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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024
Papon à Bordeaux, le 15 octobre 1997 (Riss, «Le procès Papon», Charlie hebdo, hors-série n° 6, avril 1998).

la police parisienne et les Algériens au cours des années 1958 à 1962, par Jean-Luc Einaudi

« En l’an 2000, la préfecture de police de Paris a célébré son bicentenaire. A cette occasion a été écrit et publié un petit ouvrage relatant l’histoire de la préfecture de police vue par elle-même. Réalisé sous la direction (scientifique, paraît-il) de monsieur Claude Charlot, chef du service des archives et du musée de la préfecture de police, il s’intitule La préfecture de police au service des Parisiens et est sous-titré Fidèle à ses traditions pour préparer l’avenir. Tout un programme ! » Ainsi débute un petit livre de 86 pages intitulé Les silences de la police que Jean-Luc Einaudi et Maurice Rajsfus ont publié en octobre 20011. Il s'agissait pour eux d'aborder deux épisodes de l'histoire contemporaine “oubliés” dans le fascicule officiel : la rafle du Vél' d'Hiv est expédiée en à peine deux lignes : “la police parisienne fut sollicitée pour la grande rafle qui groupa, au vélodrome d'Hiver, des milliers de Juifs, les 16 et 17 juillet 1942”, et le massacre des Algériens du 17 octobre 1961 est complètement occulté. Nous reprenons ci-dessous le dernier chapitre des Silences de la police où Jean-Luc Einaudi évoque le comportement de la police parisienne par rapport aux Algériens pendant la guerre d'Algérie.
Papon à Bordeaux, le 15 octobre 1997 (Riss, «Le procès Papon», Charlie hebdo, hors-série n° 6, avril 1998).
Papon à Bordeaux, le 15 octobre 1997 (Riss, «Le procès Papon», Charlie hebdo, hors-série n° 6, avril 1998).

«Constamment à pied d’œuvre pour assurer la paix publique.»

«La police fut constamment à pied d’œuvre pour assurer la paix publique» : c’est par ces mots que la brochure de la préfecture de police conclut et résume l’action de celle-ci au cours des années de la guerre d’Algérie. C’est, sans conteste, un certificat de bonne conduite qui lui est ainsi décerné. M. Massoni, préfet de police de l’an 2000, félicite ainsi M. Papon, son prédécesseur. Quoi de plus noble, n’est-ce pas, que «la paix publique» ? On nous précise toutefois : «Cette période agitée se caractérise par un engagement permanent des forces de l’ordre, émaillé de quelques épisodes dramatiques comme la tragédie du métro Charonne.»

«Tragédie» ? Certes, c’en fut une pour les huit manifestants morts ce 8 février 1962 au métro Charonne. Mais, par la neutralité de ce mot, on dissimule délibérément les circonstances de ces morts et l’identité de ceux qui en furent les auteurs. Comme on ne peut plus reprendre ouvertement la version mensongère de Papon, alors préfet de police, selon qui ces huit victimes seraient mortes accidentellement par asphyxie ou infarctus du myocarde, on parle de «tragédie» comme il le fit d’ailleurs lui-même en parlant de «tragique événement». Or, c’est de huit crimes qu’il s’agit, perpétrés par des policiers d’une compagnie de district de la préfecture de police. Huit manifestants massacrés sauvagement, sans défense, par des fonctionnaires de police, à l’issue d’une manifestation contre les crimes terroristes de l’OAS. Les policiers auteurs de ces crimes furent protégés par leur hiérarchie et n’ont jamais fait l’objet de poursuites.

Quant au massacre du 17 octobre 1961, il n’existe tout simplement pas. La préfecture de police de l’an 2000 est fidèle dans le mensonge à celle de 1961.

Avant d’en venir aux années de la guerre d’Algérie, rappelons d’abord une autre tuerie dont il n’existe nulle trace non plus dans la mémoire officielle de la PP : le 14 juillet 1953. Le préfet de police s’appelle alors Jean Baylot. C’est sous son règne qu’ont lieu des réintégrations de policiers révoqués à la Libération et que, parallèlement, sont révoqués d’anciens résistants suspectés d’être communistes. Maurice Papon est secrétaire général de la préfecture de police. Ce jour-là, à l’issue d’une manifestation du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj, six Algériens et un Français sont tués, place de la Nation, par les balles de la police. Il n’y a pas alors de guerre en Algérie ; il s’agit simplement d’un épisode supplémentaire dans la tradition de répression policière sanglante, en France, contre les Algériens.

