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La restitution des objets datant de la colonisation dans les collections françaises en débat

L’examen du troisième projet de loi sur la restitution de biens culturels ayant fait l’objet d’appropriations illicites entre 1815 et 1972, durant l’époque coloniale, a été repoussé à l’automne. Il ne pose pas clairement le contexte colonial ni la question de la reconnaissance par la France de ces épisodes sombres de son histoire. La visite du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, qui aura finalement lieu « fin septembre, début octobre » selon l’Élysée, est en partie conditionnée par la restitution de certains biens de l’émir Abdelkader. Ci-dessous deux articles sur ce sujet, l’un de Roxana Azim publié le 26 mars 2024 dans le quotidien Le Monde et l’autre de Sirine Ben Younès, paru dans l’hebdomadaire Télérama le 1er avril 2024.


La législation sur la restitution des biens culturels freinée

par Roxana Azimi, publié dans Le Monde le 26 mars 2024.

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Le Conseil d’Etat relève un frein aux restitutions d’œuvres d’art acquises par la France dans des conditions abusives. L’examen du troisième projet de loi sur la restitution de biens culturels ayant fait l’objet d’appropriations illicites entre 1815 et 1972 a été repoussé à l’automne.

Cela devait être la troisième et dernière étape dans la mise en œuvre d’une promesse formulée en 2017 par Emmanuel Macron à Ouagadougou visant à faciliter la rétrocession d’œuvres acquises par l’Etat français dans des conditions abusives. Après le vote, en juillet 2023, d’une première loi concernant la restitution des biens culturels aux personnes spoliées dans le contexte des persécutions antisémites sous le régime de Vichy, puis, en décembre 2023, du retour dans leurs pays d’origine des restes humains, le Parlement aurait dû examiner, à partir du mardi 2 avril, un projet de loi sur la restitution des biens culturels ayant fait l’objet d’appropriations illicites entre 1815 et 1972.

L’examen du texte porté par l’ex-ministre de la culture Rima Abdul Malak a toutefois été repoussé sans explication à l’automne. D’après les informations du Monde, le Conseil d’Etat a relevé un vice juridique qui pourrait sérieusement en restreindre la portée.

Dans un avis adopté jeudi 29 février, la plus haute juridiction administrative donne certes son blanc-seing au projet de loi, mais y apporte un sérieux bémol. Aux yeux des juges, les motifs de restitution évoqués dans le texte, à savoir « la conduite des relations internationales et la coopération culturelle », ne justifient pas une dérogation aux dispositions du code général des propriétés de l’Etat, qui déclare inaliénables les biens culturels entrés dans les collections publiques par don ou par legs.

Le droit français, en effet, garantit aux donateurs une inaliénabilité maximale, un verrou visant à inciter les particuliers à enrichir des collections publiques. La majorité des collections publiques d’art africain proviennent ainsi de ces libéralités.

Contexte colonial

Deux solutions s’offrent dès lors au législateur : obtenir l’accord des donateurs ou de leurs ayants droit – une démarche longue, coûteuse, à l’issue incertaine –, ou les contourner en inscrivant dans le projet de loi un « motif impérieux » ou un « intérêt général supérieur », comme ce fut le cas pour les restes humains et les biens de personnes spoliées sous l’Occupation. Ce qui suppose, en creux, de poser clairement le contexte colonial et la reconnaissance des épisodes sombres de notre histoire, que le projet de loi s’est gardé de mentionner, quand bien même la majorité des objets réclamés en sont issus. « Ce n’est pas un texte sur la repentance », martelait d’ailleurs, mardi 19 mars, la ministre de la culture, Rachida Dati, lors de son audition devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.

C’est dire si le sujet est politiquement inflammable. En 2017, lors d’un déplacement à Alger, Emmanuel Macron s’était attiré une volée de critiques de la droite et de l’extrême droite après avoir qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». En 2023, Paris avait ouvert ses archives classifiées à une commission d’historiens français et camerounais chargée de faire la lumière sur le rôle de la France dans la répression des indépendantistes.

