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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

“la plupart” des trafiquants de drogues sont-ils noirs ou arabes ?

L’éditorialiste Eric Zemmour a déclaré à l’antenne le 6 mars dernier que «les Français issus de l’immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes… C’est un fait.» En écrivant sur son blog que «tous les Noirs et tous les Arabes ne sont pas des trafiquants, mais beaucoup de ceux-ci sont noirs et arabes», l’avocat général près la cour d’appel de Paris, Philippe Bilger, apporte sa caution au point de vue d'Eric Zemmour1. La question posée est de savoir si efffectivement “la plupart” des trafiquants de drogues sont noirs ou arabes. Commençons par rappeler que les Noirs et les Arabes sont beaucoup plus fréquemment contrôlés que le reste de la population : avoir la peau noire ou un “type maghrébin” augmente de façon très importante la probabilité d'être l'objet d'un contrôle des papiers d'identité – une enquête l'a établi de façon irrécusable, et cela fragilise les affirmations d'Eric Zemmour et de Philippe Bilger. Dans ses éléments de réponse repris ci-dessous, le sociologue Laurent Mucchielli récuse les recours aux catégories raciales : ils n'expliquent rien mais renforcent les préjugés xénophobes. La multiplication ces derniers mois de propos à tonalité racialiste ou stigmatisant les immigrés semble particulièrement inquiétante. Dans un article récent, Carine Fouteau montre que les déclarations de ce genre émises par des responsables de la majorité présidentielle témoignent d’une véritable rupture à droite : la journaliste de Mediapart expose «comment Sarkozy a rendu possible la dérive raciste à droite»2.

« La plupart » des trafiquants de drogues sont-ils « noirs et arabes » ?

Le racisme ordinaire a retrouvé une grande liberté d’expression depuis que le Président de la République et le ministre de l’immigration ont lancé le prétendu « grand débat sur l’identité nationale ». L’affaire qui agite ces derniers jours le microcosme parisien en est une illustration parmi des milliers d’autres. Les propos du chroniqueur Eric Zemmour étonnent peu, on peut aujourd’hui dire et entendre à peu près tout et n’importe quoi à la télévision.

Qu’un haut magistrat comme Philippe Bilger, Avocat général à la cour d’assises de Paris, s’en soit mêlé est déjà plus surprenant ; mais pourquoi pas : il faut défendre la liberté d’expression des fonctionnaires. Le problème est que le contenu de son intervention est assez affligeant.

Qu’attendrait-on d’un tel haut fonctionnaire de la Justice sinon qu’il aide à prendre de la hauteur, qu’il élève le débat ? Or voici qu’il nous dit :

  1. il ne sert à rien de regarder les statistiques officielles « dont la finalité presque exclusive est de masquer ce qui crève les yeux et l’esprit »,
  2. il suffit de voir à quoi ressemble les couloirs du Palais de Justice de Paris pour savoir que les trafiquants de drogues sont effectivement « noirs et arabes » et ainsi confirmer « la justesse de cette intuition ».

Deux affirmations bien regrettables.

* En matière de statistique, un magistrat pourrait plutôt indiquer par exemple que le dernier volume publié (2008) par la statistique judiciaire, dans la série « Les condamnations », donne 2 187 personnes condamnées pour trafic (import, export) de drogues, dont 37 % d’étrangers. Parmi ces étrangers condamnés, 167 sont des ressortissants d’un des trois pays du Maghreb mais surtout 137 sont Marocains (soit 20,5 % des étrangers et 7,6 % de l’ensemble des condamnés), ce qui n’a rien de surprenant puisque le Maroc est le principal producteur de Cannabis alimentant le marché français. Voilà qui fournirait au moins une base de discussion, au besoin très critique (nous pourrions y contribuer), mais qui vaudrait mieux qu’un effet de manche méprisant.

* Quant à dire qu’il suffit de regarder les couloirs du Palais de Justice de Paris pour savoir qui sont les trafiquants de drogues en France, l’affirmation laisse également pantois. Le magistrat devrait tout de même savoir d’une part que Paris n’est pas la France, d’autre part et surtout que n’arrivent en justice que les trafiquants confondus et interpellés par la police et la gendarmerie, soit une partie probablement très minoritaire des trafiquants (puisque la consommation de drogues se porte hélas très bien par ailleurs).

Enfin, on ne peut que regretter amèrement la banalisation de l’usage de catégories raciales comme si elles étaient en elles-mêmes explicatives de quoi que ce soit. S’il existe une relation entre la couleur de la peau et le trafic de drogues, alors il faut expliquer la nature de cette relation, ou bien se taire. Car faute d’explication, on ne fait que renforcer les préjugés xénophobes de ceux qui, précisément, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Le 26 Mars 2010

Laurent Mucchielli

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