Tribune libre.
Les nouvelles archives interdites, ou la mémoire historique
classée secret-défense
par Frédérick Genevée, président du Musée de l’histoire vivante, publié dans l’Humanité du 18 février 2020 Source
La communauté des historien-ne-s est en émoi et multiplie tribunes et pétitions1. En effet, les archives du ministère de la Défense pour la période 1940-1969 sont devenues en pratique inaccessibles. La raison invoquée est la nécessité pour le Service historique de la défense (SHD) de vérifier pour chaque document demandé s’il a fait ou non à sa création l’objet d’une procédure de classement au titre du secret-défense. Ce sont ainsi des milliers de cartons où se mêlent documents non classés et classés défense qui doivent être vérifiés, déclassifiés et tamponnés… Or les faibles moyens humains dont dispose le SHD rendent impossible ce travail. Quel sens pour le travail historique une communication par extraits de certains documents pourrait-elle d’ailleurs avoir ? C’est toute la démarche historienne qui est mise en cause.
Mais, plus grave encore, cette décision administrative – donc non législative – récente, qui est la conséquence d’une nouvelle application d’une instruction interministérielle de 2011, est en contradiction avec la loi sur les archives de 2008. Cette dernière prévoyait en effet pour ce type de documents une libre communication après un délai de cinquante ans. Sommes-nous encore dans un État de droit ?
En réalité, tout cela est le fruit du contexte sécuritaire et répressif que connaît la France depuis plusieurs années. Cette décision pourrait même s’appliquer à l’ensemble des archives publiques qui contiennent des documents classifiés secrets.
Parmi les signataires des tribunes, il y a le grand historien américain Robert Paxton. Celui-là même qui au début des années 1970 avait dû contourner la fermeture des archives françaises sur la période de Vichy en accédant aux archives… allemandes. Nous sommes face à une régression sans précédent. Malgré des difficultés, des archives inaccessibles et des ambiguïtés, la France avait connu un processus heurté mais continu d’ouverture de ses archives : loi de 1979, dérogations sur la Seconde Guerre mondiale de 1998 et 2015, loi de 2008. Le comble bureaucratique est d’ailleurs atteint quand on sait que nombre de ces documents ont déjà été consultés et publiés. Ceux et celles qui l’ont fait seront-ils poursuivis et condamnés s’ils devaient rééditer leurs ouvrages ?
On dirait donc que le « en même temps » macronien a encore frappé. Alors que le président de la République s’est prononcé en faveur de l’accès aux archives concernant l’assassinat de Maurice Audin et la guerre d’Algérie, ses ministres bloquent non seulement toute avancée mais nous renvoient des décennies en arrière. On peut imaginer sans trop se tromper que ce qui se joue là à surtout à voir avec l’histoire colonialiste de la France. Le SHD indique d’ailleurs sur son site que les premières séries concernées par ces restrictions concernent… l’Algérie et l’Indochine.
Il est encore des forces qui ne veulent pas regarder notre histoire en face, pour lesquelles, en reprenant le titre de l’ouvrage majeur de Sonia Combe, il est encore des archives interdites.
Sur France culture : L’accès aux archives : une question sensible
par Anaïs Kien, dans Le Journal de l’histoire du 17 février 2020 Source
Deux tribunes publiées dans les pages du Monde daté du 13 février, sonnent l’alerte du fait d’une « restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines ». Cette indignation s’accompagne d’une protestation de chercheurs étrangers. Parmi les signataires, on trouve de grands noms de l’histoire contemporaine tel que Robert Paxton, spécialiste de la politique de collaboration du régime de Vichy.
Des documents librement consultés depuis des décennies ne le sont plus accessibles aujourd’hui
Les archives ne sont pas fermées mais les temps de communication des documents sont rallongés considérablement parfois sans information sur l’issue de cette attente. Les signataires des deux textes ne remettent pas en cause la nécessité de contrôler des documents sensibles pour la sécurité nationale mais dénoncent une application abusive de la loi sur les archives de 2008 sans réflexion sur ses conséquences et rappellent que « depuis la Révolution française, la République garantit aux citoyens l’accès aux archives de l’Etat, accès considéré comme une protection indispensable contre l’arbitraire ».
Le fameux tampon « secret » se retrouve parfois sur des documents déjà bien connus voir publiés. Dans la pétition qui prolonge la tribune du Monde les auteurs mettent en doute, par exemple, la pertinence d’interdire la consultation des plans du débarquement en Normandie, on peut en douter avec eux.