13 mars 1958 : dans la matinée, 7.000 policiers manifestent dans la cour de la préfecture de police. Ils protestent contre le retard apporté au paiement de leur prime de risque. À cette époque, ils ne sont pas encore visés par des attentats du FLN. Des policiers bloquent la circulation et, dans l’après-midi, deux mille d’entre eux se dirigent en manifestant vers la Chambre des députés. On entend crier : «Sales Juifs !» Le député Jean-Marie Le Pen tente de les faire entrer dans la Chambre et les harangue. Des policiers crient : «Sales Juifs ! À la Seine ! Mort aux fellaghas !» Le directeur de la police municipale est frappé au visage. «Nous foutrons une grenade au Palais-Bourbon», promettent certains.

Le lendemain, sur proposition du ministre de l’Intérieur,
Maurice Bourgès-Maunoury, Maurice Papon est nommé préfet de police. Il a pour mission de reprendre en mains la préfecture de police. Il se trouve alors en Algérie, à Constantine, où depuis deux ans il assure les fonctions d’inspecteur général pour l’administration en mission extraordinaire (IGAME) pour l’Est algérien. Zones interdites, camps de regroupement, tortures, exécutions sommaires : telle est la réalité de la guerre qu’il supervise là-bas. Au cours des années qui vont suivre, il va mettre en œuvre à Paris et dans le département de la Seine des méthodes généralisées en Algérie.

Bientôt, c’est la chute de la IVe République. De Gaulle maintient Papon comme préfet de police. Il crée les compagnies de district, spécialisées dans la répression, qui deviennent le lieu de passage obligatoire pour les nouvelles recrues. On y trouve des anciens d’Indochine, qui en forment l’ossature, et de plus en plus de jeunes qui reviennent d’Algérie.

Le 25 août 1958 a lieu une offensive du FLN sur le territoire métropolitain. Trois policiers sont tués, boulevard de l’Hôpital, devant l’annexe de la préfecture de police, un autre devant la cartoucherie de Vincennes. Le commissariat du XIIIe est mitraillé.

Le 28 août, le préfet de police organise des rafles massives d’Algériens, à Paris et en banlieue. Plus de cinq mille sont internés dans l’ancien hôpital Beaujon, au gymnase Japy, et au Vél’ d’Hiv… La préfecture de police de 1961 est dans la continuité de celle de 1942 : Papon a gardé ses réflexes. La journaliste Madeleine Rifaud, ancienne résistante FTP sous l’occupation nazie, écrit alors dans L’Humanité : «Un camp de concentration raciste est ouvert en plein Paris depuis deux jours. On n’a même pas eu la pudeur de choisir un lieu qui ne rappelle rien aux patriotes qui célèbrent actuellement l’anniversaire de la libération de Paris.» Le préfet de police décrète un couvre-feu pour les «travailleurs nord-africains». Quelques voix d’anciens résistants s’élèvent pour dénoncer ces mesures, demandent une commission d’enquête pour faire la lumière sur les violences policières commises en ces circonstances. La préfecture de police parle d’«allégations mensongères». Dès cette époque, des policiers se vantent de jeter des Algériens à la Seine.

La répression anti-FLN prend le caractère d’une répression collective anti-algérienne. En janvier 1959 est créé le centre d’identification de Vincennes (CIV), qui relève de l’autorité du préfet de police. Les Algériens raflés à Paris et dans le département de la Seine y sont conduits pour vérifications d’identité mais peuvent aussi y être «assignés à résidence» sur décision du préfet. Ces rafles sont fréquemment l’occasion de violences. La pratique des «comités d’accueil» se répand: les Algériens raflés passent entre deux rangs de policiers qui les frappent à coups de crosse, de pied, de poing, de matraque, de cravache, de planche, de ceinturon… Des disparitions ont lieu.

