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Édition du 1er au 15 décembre 2024

La nécessité d’un féminisme décolonial,
par Françoise Vergès

Dans son ouvrage, "Un féminisme décolonial", publié en février 2019 aux éditions la Fabrique, la politologue Françoise Vergès, militante antiraciste et féministe, apporte une contribution aux débats qui divisent les mouvements féministes. Refusant la dérive d'un féminisme qui ignorerait les enjeux de l'antiracisme et pourrait inclure de l'islamophobie, elle déploie, à partir des luttes des femmes du Sud global, une critique radicale du « capitalisme racial ». Nous publions sa présentation par l'éditeur ainsi qu'un entretien réalisé par Rosa Moussaoui et publié par "l'Humanité".

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Présentation de l’éditeur :

Dans le débat public, être décolonial est une infamie. Dans les universités, dans les partis de gauche et d’extrême gauche, les syndicats, les associations féministes, partout on traque une « pensée décoloniale » infiltrée et funeste pour le vivre-ensemble.

Dans ce livre, Françoise Vergès élucide l’objet du scandale. Le féminisme décolonial révèle les impensés de la bonne conscience blanche ; il se situe du point de vue des femmes racisées : celles qui, travailleuses domestiques, nettoient le monde ; il dénonce un capitalisme foncièrement racial et patriarcal.

Ces pages incisives proposent un autre récit du féminisme et posent toutes les questions qui fâchent : quelles alliances avec les femmes blanches ? Quelle solidarité avec les hommes racisés ? Quelles sont les première vie menacées par le capitalisme racial ? Pourquoi les néofascismes s’attaquent-ils aux femmes racisées ?

Ce livre est une invitation à renouer avec la puissance utopique du féminisme, c’est-à-dire avec un imaginaire à même de porter une transformation radicale de la société.


Françoise Vergès : « Le féminisme doit retrouver son tranchant antiraciste, anticapitaliste »

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, publié dans l’Humanité le 8 Février 2019. Source

Françoise Vergès est politiste et présidente du collectif « Décoloniser les arts ». Avant son ouvrage Un féminisme décolonial, la Fabrique éditions, 2019, elle a publié Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017 ; L’Homme prédateur, ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, Albin Michel, 2011 ; Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Aimé Césaire, Albin Michel, 2007 ; La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage, Albin Michel, 2006 ; Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire, Albin Michel, 2001.

Rosa Moussaoui : Vous mettez en perspective, dans ce livre, les luttes de celles que vous appelez les femmes « racisées », en soulignant leur contribution à la définition d’une politique globale de libération. Que gagnent les mouvements d’émancipation à reprendre à leur compte cette catégorie de « race » forgée par le capitalisme naissant pour légitimer la traite et l’esclavage ? Pourrait-on imaginer une autre désignation que celle de « racisées », qui fixe le stigmate et relègue l’appartenance de classe à l’arrière-plan ?

Françoise Vergès : Je suis proche, ici, de la thèse du capitalisme racial. Le capitalisme, dès le départ, porte en lui des processus de racisation. Dès sa genèse, ce système entreprend de trier les êtres humains, de raciser des groupes. Pour le théoricien africain-américain Cedric Robinson, les premiers groupes racisés furent les juifs d’Europe. Il existait donc des processus de racisation antérieurs à l’esclavage. Mais avec la traite et l’esclavage colonial, ces processus de racisation se sont consolidés, en même temps qu’ils ont revêtu une dimension globale. Ces processus de racisation se renouvellent perpétuellement. En France, aujourd’hui, les Roms en sont l’objet. Qui seront les prochains, je l’ignore, mais il y en aura. Ils sont à l’œuvre jusque dans les départements d’outre-mer : à l’île de La Réunion, avec les Malgaches ou les Comoriens ; dans les Antilles, avec les Haïtiens ou les Dominicains. Ces groupes sont prolétarisés et racisés dans le même mouvement ; les formes de domination, ici, se recoupent, se conjuguent. Sur le marché du travail capitaliste, ce sont les travailleurs et les travailleuses subalternes, ceux qui occupent le bas de l’échelle, qui sont, de fait, racisés. Cette racisation peut d’ailleurs tout à fait toucher des Blancs. Prenons l’exemple des Irlandais. Ils furent historiquement racialisés par les Anglais. Aux États-Unis, dans l’immigration, ils se sont encore confrontés au racisme : à New York, certains cafés affichaient sur des pancartes à leur entrée : « Pas de chiens, pas d’Irlandais ». Ceux qui vont devenir « blancs » le seront en adoptant le racisme anti-Noirs. Ces processus, qui ne tiennent strictement ni à des couleurs, ni à des identités, permettent au système capitaliste de diviser ceux qui subissent l’exploitation. Être racisé, c’est être rejeté au ban de l’humanité, de la citoyenneté. La fabrique de la précarisation, de la prolétarisation, s’adosse à cette racisation comme aux discriminations et inégalités liées au genre. Ce sont de constantes productions impliquant à la fois l’État, le capitalisme et le patriarcat.

