L’époque coloniale moderne a commencé, pour la France, avec la prise d’Alger, en juillet 1830. Au lendemain de la victoire du corps expéditionnaire de Charles X, la question est posée : faut-il conserver Alger et les territoires environnants ? Et pour en faire quoi ? La question fut bientôt tranchée : l’Algérie devint le premier élément du second Empire colonial français (après la perte du premier Empire – Canada, Louisiane, Inde – au XVIIIe siècle). Elle devint même la seule colonie de peuplement française1, c’est-à-dire que la France ne se contenta pas de gérer l’espace algérien, mais que de jeunes Français émigrèrent de l’autre côté de la Méditerranée et s’installèrent en Algérie. Ce fut particulièrement le cas des Alsaciens-Lorrains après la défaite de 1871. Tous devinrent des « colons », des « Français d’Algérie ». On les appela par la suite les « pieds-noirs », une expression aux origines bien incertaines.
Jacques Ferrandez est né dans l’Algérie française, en 19552. A cette époque, les Français d’Algérie sont un million. L’Algérie entretient avec la France des relations étroites. Depuis la fin du XIXe siècle, elle est même intégrée au territoire métropolitain, sous la forme de quatre départements dépendant du Ministère de l’Intérieur ; alors que toutes les autres colonies dépendent du seul Ministère des Colonies. L’Algérie, c’est la France, répète-t-on alors.
La force de ce lien franco-algérien explique la dureté de la guerre d’indépendance algérienne, qui commence en 1954, un an avant la naissance de Jacques Ferrandez. On ne parlait pas alors de guerre (un terme qui eût signifié que l’issue du conflit pouvait être l’indépendance), mais d’« événements ». Certains parlèrent néanmoins d’une « sale guerre », où les Algériens fidèles à la France s’opposaient aux indépendantistes, où les extrémistes de l’Algérie française s’opposaient aux Français acquis à l’indépendance, où les atrocités de guerre accompagnaient l’usage de la torture.
En 1962, par les accords d’Evian, la France reconnaissait l’indépendance de l’Algérie. Dans la précipitation, un million de « pieds-noirs » débarquaient en France. Quant à Jacques Ferrandez, ses parents avaient anticipé la fin de l’Algérie française ; ils s’étaient installés à Nice dès 1956.
Stéréotypes racistes, de l’Arabe au « raton »
Pour être intégrée au territoire métropolitain, l’Algérie n’en constituait pas moins un cas à part, en ce que la population colonisée – qu’on appelait « indigène », puis « autochtone » – ne bénéficiait pas des mêmes droits que la population des colons français. Arabes et Berbères n’eurent jamais le droit de voter pour envoyer des représentants à l’Assemblée nationale française. Seuls les Juifs d’Algérie, par le décret Crémieux de 1870, obtinrent la citoyenneté française pleine et entière. Cette discrimination reposait d’abord sur le sentiment d’une infériorité fondamentale de ceux qui n’étaient pas des hommes blancs.
L’antagonisme naquit au moment des guerres de conquête, faites du point de vue des Français contre les « Arabes ». Si l’émir Abd El-Kader incarna la noblesse de la guerre, et ce d’autant plus qu’il accepta pleinement la défaite, bien vite la population colonisée fit les frais de la propagande coloniale. Paresseux, indolents, cruels, sales, fanatiques, stupides : les stéréotypes sur les « Arabes » connurent une belle permanence sur le temps long de l’histoire de l’Algérie coloniale.
Ils furent d’autant plus actifs lors de la guerre d’Algérie, qu’ils reposèrent à ce moment-là sur d’incontestables horreurs et cruautés, auxquelles les partisans de l’Algérie française assurèrent une grande publicité, sans reconnaître en revanche les actions méprisables de leur propre armée. Les combattants de l’Algérie indépendante – les fellaghas – devinrent alors des « ratons » indignes de pitié. Les Carnets d’Orient illustrent cette évolution, sur plus d’un siècle, des stéréotypes racistes à l’œuvre dans l’Algérie coloniale.
Noces orientales
Une inspiration de Ferrandez donne à son travail toute son originalité : il s’agit de la peinture orientaliste française. Dès les années 1820, en effet, des artistes sont attirés par « l’Orient ». Le terme est alors très vague. Il désigne un ensemble géographique aux contours flous dont Constantinople serait le point central. Du Maroc à la Grèce, en passant par l’Egypte et le Levant, s’étend ainsi un espace que l’on confond avec un climat et une civilisation. Les peintres, d’Eugène Delacroix à Etienne Dinet, espèrent y régénérer leur palette en trempant leurs pinceaux dans le soleil et dans l’Islam.
