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Édition du 1er au 15 décembre 2024
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“La République impériale”, par Olivier Le Cour Grandmaison

Au tournant du XIXe siècle, les républicains favorables aux conquêtes coloniales ont réussi là où leurs prédécesseurs avaient échoué. Entre 1871 et 1913, les possessions françaises outre-mer sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à 13 millions, le nombre d' « indigènes » progressant de 7 à 70 millions en 1938. Comment diriger un empire aussi vaste ? Quelles orientations – assimilation ou association – mettre en œuvre dans les territoires de la « Plus Grande France » ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles Olivier Le Cour Grandmaison tente de répondre dans La République impériale - Politique et racisme d’Etat7. Nous reprenons ci-dessous la présentation de son livre par l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, suivi d'un un extrait de celui-ci.

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L’impérialisme républicain

par Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne

Tribune publiée dans L’Humanité du 27 avril 2009.

Le nouvel ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison reprend, sous une forme plus érudite et donc très convaincante, le propos qu’il avait abordé dans un ouvrage précédent (Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, 2005). Il centre cette fois-ci son étude sur la IIIe République, dont il démontre la dimension intrinsèquement impériale. Il démarre sur la vigoureuse opposition parlementaire de Georges Clemenceau, en juillet 1885, hostile à l’expédition prévue contre Madagascar, qui répond au discours de Jules Ferry consacré à sa doctrine coloniale. Les partisans de la conquête l’emporteront le 24 décembre 1885 avec quatre voix d’avance. C’est dire combien, à cette époque, les « anticolonistes » pouvaient encore tenir tête aux « colonistes », qui vont pourtant relancer la construction de l’Empire. L’idée impériale va dès lors l’emporter au point d’entraîner l’adhésion de la quasi-totalité de la nation.

À côté d’autres ouvrages qui ont traité récemment un sujet similaire1, le livre convainc par sa méthode : la lecture approfondie d’une masse impressionnante d’écrits produits tout au long de la période, où l’on voit se déployer la construction idéologique et concrète de l’expansion. Le raisonnement se déploie en thèmes concentriques qui ne craignent pas, chaque fois, de revenir sur l’ensemble de l’évolution, et c’est un des grands mérites du travail d’éviter néanmoins les redites. Le premier thème est celui de l’impérialisation de la République, qui encourage la genèse d’une « science politique de la colonisation », justifiant la légitimité républicaine de l’Empire. Après la thèse de l’assimilation des premiers temps, qui aurait visé à faire des colonisés autant de citoyens français, ce qui s’avère rapidement aussi irréaliste que risqué, est justifiée une « politique d’association » destinée à préserver les privilèges de la métropole face aux « sujets ». Une trentaine de pages passionnantes sont consacrées à l’analyse en profondeur de l’« esprit colon », fondé, en territoire colonisé, sur la violence, la discrimination et le mépris qui sont au cœur des « mœurs coloniales », milieu pervers auquel il est presque impossible de résister individuellement.

La justification du système repose sur les convictions alors généralisées en Europe du « darwinisme social » qui, extrapolant à la sociologie les découvertes du naturaliste Darwin sur la force de la « sélection naturelle » animale, va fonder le « racisme scientifique » qui triomphe à la fin du XIXe et dans le premier tiers du XXe siècle. Au savoir supposé scientifique de l’« inégalité des races » justifiant la supériorité de la race blanche vont s’ajouter les mythes du péril « noir », « jaune » ou « rouge ». Des arguments territoriaux complètent l’ensemble, revendiquant la légitimité du droit européen à l’expansion de son « espace vital ». On trouve ainsi, dans la thèse de l’espace vital impérial et du devoir d’exploitation des terres neuves propres à absorber le trop-plein de la population, des accents qui annoncent la théorie de l’espace vital national-socialiste.