Le « féminisme décolonial », dont vous définissez le périmètre en termes de camp politique, de luttes et d’options idéologiques, s’inscrit dans une rupture radicale avec ce que vous désignez comme le « féminisme civilisationnel ». En quoi la tradition féministe serait-elle aujourd’hui récupérable par la droite néolibérale, voire l’extrême droite, comme vous le suggérez ?

Il y a encore quinze ans, se dire féministe était sulfureux. Cela faisait de vous une lesbienne, une hystérique, une femme hostile aux hommes, ce genre de bêtises. Aujourd’hui, une militante d’extrême droite peut tranquillement se revendiquer du féminisme. Ce glissement s’inscrit, je crois, dans un grand mouvement idéologique global. Très tôt, en France, en Europe et en Occident, une réaction à l’anticolonialisme a pris corps. Portée par des personnalités associées à la gauche, cette réaction s’est ensuite patiemment diffusée. Dans ce mouvement, les peuples émancipés de la tutelle coloniale ont été affublés de toutes les tares : ils avaient renvoyé les femmes à la maison tout en les voilant, s’étaient tournés vers la religion, opprimaient les gays… Il fallait présenter la décolonisation comme un échec, un recul de civilisation. Objectif : déconsidérer ce grand mouvement de libération qui avait profondément transformé le monde dans la seconde partie du XXe siècle. Certes, nous dit-on, l’Occident, dans sa générosité, a bien accepté cet élan de libération, mais le résultat est là : la décolonisation est synonyme de régression des droits des femmes et des libertés individuelles, les démocraties européennes sont seules capables d’œuvrer à la libération des femmes. Des féministes du Nord se sont prêtées au jeu en approuvant ce genre de discours. Or ces interprétations gomment les luttes et la contribution politique des féministes du Sud, qui ont très tôt pris part au combat de la décolonisation, mues par une puissante aspiration à la justice sociale, à l’émancipation collective et pas seulement par le désir de conquérir des droits abstraits, individuels. Dès les années 1930, des féministes comme Claudia Jones, Noire caribéenne, membre du Parti communiste américain, ont identifié et combattu la triple oppression fondée sur la race, la classe, le genre. Il fallait recouvrir ces figures, ces mouvements d’émancipation, il en allait du maintien de la supériorité de l’Europe, de l’Occident. Il fallait effacer la débâcle des Américains au Vietnam, la défaite des Français en Algérie, puis, avec l’offensive néolibérale, enterrer l’espoir, porté par la Tricontinentale, d’un troisième monde rendu possible par les alliances entre mouvements révolutionnaires du Nord et du Sud. En Europe, dans les années 1980, l’anticolonialisme ne fut pas la seule cible ce ces attaques idéologiques. Dans le même mouvement, la Commune était jetée aux orties, la Révolution française réduite à la guillotine, la révolution d’Octobre assimilée au goulag. C’est dans ce contexte que des féministes françaises, pas toutes, sont devenues partie prenante de ce que j’appelle le féminisme civilisationnel, solide allié du néolibéralisme et de l’impérialisme.

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Les luttes féministes, dites-vous, exigent de se confronter dans un même mouvement à l’État, au capital, au patriarcat. Vous défendez aussi une approche « multidimensionnelle ». De quoi s’agit-il ?