Une des figures majeures de l’orientalisme du XIXe siècle fut celle des noces orientales. Les artistes et les écrivains attirés par l’Orient, tel Gérard de Nerval, étaient fascinés par un imaginaire amoureux et sexuel qui leur semblait si profondément opposé à l’ensemble des interdits dans lesquels l’Europe s’était enfermée. La morale des sociétés victoriennes avait rejeté la sexualité dans le domaine de l’intime et de l’indicible. Elle ne concernait que le couple uni par Dieu. Elle ne s’accompagnait, en théorie, d’aucune joie particulière, sinon celle du devoir conjugal accompli.
Dans ces conditions, l’Orient apparaissait comme la terre d’élection du plaisir. Un lieu, tout particulièrement, cristallisait les fantasmes des hommes européens : le harem, perçu comme un endroit dans lequel se réunissaient de nombreuses femmes toutes promises à un seul homme et toutes occupées aux seuls plaisirs des sens. Le voile, qui dans les rues dérobait les femmes aux regards des hommes, ajoutait encore au mystère de la sexualité orientale. Les bordels d’Algérie s’efforçaient de ressembler à ces harems mythiques. Les danseuses orientales y côtoyaient les « belles Juives », dans une atmosphère censée illustrer toute la sensualité de l’Orient.
Ces représentations de la femme perdurèrent sur le temps long de l’histoire coloniale algérienne, au point que la prostitution coloniale, comme exutoire aux frustrations des hommes européens, doit être considérée comme un des aspects essentiels des relations franco-algériennes. Avec le XXe siècle, néanmoins, les choses changèrent un peu. Les femmes ne furent plus seulement des objets de désir mais aussi, à l’image de la Française Isabelle Eberhardt devenue musulmane et s’habillant en homme, des mystiques éprises d’aventure. Avec la guerre d’Algérie, les voiles et les burnous ne cachèrent plus seulement des corps en quête de plaisir, mais des bombes.
L’homme blanc : galerie des figures de l’histoire coloniale
En suivant, depuis les années 1830 jusqu’aux années 1960, l’histoire de l’Algérie française, Jacques Ferrandez donne à voir toute la galerie des figures de l’histoire coloniale et, au premier rang d’entre eux, le soldat. Le regard de Ferrandez est ici infiniment nuancé, distinguant les gradés issus de l’aristocratie du XIXe siècle et les troupiers misérables, soumis tout à la fois à une discipline très dure et à des pulsions de violence terrible. Il stigmatise la brutalité féroce de certains chefs : ceux qui ordonnèrent les « enfumades » des années 1830-40, par exemple, à l’image de Saint-Arnaud, le « chacal » dont parlait Victor Hugo, ou ceux qui usèrent sans vergogne de la torture dans les années 1950-60. Il sait aussi reconnaître la part de rêve, d’honneur et d’humanité qui animèrent les soldats saint-simoniens des Bureaux Arabes du XIXe siècle ou ceux qui, tel le général de Bollardière, s’opposèrent à la torture pendant la guerre d’indépendance.
La même équanimité s’impose à lui dès lors qu’il s’agit de juger des colons. S’il existait bien de grands propriétaires brutaux et racistes, d’autant plus visibles que le partage des terres devint plus inégalitaire encore au XXe siècle en Algérie, Ferrandez n’oublie pas la masse des déclassés et des réfugiés qui, particulièrement après 1871, vinrent tenter leur chance dans cette promesse de monde meilleur qu’était alors l’Algérie. Avec eux se dessine une histoire sensible de l’Algérie coloniale, qui n’exclut ni les préjugés ni les violences, mais qui échappe aux caricatures.
Et puis, il y a tous les autres : fonctionnaires, journalistes, avocats, peintres, voyageurs, aventuriers… En 132 ans, l’Algérie, seule colonie de peuplement française, a vu défiler sur son sol tous les types qui incarnèrent, à l’époque moderne, l’aventure coloniale.
Sylvain Venayre.
- Louis Rivard, lecteur québécois, nous fait aimablement remarquer que le Canada (la Nouvelle-France et l’Acadie) a été aussi une colonie française de peuplement et ce, jusqu’en 1759-1760, date de la conquête britannique et de l’abandon par la France de sa population par le Traité de Paris en 1763. (Note de LDH-Toulon)
- Né à Alger, le 12 décembre 1955, Jacques Ferrandez a suivi ses parents à Nice, où ils s’installent peu de temps après sa naissance.