Ce blocage aux archives, on le doit à l’IGI 1300
L’IGI 1300 est une « instruction générale interministérielle » de 2011, une super circulaire, qui met en application la loi sur les archives de 2008. Une mise en application qui intervient 11 ans après le texte législatif, au moment où, pourtant, le président Macron affiche une attitude bienveillante à l’égard de la recherche en ouvrant les archives sur la disparition du militant communiste Maurice Audin et plus largement sur les disparus de la guerre d’Algérie
Les fonds du Service historique de la Défense sont particulièrement touchés. Avant les chercheurs avaient accès à un dossier ou un carton d’archives et si des documents classifiés s’y trouvaient on considérait, de fait, qu’ils étaient consultables sans avoir à être déclassifiés. Aujourd’hui ces documents ne sont plus accessibles et avec eux l’ensemble du dossier ou du carton, par mesure de précaution, tant qu’il n’a pas été tamponné « déclassifié » matériellement, c’est à dire tamponné manuellement explicitement et pièce par pièce. Un travail gigantesque.
En attente d’une déclassification…
Aux Archives Nationales, on a pris acte bien plus tôt de ces nouvelles contraintes et un protocole a été élaboré pour l’application de la loi: les documents sensibles sont laissés dans le dossier mais cachetés sous enveloppe ce qui permet de laisser l’accès au reste de l’ensemble en attendant la déclassification des documents spécifiquement en cause.
Cette application tardive d’une loi de 2008 met un coup d’arrêt aux travaux des chercheurs en cours sur ces documents. Les inquiétudes légitimes portent sur la capacité des centres d’archives concernées à trouver les moyens de régler le problème dans un temps raisonnable pour les chercheurs dont les travaux sont en suspens. L’histoire ne se fait pas sans archives, on attend donc une décision politique qui propose une solution à l’absurdité de cette situation.
Des réactions d’archivistes
De nombreux archivistes ont signé la pétition ouverte le 14 février 2020 sur internet et qui a réuni plus de 2 000 signatures en quatre jours.
Nous publions ci-dessous le témoignage, livré sur sa page facebook, d’un archiviste qui a été confronté, au SGDSN2 et au SHD3, au problème des documents tamponnés « secret ». Ces questions sont complexes, mais, comme nous pensons que l’accès aux archives est un enjeu démocratique qui concerne tous les citoyens, nous le reproduisons intégralement.
Le classifié : expérience d’un archiviste
par Frédéric Queguineur, témoignage d’un archiviste publié le 16 février 2020 sur sa page facebook. Source
Ce texte a pour objectif de fournir quelques éléments de réflexion autour de la question des archives classifiés tirés de mon expérience en tant qu’archiviste au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) entre 2000 et 2005, puis au Service historique de la Défense (SHD) à partir de 2008.
Je tiens tout d’abord à préciser que, si beaucoup découvrent le sujet aujourd’hui, cela fait des années que la communication des archives classifiées pose problème aux archivistes. Déjà en 2003, un conservateur du Service historique de l’armée de Terre faisait état des difficultés d’interprétation de la réglementation sur le sujet. Depuis cette date, rien n’a permis de lever l’ambiguïté sur le sujet et les archivistes subissent au quotidien les contradictions de deux régimes juridiques aux finalités diamétralement opposées : d’un côté, le code pénal qui protège les secrets de la défense nationale et, de l’autre, le code du patrimoine qui consacre l’accès aux archives pour tous.
Le seul texte réglementaire qui vise à articuler ces deux dispositifs législatifs est l’instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300) sur la protection du secret de la défense nationale, réalisé sous l’égide du SGDSN et modifié à plusieurs reprises depuis 1952. Le problème est que d’une version à l’autre, l’IGI 1300 dit tout et son contraire, alors que le cadre législatif demeure le même. En 2003, dans le cadre de mes fonctions au SGDSN, j’ai participé aux travaux de refonte de cette instruction. La situation était bien différente de celle d’aujourd’hui : les archives classifiées étaient communiquées au bout d’un délai de 60 ans, en application de la loi de 1979, et jamais la question d’une déclassification préalable à leur communication ne se posait. En outre, toujours en application de la loi sur les archives, des dérogations individuelles pour la communication d’archives classifiées de moins de 60 ans étaient largement accordées, y compris par la SGDSN pour ses propres fonds d’archives versés alors au Service historique de l’armée de Terre. Cette pratique courante des services d’archives depuis les années 1990, fut d’ailleurs « consacrée » par l’IGI 1300 du 25 août 2003.
