La mort de Maurice Audin
encore une question posée par un podcast de France inter
par Gilles Manceron, publié dans son Blog de Mediapart le 20 septembre 2023. Source
Les efforts pour faire connaître la vérité sur les crimes commis par les armées françaises pendant les guerres coloniales et en particulier lors de la guerre d’Algérie se multiplient, en particulier dans les recherches universitaires, l’édition, une partie de la presse et les émissions des radios du service public, notamment France inter et France culture qui proposent des podcasts historiques de qualité. Mais certains podcasts récents de France inter comportent des éléments problématiques ou laissent des questions importantes en suspend.
C’est le cas tout particulièrement de l’un d’eux sur le rôle de Jean-Marie Le Pen dans la pratique de la torture à Alger dans les premiers mois de 1957 et aussi, différemment, d’un autre sur les raisons de l’assassinat de Maurice Audin, probablement le 21 juin, lors de cette grande répression qui a été appelée la « Bataille d’Alger ».La mise au point de Mediapart sur Le Pen tortionnaire en Algérie
Comme l’a expliqué Fabrice Riceputi dans Mediapart et comme cet historien le développe dans son livre, Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, à paraître en janvier 2024 et édité par Mediapart/Le passager clandestin, un épisode du podcast utile que France inter a consacré, le 27 février 2023, au parcours du fondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen, comporte une erreur sur la question de sa présence à Alger, avec le grade de lieutenant et le statut d’« officier de renseignement », lors du premier trimestre de 1957. Un faisceau de documents et de témoignages recueillis attestent de sa présence alors à Alger et de sa pratique de la torture de manière particulièrement violente et incontrôlée, au point d’inquiéter les autorités civiles et militaires d’Alger pourtant acquises à la répression et au point probablement d’accélérer son retour en France. Ce podcast ignore ces faits et semble même les écarter comme peu probables. C’est une question importante car l’extrême droite française qui s’enracine fortement dans l’éloge de la colonisation et du rôle des jusqu’au-boutistes de l’Algérie française, tels les chefs des terroristes de l’OAS, se fonde sur un récit tronqué et falsifié de l’histoire, et la déconstruction de son discours est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui. La mise au point laconique effectuée par la chaîne après la diffusion de ce podcast n’est pas satisfaisante, France inter doit, après enquête, produire un rectificatif clair.La question de l’assassinat de Maurice Audin
Un autre podcast a été diffusé par France inter le 18 septembre 2023 intitulé « Le cas Maurice Audin et la torture en Algérie » dans le cadre de l’émission de Fabrice Drouelle « Affaires sensibles ». Il restitue avec précision les faits et résume bien les circonstances dans lesquelles ce jeune mathématicien d’origine européenne, membre du parti communiste algérien (PCA), a été arrêté par des parachutistes français le 11 juin 1957 à son domicile d’Alger et n’est pas sorti vivant de sa détention entre leurs mains. Il explique qu’après sa mort, probablement le 21 juin, l’armée a inventé la fable de son « évasion » à laquelle sa jeune épouse, Josette, n’a jamais cru, et il fait état de l’information officieuse diffusée ensuite quand ce mensonge de la pseudo-évasion a volé en éclat, selon laquelle il serait mort, sans intention ni ordre de le tuer, lors d’une séance de torture. Contrairement à Pierre Vidal-Naquet qui l’a accréditée au sein du Comité Audin qu’il avait contribué à créer de 1957 à 1963, Josette Audin est restée sceptique devant ce nouveau récit (1). Dans les commentaires pertinents apportés dans ce podcast par l’historienne spécialiste de cette période, Sylvie Thénault, directrice de recherches au CNRS, qui a co-dirigé récemment un Dictionnaire de la guerre d’Algérie, une phrase mérite réflexion à propos de la reconnaissance par Emmanuel Macron, lors de sa visite à Josette Audin le 13 septembre 2018, de l’assassinat de son mari par les militaires qui le détenaient. Elle rappelle que le PCA avait été dissous par les autorités en septembre 1955 en raison de sa décision de participer à la guerre d’indépendance algérienne. Et aussi que Maurice Audin n’appartenait pas à son organisation militaire, les Combattants de la Libération (CDL), chargée de fabriquer des bombes et de commettre, dans le cadre de cette guerre, des attentats et