En 1960, la force de police auxiliaire entre en action. Cette police supplétive, qui relève du service de coordination des affaires algériennes de la préfecture de police, agit sous les ordres du préfet de police et est encadrée par des militaires. Son chef est le capitaine Montaner. Ses membres sont des Algériens qui, pour des raisons diverses, ont des comptes à régler avec le FLN mais certains ont été enrôlés de force en Algérie. La FPA est basée au fort de Noisy, à Romainville. Elle comptera environ 600 membres à l’automne 1960. La FPA s’installe d’abord dans le XIIIe arrondissement de Paris, où elle réquisitionne des hôtels. Les supplétifs de la préfecture de police font régner la terreur. La torture est pratiquée notamment au 9, rue Harvey et au 208, rue du Château-des-Rentiers. L’usage de la torture est la véritable raison d’être de cette milice qui agit hors de toutes règles légales. La FPA pratique notamment le supplice de la bouteille : le prisonnier est assis sur une bouteille et on lui appuie sur les épaules jusqu’à empalement. L’électricité est également employée. Des disparitions ont lieu. La FPA étend son action dans le XVIIIe arrondissement où trois hôtels sont réquisitionnés, rue de la Goutte-d’Or. Elle intervient également en banlieue et notamment dans les bidonvilles de Nanterre. Des voix s’élèvent contre ces crimes que nie la préfecture de police. Témoignage chrétien écrit : «Il ne nous est pas possible de rester muets quand, dans notre Paris, des hommes ressuscitent les méthodes de la Gestapo.»

A la fin du mois d’août 1961, le FLN décide la reprise des attentats contre des policiers. Onze d’entre eux sont tués et dix-sept blessés à Paris et dans la banlieue de la fin août au début octobre. Ces attentats ont pour effet de répandre la peur dans les rangs de la police parisienne mais aussi de décupler le désir de vengeance et la haine contre l’ensemble d’une communauté. Tout au long du mois de septembre, la répression frappe durement la population algérienne. Dans la pratique, cette répression, massive, est basée sur l’apparence physique. Est suspecte toute personne présentant le faciès supposé de l’Algérien. Les rafles dans les rues, les descentes dans les hôtels sont quotidiennes et s’accompagnent d’humiliations et de violences. Les arrestations ont lieu jusque sur les lieux de travail. La nuit, des policiers conduisent des passants raflés au bord de la Seine ou de canaux, leur lient les mains, les assomment et les jettent à l’eau dans le but de les noyer. Des Marocains et des Tunisiens sont également victimes de ces activités criminelles.

Un rapport, réalisé alors par un prêtre de la Mission de France, le père Joseph Kerlan, relate des faits reflétant fidèlement le climat quotidien :

«Un vieil Algérien sort d’un café vers 22 heures. Sans raison apparente, sans même un contrôle d’identité, il est emmené au poste (Saint-Denis). Sa montre est jetée à terre et piétinée. Ses vêtements sont déchirés. On lui ordonne de mettre les mains sur la tête et un policier le bourre de coups de poing au foie, à l’estomac, dans les côtes. Sous la douleur, il tente de se protéger de ses mains. L’agent l’invite à remettre les mains sur la tête, et les coups recommencent à pleuvoir. Trois semaines après, il souffre encore des coups reçus […]»

«Une voiture de police… un Algérien… L’Algérien, rentrant du travail, est rejoint par la voiture. Il doit présenter ses papiers après les sommations les bras levés.

Un policier : “Il a un permis de conduire. On le déchire ?»

Un autre policier : “Non, laissons-le.”

L’Algérien : “J’ai aussi ma carte d’ancien combattant.”

Un policier : “On s’en fout de ta carte…”

Un policier : “On l’embarque ?”

Un policier : “Viens avec nous faire une promenade.”

«L’Algérien monte dans le fourgon et subit le même manège… ou jeu des policiers. Plus tard, il sera débarqué dans un autre quartier de Paris, sans plus de formalité, prêt à se faire reprendre une, cinq ou dix fois pour recommencer ainsi la même comédie tragique, ne sachant jamais comment cela finira […]»

«Dans le XIIIe, un Algérien est arrêté pour un contrôle d’identité par une patrouille. Formalités habituelles, puis il est relâché, après que les policiers ont, devant lui, déchiré ses papiers. Il se présente aussitôt au commissariat pour en réclamer d’autres. Après avoir donné ses renseignements, il lui est demandé de revenir dans trois mois… le condamnant ainsi à vivre pendant ce temps en «hors-la-loi». Un peu partout, il est question de papiers déchirés, soit les cartes d’identité, les fiches de paie, ou les feuilles d’allocations familiales[…]»