En 2011, changement de décor avec la publication d’une nouvelle instruction 1300… Quelques années auparavant, la loi de 2008 sur les archives avait réduit le délai de communicabilité des archives « portant atteinte au secret de la défense nationale » de 60 à 50 ans, mais sans mentionner expressément les documents classifiés. Dans l’IGI 1300 de 2011, la procédure de communication des archives classifiées est largement modifiée. Tout d’abord, il n’est plus question d’accorder des dérogations individuelles portant sur des documents classifiés, sans que ces mêmes documents n’aient fait l’objet au préalable d’une déclassification. C’est ce que l’on appelle le double verrou. Mais surtout, la nouvelle instruction impose une déclassification formelle des archives classifiées à l’expiration des délais de communicabilité (en l’occurrence 50 ans pour la majorité des documents, voir 100 ans pour les documents portant atteinte à la sécurité des personnes) et implique de fait le retrait de la communication des fonds, jusque là communiqués, le temps de leur déclassification.
Les services publics d’archives ont réagi différemment à l’adoption de ce nouveau dispositif réglementaire.
Le SHD a fait immédiatement part de l’impossibilité matérielle de déclassifier formellement toutes les archives tamponnées « secret » de plus de 50 ans, au vu de la masse que cela représente. Les Archives nationales, conservant une proportion moindre de documents classifiées, ont pris courageusement les choses en main en appliquant au départ la mesure de déclassification formelle sur les fonds de la Seconde Guerre mondiale ouverts en application d’un arrêté du 24 décembre 2015. Cependant, très rapidement, les difficultés d’application de ces mesures ont été remontées au SGDSN. En 2016 et 2017, à l’occasion des premiers travaux de refonte de l’IGI 1300 de 2011, le SGDSN proposait de revenir à une déclassification automatique des documents classifiés à l’issue des délais légaux de communicabilité. Validée dans un premier temps, cette proposition n’a cependant pas aboutie.
Depuis l’année dernière, le SGDSN interprète de manière très stricte la réglementation. Il est ainsi rappelé que plus aucun document tamponné « secret » ou « très secret » ne doit être communiqué. Mais tous ces tampons sont ils réellement des marques de classification ? On peut en douter, notamment pour les documents produits avant 1952, pour lesquels aucun texte ne définit des niveaux de classification. La réglementation sur la protection du secret de la défense nationale prévoit également que seul l’émetteur d’un document classifié à le pouvoir de le déclassifier. Sauf que pour certaines pièces, la mention de classification a été apposée, non pas par l’émetteur, mais par le destinataire du document. Dans ce cas, qui doit déclassifier ? Ce sont ces questions que se posent au quotidien les archivistes. S’il s’agissait d’apposer à la chaine un tampon « Déclassifié » sur chaque document communicable, le travail serait plus aisé et c’est d’ailleurs ce qui a été fait aux Archives nationales pour la déclassification de fonds d’archives de la Seconde Guerre mondiale. Le problème est qu’aujourd’hui, le SGDSN demande à ce que l’on s’interroge aussi sur l’opportunité de déclassifier et considère qu’un service émetteur peut très bien refuser de procéder à la déclassification de documents librement communicables (en application du code du patrimoine) au nom des « intérêts fondamentaux de la nation ».
Les archivistes veulent bien tout entendre et, à mon sens, ils n’ont pas vocation, en tant qu’agent public, à discuter de la réglementation en vigueur. Faut-il encore que cette réglementation soit claire et applicable. Force est de constater que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les évolutions constantes dans l’interprétation des textes laissent les archivistes perplexes, souvent démunis et, pour certains, dans un grand désarroi. Il est aujourd’hui facile de les accuser de bloquer la communication de fonds d’archives, comme on peut le lire parfois. C’est bien méconnaître la complexité de la réglementation actuelle et les contraintes qui s’imposent à eux.
La tribune de l’Association des archivistes français (AAF)
La page « Actualités » du site de l’Association des archivistes français (AAF) reproduit un ensemble d’articles sur cette question, dont ceux publiés le 13 février 2020 par Le Monde et Mediapart. Et cette association a publié le 19 février sur son site la tribune ci-dessous. Source
Le « crépuscule des archives » ? Entre accès restreint pour les citoyens et contraintes professionnelles pour les archivistes
Nous demandons l’accès immédiat aux archives librement communicables à l’issue des délais légaux prévus par le Code du patrimoine.