des homicides strictement ciblés. Mais Maurice Audin était membre du PCA, dont la direction l’avait assigné à un travail politique à l’Université d’Alger et auprès des intellectuels français, et il était informé de l’orientation générale du parti qui avait été dissout parce que sa direction avait choisi de rejoindre la guerre d’indépendance lancée par le FLN, y compris en lui fournissant des armes comme lors de l’« Opération Maillot » (2). C’était son parti et il en partageait les choix. En revanche, comme le dit Sylvie Thénault dans ce podcast, il y avait une « ambiguïté à la direction du PCF sur le sort de l’Algérie », c’est-à-dire sur la question de sa guerre d’indépendance lancée le 1er novembre 1954, et les choix du PCF étaient différents – du moins pour ce qui était de sa direction – de ceux du PCA (3). C’est là qu’il y a dans ce podcast une phrase qui mérite attention à propos du positionnement d’Emmanuel Macron. L’historienne déclare « qu’un président de la République n’aurait jamais pris le risque de reconnaître la responsabilité de l’Etat si jamais quelqu’un avait pu poser une bombe ». Et elle continue sa phrase en ajoutant : « ou participer à un groupe qui en posait ». Or Maurice Audin n’a certes jamais posé de bombe ni participé à une action militaire dans le cadre de cette guerre d’indépendance. Mais il participait à une formation politique qui en posait et qui y participait. Il est considéré en Algérie comme un chahid, comme quelqu’un qui a payé de sa vie son engagement dans le combat pour l’indépendance du pays.Un meurtre « pour l’exemple » ?
En dépit des déclarations importantes du président Macron en septembre 2018, tout n’a pas été dit sur la mort de Maurice Audin. La question se pose de savoir si l’assassinat de Maurice Audin a été ordonné pour « servir d’exemple » (4) par ceux qui exerçaient le pouvoir à Alger – les généraux Raoul Salan et Jacques Massu et le ministre résidant Robert Lacoste, d’autant qu’en juin 1957, la France, en raison de la chute du ministère Guy Mollet le 10 mai 1957 connaissait une vacance de gouvernement qui a duré jusqu’au milieu du mois de juin – , comme un avertissement à l’égard du PCA pour l’inciter à ne pas continuer son combat, politique et militaire, en faveur de l’indépendance de l’Algérie. La question n’est pas posée dans ce podcast. Or elle reste posée aux historiens et aux citoyens. Emmanuel Macron n’a pas tout dit en septembre 2018. Aucune preuve d’un ordre donné de commettre cet assassinat n’a été retrouvée à ce jour. Seuls des témoignages, pas toujours fiables, ont été livrés (5). Des indices se trouvent peut-être dans les écrits de certains officiers (6). Emmanuel Macron pourrait leur demander de parler afin d’éclairer le pays sur cette question sur laquelle les choses n’ont pas été dites jusqu’au bout par les plus hautes autorités. La version selon laquelle Maurice Audin serait mort lors d’une séance de torture, sans intention, ni ordre de le tuer, est la seule qui est reprise dans ce podcast. Or la question se pose de savoir si cette version, au moment où la fable de son « évasion » avait perdu toute crédibilité, a été inventée par ceux qui détenaient le pouvoir à Alger pour éviter de reconnaître qu’ils avaient pris l’initiative d’un assassinat « pour l’exemple ». Derrière cette question historique non résolue gît celle, plus fondamentale, de savoir si on peut et si on doit faire œuvre de vérité et de justice à l’égard de ceux qui ont pris les armes dans cette cette guerre d’indépendance nationale ou qui ont soutenu ceux qui les prenaient, et même leur rendre hommage, à ces femmes et ces hommes qui ont embrassé la cause légitime de l’indépendance algérienne, dont faisaient partie les communistes du PCA. Ou bien si, comme semble le dire le président de la République Emmanuel Macron, il faut, plus de soixante ans après, rejeter dos à dos toutes les parties de ce conflit et chercher une vaste « réconciliation de toutes les mémoires ». Cette petite phrase de ce podcast de France inter met à jour les limites de l’œuvre à laquelle le président de la République Emmanuel Macron, après ses déclarations courageuses en 2017 à la veille de son élection (7), affirme désormais vouloir s’atteler. Faire la vérité sur le combat de Maurice Audin et lui rendre hommage, demander comme le font, à Perpignan et à Toulouse, des collectifs de citoyens, la nomination de rues, d’écoles ou de parvis « Josette et Maurice Audin » est un enjeu essentiel dans la lutte contre l’extrême droite dans la France d’aujourd’hui.
