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Édition du 1er au 15 décembre 2024

La séparation des mémoires ? Par Benjamin Stora

Benjamin Stora a consacré sa chronique du 27 décembre 2007, à 11h54, sur France Culture, à un “retour sur le voyage de Nicolas Sarkozy à Alger” -- du 3 au 5 décembre 2007.

Eclipsant la signature de gros contrats portant sur le gaz et le pétrole principalement, la question de la mémoire a donc, encore une fois, empoisonné et donné le ton des relations entre la France, au moment de la visite du président de la République française. Nicolas Sarkozy allait-il répondre aux demandes d’excuses formulés par l’Algérie, ou allait il poursuivre ses discours sur « l’anti repentance » qui lui avait si bien réussi pendant la campagne présidentielle, séduisant un électorat détaché (provisoirement…) du Front National. La préparation de cette visite d’Etat, comme on le sait, a été émaillée d’incidents graves, en particulier les propos antisémites du secrétaire d’Etat aux anciens combattants algériens. Nicolas Sarkozy était donc attendu, et le ton de la presse algérienne était particulièrement combatif….

Le quotidien, La Tribune, qui le premier avait dénoncé le « Mur de Perpignan » construit par des associations de rapatriés en hommage aux disparus européens de la guerre d’Algérie, s’interrogeait à sa « une » : « Quelle alternative au traité d’amitié ? Le discours de Toulon du candidat Sarkozy sur la repentance n’aura pas à l’évidence échappé aux autorités algériennes. Il n’est pas assuré que cette visite ait l’ambition et les moyens politiques de l’accompagnement des mutations en cours en Algérie ».

On pouvait lire dans le principal quotidien arabophone, El Khabar : « Qui peut croire que Sarkozy est venu pour les beaux yeux des Algériens? L’Algérie est financièrement une aubaine, et la France s’estime au nom de l’Histoire et de la proximité géographique en droit de s’en saisir ».

Le quotidien Liberté, notait « la démarche à deux vitesses du président français. A son retour, il recevra les rapatriés d’Algérie à l’Elysée. La réhabilitation du passé colonial de la France est devenue une constance dans le discours de l’UMP et un projet politique pleinement assumé par Nicolas Sarkozy ». Et El Watan, le grand quotidien national algérien expliquait que la « France ne veut que nos «compétences». Nicolas Sarkozy veut ainsi mettre fin à la convention de 1968 qui est, à ses yeux, dépassée. Quant à la circulation des personnes, le président Sarkozy exprime sa volonté de rendre systématique la délivrance des visas de circulation. Il est même difficile de dénombrer les Algériens qui n’arrivent pas à obtenir le visa pour rendre visite à leurs enfants. On ne mesure pas, en France, l’humiliation et la frustration qu’engendrent de tels refus de plus en plus courants ».

Le mercredi 5 décembre, Nicola Sarkozy termine donc sa visite d’Etat de trois jours en Algérie, en s’adressant aux étudiants de l’Université Mentouri à Constantine. Il provoque la surprise en dénonçant, devant une jeunesse algérienne soigneusement sélectionnée, le système colonial. « Injuste par nature, il ne pouvait être vécu autrement que comme une entreprise d’asservissement et d’exploitation ». Et cette fois, à la différence du discours prononcé à Dakar qui avait commencé par évoquer les « crimes de la colonisation » pour se conclure sur « l’homme africain qui ne parvient pas à rentrer dans l’histoire », il ne sera question que de condamnation d’un système ne bénéficiant qu’à une minorité. Comment, cette fois allait réagir la presse algérienne ?

La Tribune parle le lendemain d’un « pardon qui ne dit pas son nom. Nous sommes loin du rejet catégorique de la repentance. C’est une avancée considérable qui tranche avec les positions antérieures de l’Etat français ».

L’Expression quotidien proche de la présidence algérienne, titre « Nous prenons acte ! Le discours du président français à Constantine est important à plus d’un titre. Il a fait l’éloge de l’Islam des lumières. Il dévoile des aspects non avoués du projet d’Union méditerranéenne, comme l’importance fondamentale de l’axe Paris-Alger. En accusant exclusivement le système qui n’est autre que l’Etat français, il n’est pas étonnant que M. Sarkozy s’achemine vers des excuses officielles aux deux parties: colonisés et colons. Le nucléaire civil est aussi une «marque de confiance». Et l’éditorialiste de conclure : « Après les déclarations de l’ancien ambassadeur français, faites en 2005 à Sétif, c’est la première fois qu’un haut dirigeant français aborde, de front, les crimes coloniaux, et l’on peut dire que c’est une nouvelle page qui s’ouvre ».

Seule la presse arabophone ne croit pas à ce discours de Constantine. El Khabar explique que « Sarkozy visite l’Algérie pour humilier ses enfants. Il met dans le même panier les morts français et les martyrs de l’Algérie dans un dernier message provocateur. Il a fait du troc: compenser l’histoire par l’argent».

Cette visite aura permis au moins d’identifier clairement les deux groupes les plus favorables à une séparation des mémoires, voulant poursuivre indéfiniment une guerre finie depuis un demi siècle. En France, des cercles très organisés et actifs qui entretiennent la flamme de la mémoire des Européens, les partisans de la « nostalgérie ». En Algérie, les anciens combattants, « moudjahidine » regroupés dans l’ONM qui légitime leur rente de situation en poursuivant leur guerre.

Dans le même temps, les fils et les filles d’immigrés, de pieds-noirs ou de harkis ; les enfants des anciens combattants algériens veulent, bien sûr, rester fidèles aux combats livrés par leurs ancêtres. Mais ils entendent, aussi, sortir du drame colonial, se débarrasser de ces vêtements du passé pour ne pas vivre, toujours, en état de ressentiment perpétuel. Les historiens aident à l’accomplissement de ce processus par le passage à l’écriture de l’histoire, pour sortir des blessures mémorielles. L’historien qui cherche à expliquer l’événement n’est pas un juge tranchant pour la société en un verdict définitif . Il maintient ouverte la porte des controverses citoyennes, car il prête attention aux conditions de son époque. Pour construire de l’avenir, et sortir de la rumination du passé, il est temps de mettre en place une commission mixte d’historiens français et algériens.

Benjamin Stora

Professeur d’Histoire du Maghreb contemporain à l’INALCO
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