La conclusion souligne la puissance de ce passé colonial, révélé dans la rhétorique de Nicolas Sarkozy sur l’identité nationale. Un livre important, qui repose sur l’analyse approfondie des textes de l’époque, ceux des « colonialistes » comme ceux, plus rares, mais existants, des adversaires de cet impérialisme.

Catherine Coquery-Vidrovitch


Les « droits des Français » contre les Droits de l’homme

[Extrait du chapitre II]

Certains constituants estimaient que la Déclaration du 26 août 1789 était faite « pour tous les hommes et pour tous les temps. » A ceux-là, Edmund Burke opposait la tradition et la défense « des droits des Anglais » contre « ce grand principe métaphysique de l’égalité auquel tout devait céder » cependant que la première était considérée comme « une sorte d’Institut ou de Digeste d’anarchie»2. Nombre de républicains favorables à l’empire soutiennent des thèses voisines et les conceptions qu’ils défendent, comme les propositions concrètes qui en découlent, témoignent d’un abandon complet des principes universalistes. Dans les terres lointaines d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, où l’autre semble devenir un tout Autre réputé « sauvage » ou « barbare », on ne saurait appliquer « la Déclaration des droits de l’homme »3 écrit Ferry qui a joué un rôle particulièrement important dans cette bataille essentielle pour réformer les orientations impériales du pays et assurer aux colonies une stabilité politique trop longtemps compromise par la mise en œuvre de l’assimilation selon lui. Quelques années plus tard, soutenues par les « sciences coloniales » qui leur ont apporté des éléments historiques, anthropologiques et ethnologiques supposés les établir sur des bases incontestables, ces analyses sont communément partagées. « L’indigène », affirme le général Paul Azan, « n’est pas comparable au Français. (…) il n’a ni ses qualités morales, ni son instruction, ni sa religion, (…) ni sa civilisation. » De ces affirmations, qui passent alors pour des constats de bon sens, il tire une conclusion majeure énoncée en des termes généraux qui témoignent d’une nouvelle façon de penser les droits fondamentaux. « L’erreur est généreuse et bien française ; elle a été commise par ceux qui ont rédigé la “Déclaration des droits de l’homme et du citoyen”, au lieu de rédiger plus modestement la “Déclaration des droits du citoyen français”»4 écrit-il donc. Cette conception étroitement nationale des droits, qui anéantit les fondements mêmes du jus naturalis élaborés par les Lumières, repose sur un principe hiérarchique et raciste lequel ruine le concept d’humanité en tant qu’ensemble composé d’individus, certes différents, mais tous égaux et ce faisant tous susceptibles de jouir de droits subjectifs et inaliénables par cela seul qu’ils sont reconnus comme des semblables. Qu’au-delà des hommes historiquement situés et observés, existent des alter ego dont les différences sont négligeables, ce pourquoi ils doivent bénéficier, en tout temps et en tout lieu, d’une égale dignité sanctionnée par des prérogatives auxquelles nul ne saurait porter atteinte sans commettre un grave forfait, voilà ce que récuse Azan après Ferry et beaucoup d’autres. Lorsque les contemporains contemplent « l’Arabe », la majorité d’entre eux n’y voit qu’un « barbare » d’autant plus inquiétant qu’il est réputé inassimilable. Le « Noir », lui, demeure un sauvage ou un « grand enfant » qu’une autorité ferme doit conduire en raison même de sa minorité alors jugée insurmontable. Quant à « l’Annamite », souvent tenu pour mystérieux et impénétrable, il appartient à une civilisation importante, certes, mais elle est inférieure sur bien des points à celle de la France. L’existence de races et de peuples inégaux rend vaine et nuisible l’application de droits communs à tous. Ces droits que Jules Harmand, fidèle à sa critique des Lumières, ravale au rang « d’élucubrations artificielles chères aux évangélistes de la Révolution française»5. Spectaculaire involution qui voit triompher, par des voies singulières, certaines des thèses chères aux conservateurs anglais et aux contre-révolutionnaires français ; de nombreux républicains estimant que les droits proclamés par la Déclaration ne peuvent s’étendre aux autochtones de l’empire. Triomphe temporaire et limité dans l’espace et le temps à quelques hommes auxquels nous accorderions une importance démesurée ? Non. En 1941, Félix Eboué, rallié au général de Gaulle et nommé gouverneur de l’Afrique équatoriale française un an auparavant, écrit : « L’indigène a un comportement, des lois, une patrie qui ne sont pas les nôtres. Nous ne ferons son bonheur, ni selon les principes de la Révolution (…), qui est notre Révolution, ni en lui appliquant le Code napoléon, qui est notre Code»6. Droits des Français bien faits pour les Français seulement puisque les nombreuses particularités des « sujets » coloniaux interdisent qu’ils en jouissent également. Remarquable continuité des arguments employés et des conséquences qui en découlent, non moins remarquable persistance d’un anti-universalisme publiquement défendu par une personnalité connue pour son engagement précoce au côté de l’homme du 18 juin 1940.