En travaillant sur l’esclavage, je me suis rendu compte que l’insistance sur les chaînes, la brutalité et la cruauté de ce système en appauvrissait la compréhension. Une telle approche fait l’impasse, par exemple, sur la destruction des écosystèmes et des paysages induite par l’économie de plantation. Celle-ci ne transforme pas seulement la production, elle produit du genre, de la norme, du conformisme. Elle transforme les goûts des Européens, qui se mettent à aimer le sucre, le café, le cacao, le tabac. Avec l’assignation de chaque colonie à une monoculture bien définie (l’arachide au Sénégal, le riz en Indochine), une nouvelle organisation du monde prend forme. L’approche multidimensionnelle prend en considération ces échelles locale, régionale et globale en même temps qu’elle permet de tirer, à partir d’une situation, d’un fait, d’un individu, les fils de toutes les oppressions. Prenons le cas d’une femme de ménage à la gare du Nord, à Paris. Sa condition pose les questions de la migration, des papiers, des transports, du logement, du genre, de l’invisibilisation des travailleurs et travailleuses du nettoyage. Poser simplement la question de sa sous-rémunération serait ici réducteur, même si la question du salaire est bien sûr cruciale. L’approche multidimensionnelle refuse la séparation entre les enjeux, prend en considération le caractère global du capitalisme, permet d’analyser les imbrications entre logiques capitalistes et logiques d’État. C’est essentiel, au moment où l’alliance entre régimes autoritaires et néolibéralisme vise les femmes, les queers, les autochtones, tous les groupes qu’il faut remettre au pas. Depuis quelques années, les luttes des femmes du Sud global retrouvent une visibilité et posent des questions politiques dépassant la seule défense des droits des femmes. En Amérique latine, le puissant mouvement contre le féminicide converge avec les luttes des peuples autochtones pour le droit à la terre. En Inde, les femmes se lèvent contre le viol comme politique de dépossession et de discipline, et pas simplement comme abus de la domination masculine. On pourrait citer encore, en Europe, la place prise par des figures féminines dans le combat contre les violences policières, ou encore les grèves des femmes de chambre dans les hôtels de luxe. J’y vois l’expression d’un féminisme qui embrasse la cause entière de l’émancipation. Ces luttes mettent en cause dans un même mouvement l’ordre colonial, capitaliste, patriarcal. C’est la raison pour laquelle elles déchaînent des réactions féroces : je pense à l’assassinat de la militante brésilienne Marielle Franco.

Comment se manifeste le « racisme institutionnel » que vous dénoncez ?

La France n’a jamais véritablement procédé à une décolonisation de ses institutions. De même que des fonctionnaires vichystes sont restés dans les rouages de l’État, des colonialistes responsables de massacres à Madagascar, au Cameroun, en Algérie y sont demeurés. Il s’agissait pour l’État de recourir au savoir-faire des colonialistes dans la gestion des groupes et des communautés qu’il racialisait. Cela ne tient pas seulement à des individus. La structure même, l’organisation de l’État en France, est empreinte d’héritages coloniaux. Toutes les institutions de l’État – police, armée, justice, école, université – reproduisent des structures hiérarchiques « blanches » au sens idéologique du terme et non au sens de la couleur de la peau.

Si ce racisme institutionnel est à ce point ancré, comment expliquer la capacité de l’État, du capital, à digérer, à l’ère du néolibéralisme, les politiques de la diversité, de la tolérance et même les politiques « décoloniales » dont vous vous réclamez ?

Cette capacité de récupération est surtout celle du capitalisme. Elle est moins manifeste, s’agissant de l’État. Ce phénomène d’absorption, la vitesse qui le caractérise doivent nous interpeller. Les besoins, les aspirations sont immédiatement repérés, analysés, transformés en applications, mis au service d’une pulsion de consommation qui exclut toute réflexion. Pour y résister, il faut reconstruire, patiemment, des formes d’autonomie. Le terme « féminisme » lui aussi a été galvaudé dans ce mouvement de récupération. La dirigeante d’une multinationale qui exploite ses salariés et se prête à l’évasion fiscale peut parfaitement, aujourd’hui, s’en revendiquer. Il est donc indispensable de redonner au féminisme son tranchant, ses dimensions antiraciste, anticapitaliste, anti-impérialiste. Ce n’est pas une posture, un engagement inoffensif et consensuel.

Face à la violence que le système est capable de déchaîner pour assurer sa préservation, vous affirmez que la lutte doit être joyeuse, inventive, capable de puiser dans des imaginaires non occidentaux. Qu’entendez-vous par là ?

Militer, c’est vivre des moments de confrontation difficiles. Mais c’est aussi se lier d’amitié, tisser des liens affectifs, éprouver un sentiment de loyauté vis-à-vis de ses camarades, ressentir vis-à-vis d’elles et eux une solidarité immédiate. Si le capitalisme divise, individualise, pousse au repli, alors nous devons rendre cette dimension sensible à l’expérience militante. La sortie de l’isolement est déjà en soi un enjeu de la lutte. Je donne l’exemple du marronnage, une forme de résistance consistant à fuir pour échapper à la plantation. Je vois dans les communautés autochtones autonomes ou dans les zones à défendre (ZAD) des formes contemporaines de marronnage. Ces expériences politiques offrent la possibilité de se retirer pour bâtir, dans la pratique quotidienne, des alternatives concrètes, sans attendre que s’élaborent de grandes stratégies de changement.

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