le 2 mai 1962 (photo Fernand Parizot)

Alistair Horne: « La terre brulée et l’exode »

La folle semaine qui a suivi l'entrée en vigueur des accords d'Evian, et au cours de laquelle l'OAS a fait la guerre à l'armée française, s'est terminée par la fusillade tragique de la rue d'Isly, le 26 mars 1962. D'avril à juin 1962, en dépit des arrestations de ses chefs (Jouhaud le 25 mars, Degueldre le 7 avril et Salan le 20), l'organisation terroriste a multiplié les violences envers les Algériens, faisant régner un climat de terreur notamment à Alger. Ce qui a contribué à pousser plusieurs centaines de milliers de pieds-noirs à un exode affolé. Alistair Horne dans son Histoire de la guerre d'Algérie en fait la relation reprise ci-dessous1.
L'attentat à la voiture piégée, dans le port d'Alger, a fait 62 morts et 110 blessés,  le 2 mai 1962 (photo Fernand Parizot)
L’attentat à la voiture piégée, dans le port d’Alger, a fait 62 morts et 110 blessés, le 2 mai 1962 (photo Fernand Parizot)

La terre brûlée

Le 7 avril [1962], l’Exécutif provisoire créé à Évian afin de préparer l’accession de l’Algérie à l’indépendance, commençait son travail, sous la présidence de l’ancien président de l’Assemblée algérienne, Abderrahmane Farès. Symboliquement, cet événement avait lieu le même jour que la capture de Roger Degueldre. De l’ancien bureau du gouverneur général, Farés prononçait des paroles qui résumaient tristement bien des événements du passé : « Les relations entre l’Algérie et la France sont un cimetière d’occasions manquées. » Le 8 avril, le référendum de De Gaulle sur les accords d’Évian donnait un vote massif de 90 p. 100 de oui sur le total des votants. C’était un vote de pure lassitude. Comme dernier vice-roi pour aider dans sa tâche l’exécutif politique, et pour présider au retrait de la France, de Gaulle envoyait Christian Fouchet avec le titre de haut commissaire, pour remplacer Jean Morin épuisé. Soutenu par Bernard Tricot, l’éminence grise de De Gaulle, Fouchet était un Parisien de cinquante ans, de haute taille et aux cheveux gris fer ; en 1955 il avait été ministre pour les Affaires marocaines et tunisiennes dans le gouvernement Mendès France qui allait accorder l’indépendance aux deux pays. Son frère avait été tué aux côtés du général Leclerc pendant la guerre. Personnalité grave mais profondément humaine, Fouchet trouvait le rôle de syndic de faillite plutôt ingrat. La première tâche que lui avait confiée de Gaulle était de rétablir le calme, mais il devait admettre modestement qu’il serait « extrêmement difficile d’imposer la sagesse à un pays qui ne connaissait que la passion ». A son arrivée, Fouchet paraissait à la télévision pour avertir fermement les pieds-noirs : « Le monde entier se liguerait contre vous, leur dit-il, si vous tentiez de revenir sur ce qui a été décidé et conclu. Vous en seriez les principales et les premières victimes… » Il condamnait l’O.A.S. comme une bande de « fous et de criminels », et engageait les pieds-noirs à s’en débarrasser, « car rien n’était perdu ». Mais désormais la majorité des pieds-noirs, dégoûtés des horreurs commises par l’O.A.S., ou épouvantés de leur propre avenir, n’avaient plus qu’une idée en tête : partir aussi vite que possible. L’O.A.S. ignorait les appels de Fouchet. Monstre sans tête, elle se débattait dans son agonie, infligeant les blessures les plus terribles et les plus insensées de toute son existence. Les films d’actualités de l’époque illustrent la folie de ces derniers jours. On y voit de jeunes bandits de l’O.A.S. revenant de la plage, endossant des tenues de para sur leurs épaules nues et montant tranquillement dans des voitures avec leurs mitraillettes, partant pour leur massacre du soir. Des femmes pieds-noirs répètent frénétiquement aux journalistes : « Jusqu’à la mort, messieurs, jusqu’à la mort. » Une vieille femme scande « Al-gé-rie fran-çaise » : des femmes musulmanes ripostent par des you-you-you lugubres. « Avril et mai, dit l’ancien préfet Vitalis Cros, furent des mois horribles, parce que le terrorisme était devenu complètement aveugle. »

Le 20 avril, et pour répliquer à l’arrestation de Salan, les Deltas assassinaient 24 musulmans, rien qu’à Alger. Le 2 mai, c’était un épouvantable massacre dans le port d’Alger : une voiture piégée explosait au milieu d’une foule de débardeurs en chômage, à la recherche d’un travail. Le jour suivant, on évitait de justesse ce qui aurait pu devenir un effroyable désastre : l’O.A.S. avait amené sur les hauteurs qui dominent la Casbah un camion-citerne contenant plus de 12 000 litres de mazout et projetait de le faire rouler vers le quartier musulman, où il aurait certainement provoqué une conflagration infernale. Seule la présence d’esprit des pompiers aidés par des pieds-noirs empêchait le désastre de se produire. Cette semaine qui avait coûté la vie à 250 musulmans, se terminait avec le meurtre de 7 fatmas, alors qu’elles se rendaient à leur travail chez des Européens. Cet acte particulièrement cruel et inutile choqua profondément l’opinion française. Ces assassinats provoquèrent l’indignation au sein même de l’O.A.S. Il fut déploré par Gardes et par des femmes engagées dans l’action, comme Anne Loesch, qui témoignèrent de leurs sentiments de honte.

