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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La question algérienne dans l’inconscient collectif français, par Alain Ruscio

Pour Alain Ruscio, historien spécialiste de l’histoire coloniale, l'hostilité vis-à-vis des musulmans est profonde et très largement antérieure à la colonisation. Mais, dans Nostalgérie, l’interminable histoire de l’OAS 5, il analyse l’impact que la guerre d’Algérie a encore dans l’inconscient collectif. La faute en revient à « une seule famille politique française, écrit Alain Ruscio, celle des anciens de l’Organisation armée secrète et de leurs héritiers, [qui] l’a malhonnêtement et durablement instrumentalisée », explique-t-il dans un entretien publié dans l'Humanité le 15 mai 2015.

Alain Ruscio : « La société française est encore marquée par la question algérienne »

Entretien paru dans l’Humanité du 15 mai 2015 Source.

entretien réalisé par Grégory Marin

  • Tout le monde a oublié le début de la fameuse tirade sur « le bruit et l’odeur » de Jacques Chirac 1 : « Il est certain que d’avoir des 
Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des musulmans et des Noirs. » Est-ce à dire qu’il y aurait un “problème” spécifique lié à l’immigration des anciennes colonies françaises ?

Alain Ruscio – C’est clair. En particulier vis-à-vis des musulmans, il y a une hostilité très largement antérieure à la colonisation. Pour ma part, je la situe aux croisades. La haine du monde chrétien tient au fait que, après une progression inégalée, la conquête de presque tout le monde connu, il se trouvait face à un bloc inexpugnable, l’Islam. Évidemment, cette tendance s’est creusée avec la colonisation, parce que, parmi les motivations, il y avait la volonté d’évangélisation, même si elle a fait débat, les autorités civiles ne voulant pas ajouter ce motif d’affrontement. Cette hostilité très ancienne, on la retrouve bien évidemment en Algérie, la seule colonie de population – avec la Kanaky, même si les proportions ne sont pas les mêmes. Entre 10 % de colons considérés comme catholiques et 90 % d’Arabes et de Kabyles musulmans, ça ne pouvait qu’exploser. Il y a une sorte de rage de la société européenne de s’être pour la première fois attaquée à un bloc qu’elle n’a pas pu entamer. Cela ne concerne pas seulement l’OAS, mais l’ensemble de la société des colons. C’est très ancien et très profond.

  • Pourquoi cette hostilité s’est-elle concentrée sur le Maghreb et l’Algérie, et pas sur les autres colonies françaises ?

D’abord, il y a un effet de masse. À l’apogée du système colonial en Indochine, par exemple, il y avait à peu près 40 000 Français, gendarmes, douaniers, administrateurs, quelques colons ou planteurs d’hévéa… pour 20 millions d’autochtones vietnamiens, laotiens, cambodgiens. À la limite, un villageois vietnamien pouvait passer sa vie entière sans jamais croiser un Français. Et puis, là-bas, les colons ont très vite fait leurs bagages, dès 1945, quand ça sentait le roussi. Pour des raisons économiques, pour sauver leurs placements, et pour des raisons humaines, ils n’avaient pas envie de vivre dans un pays en guerre. Ceux-là se sont fondus sans souci dans la population de métropole ou d’autres colonies : on en trouve aux Nouvelles-Hébrides, en Nouvelle-Calédonie, en Afrique quand l’AOF était encore française. Mais, même si les soldats qui revenaient de la guerre là-bas colportaient leur haine anti-Viêt-minh, cela n’avait pas la même prise que pour l’Algérie, plus tard : il y a eu 20 000 morts français en Indochine, c’est beaucoup, mais ça touchait peu les familles françaises. Pour faire le parallèle, au moment de la guerre d’Algérie, dans presque toutes les familles françaises moyennes il y avait un appelé. Pour l’Indochine, si on avait quelqu’un là-bas, c’était un engagé, il avait choisi, ça avait moins d’impact.

  • La guerre d’Algérie était-il un sujet de préoccupation quotidien en métropole ?

Oui, parce que le FLN (Front de libération nationale) avait fait le choix d’importer la guerre sur le territoire métropolitain, avec des attentats dès 1958, des affrontements interalgériens (entre le FLN et le Mouvement national algérien) souvent rapportés par la presse et qui ont fait beaucoup plus de morts – environ 4 000morts – que n’en a fait la police française. Si on ajoute les manifestations, tout cela fait que la guerre d’Algérie était très présente dans la vie quotidienne avant 1962. Après cette date, il y a eu entre 700 000 et 800 000 Français d’Algérie qui n’étaient, c’est vrai, pas bien accueillis parce qu’ils étaient assimilés à une page de l’histoire que les Français voulaient tourner. Néanmoins ils étaient là, ce qui fait que cette histoire continuait à marquer la société.