«Le jeudi 5 octobre une jeune femme algérienne, madame X, me raconte ce fait : il y a quelques jours, un soir, des policiers en civil ont pris quatre Algériens de Gennevilliers. Ils leur ont enlevé leurs papiers puis les ont déchirés. Après ça, les policiers ont battu ces hommes puis les ont descendus à la mitraillette et jetés dans la Seine. L’un des quatre Algériens a été seulement blessé. Il a réussi à se tenir à la berge et à déjouer les policiers qui sont restés un bon moment au bord de la Seine afin de se rendre compte que les Algériens étaient bien morts. Quand les policiers sont partis, il a réussi à nager, à sortir de l’eau et à rentrer chez lui. À la date où ce fait m’est raconté, cet homme était soigné à l’hôpital X. Et madame ajoutant : “Quand mon mari tarde à rentrer le soir, j’ai toujours peur.”

Le samedi 7 octobre, je rencontre X et lui demande s’il a entendu parler de ce fait. Il me le confirme en ajoutant : “Parmi les quatre Algériens, il y avait un copain à moi. Il travaillait à la SKF et a été pris en revenant de son travail — à la SKF, la dernière équipe sort à 11 heures du soir. Un autre a été pris avenue H.-Barbusse. Celui qui a réussi à s’en tirer habite à X” (pour sa sécurité nous ne pouvons mentionner son adresse).»

À cette même époque, l’union régionale parisienne de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) réalise également un document. Il est intitulé Face à la répression. De nombreux faits y sont rapportés :

«A. P., un gardien de la paix règle la circulation à la sortie d’une école. Un Nord-Africain, à mobylette, s’arrête au signal à côté des voitures. L’agent se dirige vers lui et lui demande ses papiers, que l’interpellé lui tend. L’agent les prend : coup à l’estomac. Il les examine, les trouve parfaitement en règle et les rend à l’intéressé en lui administrant une violente paire de gifles devant des dizaines de personnes et d’enfants. […]»

«Des contrôles, avec fouilles, suivis ou non de ramassage sont effectués systématiquement les jours de paye, le plus souvent à proximité de la sortie des usines (Boulogne-Drancy). Les sommes d’argent dont sont porteurs les Algériens sont confisquées sur le champ, même si la feuille de paye en légitime le port. Il semble que cet argent reste entre les mains des auteurs de l’opération […]»

«De nombreuses “disparitions” d’Algériens sont signalées par leurs camarades. Des hommes arrêtés ont été jetés à la Seine après avoir été assommés et, parfois, ficelés. Certains ont réussi à s’en sortir. Des Algériens sont priés d’aller identifier à la morgue le corps de leurs camarades repêchés en aval de Paris.[…]»

«Au cours de la semaine du 18 au 24 septembre à V., cinq Algériens se rendant à leur hôtel ont été emmenés en car et jetés à la Seine. Un y est resté.[…]»

C’est dans ce climat que, le 2 octobre, lors des obsèques d’un policier tué par le FLN, le préfet de police proclame, dans la cour de la préfecture : «Pour un coup reçu, nous en porterons dix !» Cet appel est un encouragement à tuer des Algériens et est compris aussitôt comme tel. Le même jour, en visite au commissariat de Montrouge, le préfet de police déclare aux policiers présents : «Vous devez être subversifs aussi dans la guerre qui vous oppose aux autres. Vous serez couverts, je vous en donne ma parole.»

Dans la nuit même et les jours suivants, de nouveaux cadavres d’Algériens sont découverts.

Le 5 octobre, par un communiqué, le préfet de police annonce l’instauration d’un couvre-feu qui s’applique à tous ceux qu’il qualifie tour à tour de «travailleurs musulmans algériens», de «Français musulmans», ou encore de «Français musulmans d’Algérie». Ce couvre-feu raciste, anticonstitutionnel, interdit aux 150.000 Algériens de la région parisienne de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue, particulièrement entre 20h30 et 5h30. À l’époque, ils sont pourtant officiellement considérés comme Français et disposent d’une carte d’identité française.

Avec l’instauration de ce couvre-feu, les violences policières, devenues banales, se poursuivent et les crimes se multiplient. Officiellement, à la préfecture de police et au ministère de l’Intérieur, on ment en affirmant que les cadavres découverts sont dus à des «règlements de comptes entre Algériens», qu’il s’agit de victimes du FLN.