Des documents librement communicables aujourd’hui inaccessibles
Dans une tribune publiée le 13 février dans Le Monde, un collectif d’historiens dénonce « une restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines » et alerte sur le fait que des archives librement accessibles en vertu du Code du patrimoine doivent désormais faire l’objet d’une déclassification physique, en application d’une instruction générale interministérielle, l’IGI 1300. Dans sa version de 2011, l’IGI 1300 revient en effet sur les dispositions de la version de 2003, qui prévoyaient une déclassification de fait et sans marquage des documents confidentiels défense de plus de 30 ans et des documents secrets défense de plus de 50 ans.
Le Service Historique de la Défense (SHD) annonce des consignes reçues du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et des autorités du ministère des Armées s’agissant des conditions de communication des fonds d’archives contenant des documents portant d’anciennes mentions de classification. Ces nouvelles conditions ont pour impact d’allonger les délais de mise à disposition des archives, lesquelles doivent être déclassifiées physiquement, pièce à pièce avant toute communication.
Des documents librement communicables au titre du Code du patrimoine depuis des années se trouvent donc de fait du jour au lendemain rendus inaccessibles pour une période indéterminée. Or, selon les articles L.213-1 et L.213-2 du Code du patrimoine, la libre communication d’un document intervient à l’expiration de délais fixés par le législateur, en fonction de la nature du secret protégé par la loi, attaché au document classifié. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
En quoi consiste la déclassification ?
Les nouvelles consignes de communication imposées aux archivistes du SHD mettent en lumière le caractère irréaliste et non opérationnel de l’application de l’IGI 1300 en date de 2011 déjà dénoncé par les archivistes, notamment lors de l’ouverture des fonds relatifs à la Seconde Guerre mondiale.
Caractère irréaliste car les services d’archives peuvent se trouver dépositaires d’un très grand nombre de documents couverts par le secret de la défense nationale provenant d’une multitude d’autorités émettrices, de dates extrêmement diverses, présents massivement dans des ensembles documentaires cohérents ou isolés dans des ensembles documentaires sans avoir été préalablement identifiés par le service qui les a versés.
La mise en œuvre physique de la déclassification est une opération extrêmement lourde et chronophage. Elle consiste, d’une part, à solliciter systématiquement les autorités émettrices (ou leurs héritiers) puis, d’autre part, après décision de déclassification, à apposer un marquage réglementaire complété par des informations portées à la main sur chaque document (référence et date de la décision de déclassification). A titre d’exemple, la déclassification des documents concernés par l’arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale a mobilisé pendant près de trois ans les Archives nationales pour un total de 700 ml. Or, pour cet ensemble documentaire, il ne s’agissait pas de juger de la pertinence de la déclassification puisque l’ouverture de ces fonds avaient été demandée par le Président de la République mais bien de mettre en œuvre rapidement la déclassification physique de chaque document. Injonction de résultats qui a conduit les autorités émettrices et les archivistes à procéder à la signature de décisions de déclassification au carton (et non au document) avec un marquage visant à l’efficacité opérationnelle compte-tenu de la masse à traiter. Au terme de cette opération, force a été de constater que tous les documents dont la déclassification a été effectuée étaient en réalité librement communicables au titre du Code du patrimoine, et ce depuis de nombreuses années pour certains ! Compte tenu de la nature des fonds conservés au Service historique de la Défense on imagine sans difficulté les moyens qu’il va falloir mobiliser, sur plusieurs années, pour ces opérations de déclassification intellectuelle et matérielle et les impacts à long terme sur le travail des historiens.
Une situation contrainte pour les archivistes
Ces documents classifiés anciens auraient dû faire l’objet, en vertu de l’IGI 1300, avant leur versement dans un service public d’archives, d’une réévaluation par l’autorité émettrice et, le cas échéant, d’une mesure de déclassement (abaissement du niveau de classification) ou de déclassification. De la même manière, le délai de protection d’un document couvert par le secret de la défense nationale, selon la nature et la temporalité de ce secret, doit être fixé dès la production de ce document. Sur ce point, l’IGI 1300 est très explicite et prévoit de nombreuses étapes dans la gestion du cycle de vie des documents couverts par le secret de la défense nationale. L’article 46 précise ainsi que la durée utile de classification d’un document doit être appréciée par l’autorité émettrice dès sa production, en mentionnant sur celui-ci la date à partir de laquelle il sera automatiquement déclassifié. Si cette date ne peut être fixée à ce moment, l’autorité émettrice indique la date, le délai ou l’événement au terme duquel le niveau de classification doit être réexaminé ou au terme duquel le document sera automatiquement déclassé au niveau indiqué ou déclassifié. Par ailleurs, l’article 46 précise que la révision du besoin et du niveau de classification doit être effectuée rigoureusement par les autorités émettrices à une périodicité inférieure ou égale à dix ans, fixée dans chacun des ministères, et ce d’autant plus, qu’à l’expiration d’un délai de 50 ans à compter de la date d’émission du document classifié, se pose la question de sa communicabilité et de sa déclassification préalable.