  • D’autant qu’elle a traîné en longueur, parce que les pieds-noirs, l’OAS surtout, avaient la « farouche volonté de rester », y compris en utilisant « le flingue, la grenade, le couteau, le plastic ». Une décolonisation pacifique n’aurait de toute façon pas été possible ?

Travailler au conditionnel passé est difficile. Ce que je constate dans le livre, c’est que toutes les portes qui ont été entrouvertes à une transformation des rapports humains dans cette société coloniale ont été refermées par la volonté de la grande majorité des colons français, bien avant la création de l’OAS. Pour la majorité coloniale, les musulmans n’avaient pas la capacité d’exercer des droits politiques. Je cite par exemple le projet Viollette, en 1936, sur lequel la gauche a été en dessous de tout, et le PCF pas particulièrement hardi. Il s’agissait d’octroyer le droit de vote à 20 000 ou 30 000 musulmans. Mais il est resté dans les tiroirs, et n’a même pas été présenté à l’Assemblée, à la suite du congrès des maires d’Algérie, qui, à l’unanimité moins une abstention, a menacé de boycotter l’administration. Le monde politique a toujours capitulé devant ce front uni. Ça fait souvent grimacer, mais il n’y a que trois hommes politiques français qui ont tenu tête aux Européens d’Algérie : Napoléon III avec son rêve de « royaume arabe » ; Clemenceau, qui, en 1919, voulait remercier les soldats indigènes de la Grande Guerre en améliorant leur statut, et de Gaulle. Trois hommes de droite. Mais à chaque fois, il y a eu refus catégorique de toute concession. Bien sûr, il y a toujours eu des progressistes, mais leur voix n’a jamais été écoutée. Lorsque les communistes disaient que pour construire une nation algérienne, il fallait que toutes ses composantes s’unissent, les Européens ricanaient.

  • Pire, les progressistes, les communistes généraient un ressenti particulier : ils étaient des traîtres à leur pays…

Oui. Même avant l’OAS, tout Français d’Algérie « indigénophile », qui voulait assouplir la condition des Algériens, était taxé de trahison, d’utopie dans le meilleur des cas. Le Parti communiste algérien a eu un grand mérite historique en réussissant à unir les deux communautés, Européens et autochtones, dans ses rangs – un exemple unique au monde. Et si, au fur et à mesure que l’aspect nationaliste du PCA s’affirmait, les Européens l’ont quitté, en revendiquant l’accès pour les Algériens aux mêmes droits que les Français, ils risquaient leur peau. Ça s’est accéléré avec l’apparition de l’OAS. Même des gens pas particulièrement révolutionnaires comme le secrétaire de la SFIO, William Levy, ont été tués. Tout ce qui passait pour de la tiédeur était menacé de mort.

  • Dans le livre, vous parlez de « ces-Français-qui-se-croient-de-souche », pour qui l’histoire coloniale est « dans leur vie d’aujourd’hui »…

La société française est aujourd’hui encore très fortement marquée par la question algérienne. Il y a plusieurs millions de Français qui sont liés à l’histoire de l’Algérie pour des raisons différentes : les pieds-noirs et leurs descendants qui vivent encore dans la haine et le regret, les soldats de l’époque, qu’ils aient été ou non des héros, et les Algériens qui ont vécu là-bas et leurs descendants français, de quelque côté qu’ils aient été, indépendantistes ou harkis. Des gens qui ont un seul point commun et toutes les raisons de continuer le combat mémoriel. Et puis, il y a ce que j’appelle un « nouveau vécu » de la guerre d’Algérie. Un ancien soldat qui prend le métro à Saint-Denis ou à Bobigny est confronté à cette sensation de présence massive d’Algériens (ou ce qu’il peut assimiler comme tels) et, pour certains, la théorie du grand remplacement n’est pas loin. Autant d’éléments qui font que les plaies de la guerre d’Algérie ne sont pas refermées.

  • Il y a toujours une grande mobilisation de ces anciens d’Algérie liée au milieu des colons et à l’OAS. Quel est l’intérêt pour eux ?