Mais le repentir, considéré comme un piège politique, a entre-temps disparu des discours officiels. Dans son rapport intitulé Patrimoine partagé : universalité, restitutions et circulation des œuvres d’art, publié en avril 2023, Jean-Luc Martinez avait d’ailleurs préféré porter l’accent sur le partenariat culturel. « Il ne s’agit pas ici de chercher à tirer des leçons du passé, mais à inscrire le moment présent des restitutions dans une histoire plus longue des transferts des biens culturels », éludait ainsi l’ex-président du Louvre.

Terrain politiquement miné

L’abstention, en décembre 2023, des Républicains et des « insoumis », lors du vote de la loi sur la restitution des restes humains, a montré à quel point le terrain est politiquement miné. « Des trois textes de loi, celui sur la restitution des biens culturels est le plus compliqué car il touche à des choses fondamentales, le rapport de la France à la colonisation, reconnaît le sénateur communiste Pierre Ouzoulias, inquiet que cette troisième loi, hautement symbolique, ne passe à la trappe. Autant le travail de mémoire a été fait sur le rôle de la France pendant la période de Vichy, autant celui sur la colonisation n’a pas eu lieu et le sujet reste largement tabou. »

Le projet de loi, dont Le Monde a pris connaissance, s’inspire davantage des recommandations de Jean-Luc Martinez que du rapport de l’historienne Bénédicte Savoy et de l’économiste Felwine Sarr, dont la publication, en 2018, avait fait l’effet d’une bombe. Il subordonne la restitution d’un objet à son exposition au public. Cette contrainte, relève toutefois le Conseil d’Etat, ferait obstacle à ce que l’Etat qui l’aurait récupéré le rende à son légitime propriétaire privé ou à une communauté culturelle.

Le projet de loi exclut aussi du périmètre des restitutions les biens saisis par les forces armées qui, « par leur nature, leur destination ou leur utilisation ont contribué aux activités militaires », contrairement aux préconisations du rapport Sarr-Savoy.


L’épée et le burnous de l’émir Abdelkader au cœur d’un jeu diplomatique tendu entre la France et l’Algérie

par Sirine Ben Younès, publié dans Télérama le 1er avril 2024.

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La venue prochaine en France du président algérien a été en partie conditionnée à la restitution de certains biens de l’émir, figure de la résistance à la colonisation. Une démarche qui se heurte à bien des résistances.

La visite en France du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, aura finalement lieu « fin septembre, début octobre », a annoncé l’Élysée le 11 mars. Plusieurs fois repoussée, la venue du chef d’État avait été en partie conditionnée par la restitution de certains biens de l’émir Abdelkader (1808-1883), symbole de la résistance algérienne à la colonisation, conservés en France. Beaucoup de questions subsistent autour de cette requête, de même que des obstacles, politiques et juridiques. Décryptage.

Sur quels objets porte la requête de l’Algérie ?

En décembre dernier, le ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, évoquait une épée et un burnous – un long manteau de laine, surmonté d’une capuche. Fin février, une commission franco-algérienne d’historiens, coprésidée par Benjamin Stora, ajoutait à cette liste « le Coran, la tente et les canons de l’émir », dans une proposition remise aux présidents algérien et français. Pour Benjamin Stora, la restitution de trois reliques en particulier, selon lui conservées au musée de l’Armée à Paris, permettrait de capter toute l’essence de l’émir : « Le burnous renvoie à son autorité naturelle, l’épée symbolise sa résistance guerrière à la colonisation française de 1832 à 1847, et les écrits sont un témoignage de sa foi et de sa mysticité. »