Or, ces dispositions sont rarement appliquées par les autorités émettrices, rendant sur ce point l’IGI inopérante et positionnant de facto les services d’archives comme seuls gestionnaires in fine de la protection et de la levée du secret de la défense nationale.
Ces difficultés auxquelles s’ajoute parfois l’absence de réponse ou des délais trop longs de réponse de certaines administrations aux saisines des services d’archives pour déclassification viennent entraver la communicabilité de ces documents telle qu’elle est encadrée juridiquement par le code du patrimoine depuis la loi du 15 juillet 2008.
La réglementation de l’IGI 1300, dans son écriture actuelle et dans sa non-application, constitue donc un frein et une entrave à la recherche par rapport aux dispositions législatives de protection du secret de la défense nationale que porte déjà le Code du patrimoine.
Cette situation contribue par ailleurs à affecter la relation de confiance qui s’est construite entre chercheurs, historiens, citoyens et archivistes dont la fonction originelle, outre la préservation et la conservation des archives de la Nation, est d’en favoriser la consultation et la valorisation dans le respect du cadre légal fixé par le Code du patrimoine.
Elle pose également la question de la responsabilité exorbitante imposée aux archivistes qui se trouvent de fait, placés dans une situation professionnelle contrainte. Celle, d’une part, de la compromission quotidienne, les documents classés secret défense n’ayant pas été identifiés par les services producteurs lors de leurs versements dans les services d’archives, sauf à habiliter tous leurs personnels. Au vu des délais extrêmement longs d’instruction des demandes d’habilitation, ce risque est réel. Celle, d’autre part, du poids financier en termes de ressources humaines et de formation que fait reposer sur les services d’archives la gestion de ces documents qui se fait jusqu’ici à moyens constants, sans évaluation du coût de la protection du secret de la défense nationale sur toute la chaîne.
Ce que l’AAF demande
– L’AAF apporte son plein et entier soutien aux archivistes qui sont placés dans une situation impossible et voient leurs relations avec les usagers (chercheurs, historiens, citoyens) se dégrader.
– L’AAF demande aux autorités compétentes de mettre en œuvre une véritable articulation du Code de la Défense, du Code pénal et du Code du patrimoine s’agissant du secret de la défense nationale.
– L’AAF demande l’accès immédiat des chercheurs et citoyens aux archives librement communicables à l’issue des délais légaux prévus par le Code du patrimoine, y compris pour les documents couverts par le secret de la défense nationale qui doivent être considérés, au-delà d’un délai de cinquante ans, comme automatiquement déclassifiés. Elle demande à ce que la procédure de déclassification préalable à toute communication ne s’applique pas aux archives librement communicables au titre du Code du patrimoine.
– L’AAF demande, pour les documents classifiés de moins de cinquante ans, la mise en œuvre de l’article 46 de l’IGI 1300 par toutes les autorités émettrices dans une gestion responsable, rigoureuse et efficace du cycle de vie des documents. Elle demande enfin une politique gouvernementale responsable de la protection du secret de la défense nationale, y compris dans les moyens alloués à ses différents acteurs.
– L’AAF rappelle les termes de la Déclaration universelle des archives adoptée le 10 novembre 2011 au cours de la 36ème session plénière de l’UNESCO : « les archives sont rendues accessibles à tous, dans le respect des lois en vigueur et des droits des personnes, des créateurs, des propriétaires et des utilisateurs et sont utilisées afin de contribuer à la promotion de citoyens responsables »4.
Un article du quotidien algérien El Watan
Recherches historiques en France : Chape de plomb sur les archives
par Walid Mebarek, publié dans El Watan le 18 février 2020 Source
Un collectif de douze historiens de divers pays protestent contre la restriction de l’accès des documents postérieurs à 1940 jusque-là accessibles selon la loi.
Dans un appel au président Emmanuel Macron, les historiens protestent contre une récente instruction ministérielle qui complique les recherches sur des périodes comme celle de l’après-deuxième conflit mondial qui inclut notamment les guerres coloniales.