Jusque-là, le F.L.N., assuré de la proche succession, avait fait preuve d’une remarquable discipline et de modération. Mais sous la pression de la base du mouvement, les chefs devaient recourir à des représailles. Sept bars, connus pour être fréquentés par l’O.A.S., étaient attaqués, à la mitrailleuse et à la grenade, dans différentes parties de la ville. Résultats : dix-sept Européens tués et trente-cinq blessés. Le lendemain, 15 mai, les inévitables représailles de l’O.A.S. coûtaient la vie à cinquante-huit musulmans, tandis que trente-cinq étaient blessés. Mais, et ce n’était pas la première fois, il était prouvé que l’O.A.S. était mise en échec dans ses propres plans ; en raison de l’ambiance qu’elle avait créée, et malgré les menaces de « sanctions », pas moins de cent mille pieds-noirs, soit 10 p. 100 de la population européenne totale, avaient déjà quitté le pays. Désormais, et dans son désespoir de constater que tout était perdu, l’O.A.S. adoptait la politique de la terre brûlée1. «Si les Français ne peuvent ou ne veulent rester, arguaient les dirigeants de l’O.A.S., nous laisserons l’Algérie comme elle était lorsque nous sommes arrivés en 1830. » Après un bref répit, le 7 juin, la bibliothèque de l’université d’Alger était incendiée. Suivait la destruction d’écoles, de laboratoires et d’installations hospitalières, ce que la France avait, en somme, donné de mieux à l’Algérie. Lors de la plus forte explosion qu’Alger ait connue jusqu’alors, le nouvel hôtel de ville sautait. Finalement, en juin, les immenses réservoirs de pétrole B.P. d’Oran brûlaient dans d’immenses champignons de fumée.

La trêve et l’exode

De leur prison, Salan et Jouhaud avaient cherché à intervenir auprès de l’O.A.S., en lui demandant de cesser le carnage et les destructions inutiles. C’est alors que, le 17 juin, on apprenait l’événement le plus extraordinaire de cette guerre extraordinaire : l’O.A.S. et le F.L.N. avaient conclu une trêve. En avril déjà, le commandant Azedine, le redoutable vétéran de la Wilaya 4, si souvent blessé, avait été envoyé à Alger par le G.P.R.A. pour réorganiser la Z.A.A. et préparer la reprise en main de la ville au moment du départ des Français. Après un attentat particulièrement révoltant — les Deltas avaient détruit une clinique qu’ils considéraient comme un « hôpital » F.L.N. et exécuté neuf malades musulmans sur leurs lits — Vitalis Cros avait pris une initiative sans précédent : il s’était adressé à Azedine pour tenter de collaborer avec lui pour combattre le terrorisme. Puis le pâle cerveau de l’O.A.S. qui avait pris le commandement de l’organisation après l’arrestation de Salan, Jean-Jacques Susini, le premier à se rendre compte que la bataille était perdue, se mettait en rapport, vers la mi-mai, avec Farès, le président de l’Exécutif provisoire. Il n’était rien sorti de ces entretiens, mais cela créait un lien entre Susini et les représentants du F.L.N. Avec la médiation du Dr Mostefai, de l’Exécutif provincial, et de Jacques Chevallier, l’ancien maire libéral d’Alger, une trêve était finalement conclue le dimanche 17 juin. Par une fantaisie bizarre et avec l’arrogance déplacée qui caractérisaient tout le mouvement, Jacques Susini avait posé une condition finale : il exigeait que l’O.A.S. soit spécifiquement mentionnée dans la déclaration que le Dr Mostefai ferait sur les ondes. Trois jours plus tard, le couvre-feu, qui avait si longtemps enveloppé Alger, était finalement levé. Hormis quelques incidents individuels isolés, la guerre d’Algérie était enfin terminée. En moins d’une année, l’O.A.S. avait tué 2 360 personnes et en avait blessé 5 418 autres. D’après les calculs de Vitalis Cros, dans la seule zone d’Alger, ses activités au cours des six derniers mois de la guerre avaient causé trois fois plus de victimes parmi les civils que n’en avait fait le F.L.N. à partir de 1956, c’est-à-dire y compris la bataille d’Alger. Le 1er juillet, l’Algérie tenait son propre référendum sur les accords d’Évian. 5 993 754 personnes votaient « oui » contre 16 478 « non ». 10 p. 100 de la population, principalement des pieds-noirs, s’abstenaient. Deux jours plus tard, de Gaulle reconnaissait l’indépendance de l’Algérie.