La fédération de France du FLN appelle l’ensemble des Algériens de la région parisienne, hommes, femmes, enfants, à manifester contre ce couvre-feu, le mardi 17 octobre 1961. Ces manifestations devront être impérativement pacifiques. Aucun manifestant ne devra être porteur d’un quelconque objet pouvant être considéré comme une arme.

Le préfet de police dispose de 7.000 gardiens de la police parisienne, de 1.400 CRS et gendarmes mobiles pour empêcher ces rassemblements.

Le 17 octobre 1961, en début de soirée, les Algériens commencent à affluer vers Paris. Leur nombre sera évalué entre 30.000 et 40.000. Les voies d’accès à la capitale, les gares, les stations de métro, les portes de Paris, sont bloquées par des policiers. Les bus sont arrêtés à des barrages et les passagers désignés par les policiers doivent en descendre. Les rafles racistes commencent. De nombreux travailleurs algériens, mais aussi marocains, tunisiens, voire espagnols ou italiens, qui rentrent chez eux, ignorant tout des manifestations, sont raflés en raison de leur apparence. La violence de nombreux policiers éclate. L’attitude de ces fonctionnaires n’est pas celle d’hommes qui ont peur mais plutôt d’individus qui donnent libre cours à leur haine. Il n’y a pas de bagarres ; les hommes arrêtés ne sont pas menaçants. Comme les cars de police ne suffisent plus à transporter les personnes raflées, le préfet de police réquisitionne des autobus de la RATP (avec leurs conducteurs) qui reviendront couverts de sang dans leurs dépôts. Les victimes des rafles sont conduites dans des commissariats de Paris et de la banlieue, dans la cour de la préfecture de police, au Palais des Sports de la Porte de Versailles, au stade de Coubertin.

De fausses nouvelles circulent tout au long de la soirée sur les ondes radio de la police, exacerbant la haine, sans être démenties par le préfet de police et son état-major. De nombreux policiers frappent avec la volonté de tuer.

En dépit des rafles, des cortèges d’Algériens réussissent à se former. Une manifestation de 4.000 à 5.000 personnes parcourt pacifiquement les Grands Boulevards, sans aucun incident, de la République à l’Opéra. Là, le cortège, ne pouvant plus avancer, fait demi-tour, suivi par des cars de police. À la hauteur du cinéma Le Rex, des policiers ouvrent froidement le feu sur la foule, puis chargent et frappent, faisant des morts.

Au pont de Neuilly, des policiers et supplétifs de la FPA ouvrent le feu sur les manifestants. Il y a également des morts.

Du haut des ponts de Paris et de la banlieue, des Algériens sont précipités dans la Seine et noyés. C’est notamment le cas au pont Saint-Michel, à quelques dizaines de mètres de la préfecture de police et du Palais de Justice. Les policiers et gendarmes qui commettent ces crimes agissent avec la certitude de l’impunité.

Dans la cour même de la préfecture de police, les Algériens, entassés, subissent de froides violences. Des policiers passent des cordes autour des cous de leurs victimes et serrent jusqu’à ce qu’elles perdent connaissance. Dans la nuit, un véritable massacre se déroule dans la cour de la préfecture de police, faisant plusieurs dizaines de victimes.

Au Palais des Sports, puis au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, les Algériens raflés, souvent déjà blessés, sont systématiquement victimes des «comités d’accueil». À l’intérieur de ces lieux, les violences se poursuivent, des prisonniers sont torturés. Des hommes vont ainsi mourir jusqu’à la fin de la semaine. Des scènes semblables se déroulent au stade de Coubertin.

Dans la nuit du 17 octobre, la préfecture de police donne laversion officielle mensongère des événements : «Des coups de feu ont été tirés contre les membres du service d’ordre qui ont riposté. À 22 heures, on dénombrait deux morts et plusieurs blessés algériens.» Il n’y a aucun policier blessé par balle.

Les rafles, violences, noyades se poursuivront les jours suivants. Durant des semaines, on découvrira des cadavres non identifiés et l’on retrouvera des corps au fil de l’eau. Le résultat de ce massacre peut être évalué à au moins deux cents morts.

Tout sera mis en œuvre, par le préfet de police, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le Premier ministre, Michel Debré, et le président de la République, Charles de Gaulle, pour que l’ampleur de ce crime soit dissimulée.