Pourtant, il n’y a ni burnous, ni épée dans les collections du musée de l’Armée, affirme Lucile Paraponaris, chargée de recherche de provenance au département de l’inventaire, de la diffusion et de l’histoire des collections. « Ce n’est pas pour jouer sur les mots, mais nous avons un sabre et pas une épée, et nous avons un caftan et pas un burnous. » Le sabre, c’est celui de la reddition, offert par la France à l’émir en 1837, qui l’a remis au général Lamoricière au moment de sa reddition, dix ans plus tard. Le caftan, ou burnous, fait partie d’un don du fils d’Abdelkader, l’émir El Hachemi, en 1897 pour marquer l’intégration de son propre fils à un régiment français. Quant aux écrits religieux, Lucile Paraponaris évoque deux possibilités : « Un manuscrit, issu de la prise de la Smala en 1843, ou un autre pris dans la tente de l’émir en 1846, lors d’un autre combat. » Toujours est-il qu’à ce jour le musée de l’Armée n’a reçu aucune demande officielle de restitution.

Pourquoi une loi de restitution est-elle compliquée à envisager ?

La restitution de biens culturels appartenant au domaine public, inaliénables et imprescriptibles, n’est pas une mince affaire : elle nécessite une loi-cadre qui doit être votée au Parlement. Si, en 2020, la restitution des biens spoliés pendant la colonisation au Sénégal et au Bénin a fait consensus, l’évocation de l’Algérie à l’Assemblée nationale engendre, au contraire, des tensions. « C’est un vrai problème politique, car il y a une opposition très forte, notamment de la droite et de l’extrême droite. Mais la gauche ne soutient pas non plus ce type de projets liés à la réconciliation avec l’Algérie, alors que ce sont des questions majeures de mémoire et d’identité pour la jeunesse africaine et maghrébine », analyse Benjamin Stora. S’ajoute une autre difficulté, selon Lucile Paraponaris : « Les biens issus de dons et de legs dans les collections publiques sont encore plus protégés par le code du patrimoine que les achats, car il faut respecter la volonté du donateur ou de la donatrice. » Pour surmonter ces difficultés juridiques, la solution serait de voter une loi plus générale sur les restitutions qui engloberait tous les biens culturels publics. Rachida Dati, ministre de la Culture, a affirmé fin janvier qu’elle serait « fière de porter » ce projet. Mais aucun calendrier n’a été publié, pour l’instant.

La voie législative est-elle inévitable ?

Pour Benjamin Stora, seule une volonté du président Emmanuel Macron permettrait de « régler la question de la propriété ». Comment ? Par une convention de mise en dépôt. « Il s’agit d’un prêt de longue durée », explique Lucile Paraponaris. Un moyen de déplacer des biens, sans en transférer la propriété, en attendant une éventuelle loi. C’est ainsi par exemple, que, en 2020, vingt-quatre crânes de résistants algériens à la colonisation ont été rendus à l’Algérie, où ils ont été enterrés en grande pompe. En dépôt pour cinq ans renouvelables, ils appartiennent toujours à la France.

Que représente l’émir Abdelkader pour les deux pays ?

Considéré comme le père de la nation algérienne moderne, il est vecteur d’une multitude de symboles en France et en Algérie. Quand la première loue son ouverture sur le monde et son érudition, la seconde met en avant sa féroce résistance à la colonisation, son sens de la stratégie et sa foi. Pour Benjamin Stora, il est tout cela et bien plus encore. « C’est quelqu’un qui a essayé de comprendre l’autre, c’est-à-dire la civilisation occidentale. Il a rencontré Napoléon III, il est allé sur le canal de Suez, il a dialogué avec des gens appartenant à la loge franc-maçonne, il a protégé les chrétiens à Damas… C’était un homme en avance sur son temps, un homme de la réconciliation, porteur d’un nationalisme ouvert. » Mais pour une partie de la société civile algérienne, la France s’approprie la figure de l’émir. Lors de l’érection, en 2021, d’une statue à l’effigie d’Abdelkader près du château d’Amboise, où il fut détenu de 1848 à 1852, une pétition signée par des intellectuels algériens dénonçait un « détournement du nom et du prestige de l’émir Abdelkader par l’État français parjure ».


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