Olivier Le Cour Grandmaison
  1. Dino Costantini, Mission civilisatrice. Le Rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, Éditions la Découverte, 2008.

    Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1870), Éditions de l’Atelier, 2008.
  2. E. Burke. (1729-1797). Réflexions sur la Révolution française (1790) suivi de Textes choisis sur la Révolution, trad. de P. Andler, présentation de Ph. Raynaud, Paris, Hachette, 1989, p. 222 et « Discours sur la situation actuelle de la France » (9 février 1790), p. 329. Publié à Paris à 2000 exemplaires, le 29 novembre 1790, ses Réflexions ont connu un succès retentissant comme en témoignent ses onze rééditions en l’espace d’un an. Philosophe et homme politique, Burke siège au Parlement sur le banc des whigs depuis 1766.
  3. J. Ferry. « Préface » à l’ouvrage de N. Faucon. La Tunisie depuis l’occupation française, Paris, Challamel, 1892 in Discours et opinions, op. cit. , tome 4, p. 529.
  4. P. Azan. L’armée indigène nord-africaine, (1925), op. cit. , p. 39.
  5. J. Harmand. Domination et colonisation, op. cit. , p. 18 et 248. Il s’est trouvé des contemporains, rares il est vrai, pour condamner ces conceptions. « La nation qui a proclamé, sinon inventé, les “Droits de l’homme”, a bien des réformes à accomplir dans ses rapports avec les indigènes algériens écrivait Leroy-Beaulieu qui ajoutait : « Ce n’est pas, en effet, des “droits des Français” que parlaient nos pères ; c’est en appliquant les “Droits de l’homme” (…) qu’ils sont arrivés si facilement à ses concilier et les Bretons, et les Flamands et les Alsaciens, et les Corses. (…) Il faut en Algérie reprendre cette noble et utile tradition. » L’Algérie et la Tunisie, (1897), op. cit. , p. 280. Quelques années plus tard, Charles Dumas affirme : « En demandant à la France des Droits de l’homme de les reconnaître pour les indigènes (…) je prétends ne pas avoir fait œuvre de parti, mais bien m’être attaché à la plus haute tradition philosophique de la société moderne. » Libérez les indigènes ou renoncez aux colonies, Paris, Figuière & Cie, 1914, 3eme édition, p. XI. Député socialiste, Dumas fut chargé, en 1913, par son groupe parlementaire de conduire une enquête sur la situation des « indigènes » d’Afrique du Nord.
  6. F. Eboué. (1884-1944). Politique indigène de l’Afrique Equatoriale Française, 1941, p. 3. D’origine antillaise, Eboué fut diplômé de l’Ecole coloniale, secrétaire général de la Martinique (1932-1934) puis gouverneur de la Guadeloupe en 1936. Il est condamné à mort sous le régime de Vichy. Ses cendres ont été transférées au Panthéon.
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