Photo : Elie Kagan
Photo : Elie Kagan

Mais, le 31 octobre 1961, des policiers publient un texte anonyme pour dénoncer les crimes qui viennent d’être commis. Le texte s’intitule Un groupe de policiers républicains déclare… On y lit notamment ceci :

«Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants contre les manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n’a été trouvée, nous fait un devoir d’apporter notre témoignage et d’alerter l’opinion publique. […] Tous les coupables doivent être punis. Le châtiment doit s’étendre à tous les responsables, ceux qui donnent les ordres, ceux qui feignent de laisser faire, si haut placés soient-ils. Nous nous devons d’informer. […]

Parmi les milliers d’Algériens emmenés au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, des dizaines ont été tués à coups de crosse et de manche de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie, brisure des membres. Leurs corps furent piétinés sous le regard bienveillant de M. Paris, contrôleur général. […]

À l’une des extrémités du pont de Neuilly, des groupes de gardiens de la paix, à l’autre des CRS, opéraient lentement leur jonction. Tous les Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités systématiquement dans la Seine. Il y en eut une bonne centaine à subir ce traitement. […]

La petite cour, dite d’isolement, qui sépare la caserne de la Cité de l’hôtel préfectoral était transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques mètres pour les soustraire à l’examen des médecins légistes. Non sans les avoir délestées, au préalable, de leur montre et de leur argent. M. Papon, préfet de police, et M. Legay, directeur général de la police municipale, assistaient à ces horribles scènes. Dans la grande cour du 19-Août plus d’un millier d’Algériens était l’objet d’un matraquage intense que la nuit rendait encore plus sanglant.[…]

Ces quelques faits indiscutables ne sont qu’une faible partie de ce qui s’est passé ces derniers jours, de ce qui se passe encore. Ils sont connus dans la police municipale. Les exactions des harkis, des brigades spéciales des districts, de la brigade des agressions et violences ne sont plus des secrets. Les quelques informations rapportées par les journaux ne sont rien au regard de la vérité.[…]

Nous ne signons pas ce texte et nous le regrettons sincèrement. Nous constatons, non sans tristesse, que les circonstances actuelles ne le permettent pas. Nous espérons pourtant être compris et pouvoir révéler nos signatures sans que cela soit une sorte d’héroïsme inutile. […]»

Le préfet de police fait rechercher, en vain, les auteurs de ce texte. L’Inspection générale des services, chargée de l’enquête, aboutit à la conclusion qu’il s’agit bien de policiers en constatant la précision des informations. Il faudra attendre trente ans pour que le principal auteur se dévoile. Il se nomme Émile Portzer. Ancien résistant du réseau Front national de la police sous l’Occupation, il a voulu rester fidèle à son combat d’alors en dénonçant ces crimes et leurs responsables. Il a rassemblé des témoignages de policiers, témoins des faits et écœurés, pour rédiger ce texte. Il viendra témoigner en ma faveur, en février 1999, lors du procès que m’intentera l’ancien préfet de police Papon. Le 1er janvier 1962, dans un ordre du jour aux fonctionnaires de préfecture de police, le préfet de police déclare : «Le 17 octobre, vous avez remporté, au prix de durs sacrifices depuis longtemps consentis, la victoire sur le terrorisme algérien… Vos intérêts moraux ont été défendus avec succès, puisque l’intention des adversaires de la préfecture de police de mettre en place une commission d’enquête a échoué.»

Le 8 février 1962 a lieu le massacre de Charonne.

La préfecture de police avait été «constamment à pied d’œuvre pour assurer la paix publique», pour reprendre l’infâme formule employée en l’an 2000 sous M. Massoni.

Il ne faut pas s’étonner, dans ces conditions, si celui-ci s’est durant si longtemps opposé à ce que je puisse avoir accès aux archives de la préfecture de police sur cette période, en dépit des déclarations du Premier ministre demandant à faciliter le travail des chercheurs.

Ce n’est que contraint et forcé, sous la pression d’un mouvement d’opinion en faveur de la recherche de la vérité, qu’il a dû finalement m’y autoriser au mois de décembre 2000.

On attend maintenant du Premier ministre qu’il se prononce clairement sur l’histoire de la préfecture de police vue par elle-même et avalisée par son ancien ministre de l’Intérieur.

Jean-Luc Einaudi
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