Dans leur logique, on entend : « Ils nous ont virés et maintenant, ils sont là. » Ce constat erroné s’appuie sur un échec, réel celui-là, de l’Algérie nouvelle. Nul ne peut nier que l’enthousiasme de 1962 se soit vite dilué dans la bureaucratie, le parti unique, la prévarication, le népotisme… Les nostalgiques de l’Algérie française s’en servent pour dire que, de leur temps, ça n’allait finalement pas si mal. Comme ils ont fantasmé cette Algérie heureuse, ils font des parallèles historiques totalement dénués de fondements, mais auxquels ils croient dur comme fer.

  • C’est leur « paradis perdu »…

Oui. J’ai presque une sorte de… (il hésite longuement – NDLR) tendresse pour ces gens-là, qui vont mourir sans jamais rien avoir compris à leur vie. Cette génération toujours rivée à ses certitudes n’a rien compris aux raisons de son douloureux exil. Je cite, par exemple, l’entretien de Marthe Villalonga, cette brave femme qui n’est pas une facho, pas OAS 2, qui dit : « On s’entendait bien avec les Arabes. » D’autres maintiennent qu’il y avait des petits Arabes à l’école, alors qu’il n’y en avait pas un sur trente ! Et dans cette société « idyllique », d’un seul coup surgissent des agitateurs, le FLN, probablement payé par Moscou ou Le Caire, qui veulent les égorger ?

  • Un coup de tonnerre dans un ciel serein…

Évidemment, non. On ne peut comprendre la guerre d’Algérie sans remonter loin. Tout récit de cette guerre qui commence au 1er novembre 1954 est totalement discrédité. Comme on ne peut comprendre le nazisme si on part seulement de la prise du pouvoir en 1933, ou de la Révolution française si on ne traite qu’à partir du 14 juillet 1789.

  • Si ce groupe minoritaire et hyperactif, qui campe sur ses positions et les transmet à ses enfants, est toujours écouté, comment faire pour « débloquer l’histoire » ?

Je suis assez pessimiste. Si ça n’a pas été possible depuis 1962, ce sera difficile. Depuis la fin de la guerre, il sort à peu près un livre par an de témoignages sur le sujet : tous sont fiers de ce qu’ils ont fait, certains expliquant même dans le détail comment ils ont tué. Ils n’ont aucune décence, ni remords. Pour faire sauter ce bouchon, il faudra sans doute attendre l’extinction naturelle de cette génération. Mais même après, le poison irriguera une partie de la société française. Quand on voit ce que le maire UMP de Wissous, Richard Trinquier (fils de l’officier putschiste Roger Trinquier), dit des musulmans, les prises de position de la maire UMP d’Aix-en-Provence, Maryse Joissains, de Michèle Tabarot, les innombrables stèles et hommages à Béziers, Toulon, Marignane, Nice… cette transmission de leurs valeurs peut faire durer le blocage. Il y a un problème essentiel à mon avis : le manque de porosité entre le monde de la connaissance et la société. Je ne connais aucun historien qui soit dans le registre de l’Algérie heureuse : ils ont tous des yeux pour voir, travaillent sur les archives, les textes – qui sont par ailleurs consultables par le public. Mais ils se heurtent au mur des certitudes. Peut-être que les politiques peuvent faire quelque chose. L’ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë, par exemple, en inaugurant une place Maurice-Audin, une plaque à la mémoire des victimes de l’OAS au Père-Lachaise, a bien fait. Mais c’est un rôle qui revient avant tout à l’éducation, au sens large. Je rêve de voir sur le service public une série complète sur la véritable histoire de la colonisation, sans en faire un tableau noir mais en rappelant la réalité. Mais dès qu’on affiche la volonté de présenter une histoire critique, on se heurte à de fortes réticences.



L’actualité en « Ménardie ». Les citoyens biterrois libèrent la parole.

Jeudi 21 mai 2015, à 19 heures, débat autour de la guerre d’Algérie avec Alain Ruscio 3, le journaliste Pierre Daum, auteur du livre Le Dernier Tabou, sur les harkis restés en Algérie après 1962 4, et Jacques Cros, militant communiste, ancien soldat du contingent en Algérie, et animé par Jean-François Gavoury, président d’une association de victimes de l’OAS, l’Anpromevo.

Attention : cette soirée se déroulera finalement, non au théâtre Le Minotaure, mais dans les locaux de la Cimade 14 rue de La Rotonde où le rendez-vous reste fixé à 19 h.

  1. Discours prononcé lors d’un banquet du RPR, 
à Orléans, le 19 juin 1991.

  2. Dans le documentaire l’Amère Patrie.
  3. Pierre Daum, Le dernier Tabou : les «harkis» restés en Algérie après l’indépendance, édition Solin Actes Sud, 544 pages, 24,80 euros.
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