A la suite de la trêve conclue le 17 juin, Bernard Tricot notait une détente immédiate, presque miraculeuse, à Alger : « Il faisait beau ; on s’apercevait que des fleurs, pendant ce triste printemps, étaient écloses dans les jardins ; sous le soleil, la ville était plongée dans un silence dominical que ne rompait le bruit d’aucune explosion, d’aucune fusillade ; jamais les femmes n’avaient été aussi charmantes… »

Mais c’était une ambiance trompeuse : masqué par le soleil d’été, l’acte final de la tragédie, et l’un des plus tristes, se poursuivait. Quelques jours plus tard, Tricot, visitant Bab-el-Oued, était étonné de voir ce quartier, jadis grouillant de couleur et d’animation, pratiquement déserté. Ses rues, où l’on apercevait partout des slogans de l’O.A.S. et des traces du siège récent, ne paraissaient plus habitées que par de très vieilles gens. L’une des plus importantes migrations du xxe siècle était en cours. « La côte entière est prête au départ, un frémissement d’aventure la parcourt. Demain, peut- être, nous partirons ensemble », avait écrit sur un ton quasi prophétique Albert Camus en 1939.

Durant ce mois de juin, pas moins de 350 000 pieds-noirs quittaient l’Algérie, alors que le gouvernement français avait calculé qu’une centaine de milliers partiraient au cours de la première année de l’indépendance algérienne. Aucune des paroles rassurantes prononcées par Fouchet et Farès ne pourrait ralentir cet exode affolé. On vendait des voitures à cent francs pièce, ou on les abandonnait simplement dans la rue. Les élégants magasins de la rue Michelet vendaient tous leurs stocks à des prix de liquidation, tandis que les cafetiers fermaient simplement leurs portes et s’en allaient. « Il faut regarder les choses en face, disait un haut fonctionnaire français à des journalistes anglais, toute l’Algérie est en solde. » Les affaires étaient arrêtées. A Bab-el-Oued, on allumait d’immenses brasiers dans les rues ; les pieds-noirs y jetaient des sofas et des chaises, avec des souvenirs des temps meilleurs, gravures de la conquête, photos encadrées de la grand-mère, des pique-niques familiaux pour célébrer la « fin de la mouna », plutôt que de laisser tout cela aux « autres ». A Oran, tous les médecins européens étaient partis. Dans les rues dégoûtantes, comme dans une répétition de La Peste, les rats couraient partout, en plein jour.

Dans les aéroports et sur les quais d’Alger et d’Oran, on assistait à des scènes déchirantes. Les pieds-noirs, qui ne pouvaient emporter avec eux que deux valises, faisaient la queue jour et nuit pour quitter le pays où ils étaient nés. Des enfants qui ne comprenaient rien à tout ce qui se passait serraient contre eux de précieuses poupées, tandis que de vieilles gens pleuraient en silence dans un état d’esprit tout proche. Avec leurs valises de papier mâché, les Européens, aussi démunis que les musulmans qui allaient les remplacer, étendaient des couvre-lits entre des caisses pour se protéger du soleil de midi pendant leur longue attente. Les bateaux accostaient… Comme Boabdil, le dernier roi maure d’Andalousie, qui soupirait après la perte de son paradis, mais avec des rôles renversés, beaucoup d’Européens pleuraient à la vue des vagues qui déferlaient sur la côte qui disparaissait dans le lointain.

Parmi eux, les derniers chefs de l’O.A.S. partaient aussi. Pérez, qui espérait jusqu’à la fin, comme Hitler dans le bunker de Berlin, qu’une rupture fatale se produirait entre ses ennemis, et qui croyait à une « palestinisation » de l’Algérie, gagnait Alicante. Le colonel Godard partait pour la Grèce, Dufour et Gardes pour l’Espagne. Hagard et solitaire, pris d’une curiosité bizarre, Susini s’attardait ; il espérait pouvoir visiter la Casbah où, de toute sa vie de pied-noir-né, il n’était jamais entré. Puis, il partait à son tour …

Alistair Horne
  1. L’explication donnée par l’un des chefs de l’O.A.S. est la suivante : « Il faut nous souvenir de la mentalité arabe. Pour impressionner les Arabes, il est nécessaire de faire de l’assassinat d’un homme une performance solennelle. Ne l’abattez pas seulement d’un coup de feu, placez-le contre un mur devant un peloton d’exécution. Dans la guerre révolutionnaire, la riposte doit être à la fois rapide et spectaculaire. Il en était ainsi de la politique de la terre brûlée. Il nous fallait faire quelque chose qui fasse vraiment comprendre aux Arabes le sens de ce qui se passait… »
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