* (1) Charles Silvestre, Gilles Manceron, Pierre Audin, La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera, éditions de l’Humanité, 2022, p. 131. (2) L’Opération Maillot est l’opération de détournement d’armes de l’armée française au profit de l’ALN et des CDL organisée le 4 avril 1956 par la direction du PCA, en particulier Bachir Hadj Ali et Sadek Hadjerès qui en a fait le récit, qui a favorisé l’armement des CDL et permis au PCA d’entamer des discussions pour rejoindre le FLN. Henri Maillot, membre du PCA et appelé affecté à une compagnie du train, a amené le GMC rempli d’armes qu’il était chargé de convoyer à une équipe de militants du PCA/CDL, composé de Jean Farrugia, Joseph Grau, Clément Oculi et trois autres hommes. Le 8 avril, un communiqué du PCA/CDL a annoncé la réussite de l’opération (saisie de 132 mitraillettes, 140 revolvers, 57 fusils, un lot de grenades) et qu’Henri Maillot avait rejoint la résistance armée. (3) Dans le podcast de France inter intitulé « Fernand Iveton guillotiné pour l’exemple » dans le cadre de l’émission de Fabrice Drouelle « Affaires sensibles » le 18 mai 2023, l’historien Alain Ruscio explique bien cette différence d’orientation entre le PCA et le PCF. (4) Jean-Luc Einaudi a intitulé son livre consacré à Fernand Iveton, guillotiné le 11 février 1957 alors qu’il n’avait tué personne, Pour l’exemple, l’affaire Fernand Iveton. Enquête, L’Harmattan, 1986. Les mots « pour l’exemple » s’appliquent-ils aussi à l’assassinat de Maurice Audin ? (5) Le livre, La vérité sur la mort de Maurice Audin, Jean-Charles Deniau, Equateurs, 2014, fait état des confidences du général Aussaresses peu avant sa mort disant qu’un ordre d’assassiner Audin lui avait été donné par le généal Massu. La fiabilité de cette déclaration a été mise en cause. France culture a publié le 8 janvier 2023 un podcast remarquable sur Paul Aussaresses. L’Humanité a publié le 11 septembre 2018 le témoignage d’un militaire confirmant l’existence d’une équipe de tueurs à qui Massu donnait l’ordre de pratiquer des disparitions forcées. (6) L’ouvrage cité, La vérité est en marche, p. 132., cite cette phrase du général Maurice Schmitt, lieutenant à l’époque dans une unité pratiquant la torture sous les ordres du général Massu, dans son livre Alger-été 1957. Une victoire sur le terrorisme : « Il est clair que Boumendjel, Maurice Audin et Larbi Ben M’hidi auraient dû être traduits devant un tribunal ». Ce qui, comme Boumendjel et Ben M’hidi ont été tués sans jugement, veut peut-être dire que Maurice Audin a aussi été l’objet d’une décision identique. Le président de la République pourrait le lui demander. (7) François Gèze et Gilles Manceron, « Regardons en face le passé colonial de la France », Le Monde, 18 février 2017.
la presentation de l association josette et maurice audinDocuments joints