Ils se disent « consternés par les conséquences néfastes de l’instruction générale interministérielle de 2011 (IGI 1 300) ». Alors qu’en septembre 2019 le président français annonçait l’ouverture des archives concernant la disparition de Maurice Audin et des disparus de la guerre d’Algérie, ils craignent que « cette instruction introduise un régime plus restrictif que celui qui prévalait antérieurement et notamment depuis la loi de 2008 ».
Une situation d’autant plus étrange, selon eux, que d’ores et déjà certains chercheurs se sont vu «refuser la consultation de documents consultés il y a des dizaines d’années ! C’est une situation digne de Kakfa. Les travaux que nous avons effectués ne seraient plus possibles à mener dans les archives françaises. Cette restriction qui, au mieux, ralentit de plusieurs mois ou années les travaux et, au pire, les rend impossibles, représente une atteinte très sérieuse à la réputation internationale de la France dans le domaine de la recherche historique ».
Cet appel a été relayé par une pétition adressée aux autorités en charge des affaires historiques. Il est signé par dix-sept revues et associations d’historiens.
Par ailleurs, dans Mediapart, les historiens, Gilles Manceron et Fabrice Riceputi, s’indignent, sous le titre « Secret défense contre l’histoire : fermeture des archives des répressions coloniales ».
Ils indiquent que « les chercheurs fréquentant les archives publiques françaises, dont le Service historique de la Défense (SHD), se voient depuis peu dans l’impossibilité de consulter de très nombreux documents d’après 1940 accessibles selon la loi : tous ceux qui furent tamponnés ‘‘secret’’ ou ‘‘très secret’’ lors de leur production, durant les répressions coloniales à Madagascar, en Indochine ou en Algérie ».
Il s’agirait en quelque sorte d’une chape de plomb sur les archives !
En effet, « en application de cette ‘‘IGI 1300’’, les archivistes sont désormais tenus de mettre sous pli fermé ces papiers tamponnés, ainsi déclarés ‘‘classifiés’’, quel qu’en soit le contenu et la date. Et, si des chercheurs souhaitent les consulter, ils doivent s’adresser aux institutions qui les ont versées, le ministère de la Défense le plus souvent, pour obtenir, page par page, leur ‘‘déclassification’’.
Comme rien n’indique sur les cartons d’archives qu’ils contiennent de telles pièces, tous devront être passés en revue par les archivistes, qui devront examiner, au total, des centaines de milliers de pages, des dizaines de kilomètres linéaires d’archives. En l’absence de personnel suffisant, le centre le plus concerné, le SHD à Vincennes, a annoncé à ses usagers de sérieuses restrictions à la consultation ».
Les historiens dénoncent « l’absurdité de cette mesure (…) sans doute inspirée par l’obsession sécuritaire actuelle et par la crainte d’un débat en cours sur l’enjeu démocratique que représente pour les citoyens le droit à connaître la page coloniale de notre histoire ».
Ils affirment que « cette mesure est sans précédent et constitue une régression dans l’évolution récente des politiques de l’Etat en la matière. Cette simple mesure administrative semble en contradiction avec la législation en vigueur, la loi sur les archives de 2008 et le code du patrimoine. Elle intervient après une ouverture par dérogation générale des archives de la Seconde Guerre mondiale, publié le 24 décembre 2015, par François Hollande ».
Par ailleurs, « après plusieurs déclarations d’intention de transparence et d’ouverture de celles de la guerre d’Algérie, (…) s’agit-il d’un tournant politique en la matière ?
Par qui et pourquoi a-t-il été opéré ? », se demandent-ils : « La question n’est pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui en France existent des forces politiques qui se sont nourries des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période coloniale. »
Un article paru le 19 février dans le Canard enchaîné
Silence, on classe et on déclasse
- change.org
- Le Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale. Héritier du secrétariat du Conseil supérieur de la défense nationale, cet organisme interministériel fut tour à tour secrétariat ou état-major, avant d’adopter en 1962 la forme d’un secrétariat général de la défense nationale (SGDN), devenu en 2009 secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il dépend du Premier ministre mais semble avoir une large part d’autonomie. Voir le site du SGDSN.
- Le Service historique de la Défense. Héritier des Archives du ministère de la Guerre, gérées dès le XIXe siècle de manière autonome sans être versées aux Archives nationales, ce service conserve les archives des armées dans le cadre des lois en vigueur.
- Pour aller plus loin : La revue de presse et les ressources de l’AAF autour du débat sur l’accès aux archives de 39-45 et les archives classifiées.