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Édition du 1er au 15 décembre 2024

La mémoire historique classée secret-défense ?
Des articles dans l’Humanité, El Watan… et des réactions d’archivistes

Depuis la publication le 13 février dans Le Monde et dans Mediapart d'articles alertant sur la fermeture récente de la consultation d'archives, concernant en particulier les guerres coloniales, d'autres voix se sont exprimées sur ce sujet. Nous reproduisons l'article de Frédérick Genevée, président du Musée de l’histoire vivante, publié dans l'Humanité du 18 février, le texte d'Anaïs Kien sur le site de France culture accompagnant son Journal de l'histoire du 17 février, ainsi que le témoignage d'un archiviste directement concerné, publié par lui sur facebook. Et aussi l'article du 18 février du quotidien algérien El Watan, celui du Canard enchaîné et la tribune de l'Association des archivistes français (AAF) parus le 19. La pétition lancée le 14 février a réuni plus de 2 000 signatures en quatre jours.

Tribune libre.

Les nouvelles archives interdites, ou la mémoire historique
classée secret-défense

par Frédérick Genevée, président du Musée de l’histoire vivante, publié dans l’Humanité du 18 février 2020 Source

La communauté des historien-ne-s est en émoi et multiplie tribunes et pétitions1. En effet, les archives du ministère de la Défense pour la période 1940-1969 sont devenues en pratique inaccessibles. La raison invoquée est la nécessité pour le Service historique de la défense (SHD) de vérifier pour chaque document demandé s’il a fait ou non à sa création l’objet d’une procédure de classement au titre du secret-défense. Ce sont ainsi des milliers de cartons où se mêlent documents non classés et classés défense qui doivent être vérifiés, déclassifiés et tamponnés… Or les faibles moyens humains dont dispose le SHD rendent impossible ce travail. Quel sens pour le travail historique une communication par extraits de certains documents pourrait-elle d’ailleurs avoir ? C’est toute la démarche historienne qui est mise en cause.

Mais, plus grave encore, cette décision administrative – donc non législative – récente, qui est la conséquence d’une nouvelle application d’une instruction interministérielle de 2011, est en contradiction avec la loi sur les archives de 2008. Cette dernière prévoyait en effet pour ce type de documents une libre communication après un délai de cinquante ans. Sommes-nous encore dans un État de droit ?

En réalité, tout cela est le fruit du contexte sécuritaire et répressif que connaît la France depuis plusieurs années. Cette décision pourrait même s’appliquer à l’ensemble des archives publiques qui contiennent des documents classifiés secrets.

Parmi les signataires des tribunes, il y a le grand historien américain Robert Paxton. Celui-là même qui au début des années 1970 avait dû contourner la fermeture des archives françaises sur la période de Vichy en accédant aux archives… allemandes. Nous sommes face à une régression sans précédent. Malgré des difficultés, des archives inaccessibles et des ambiguïtés, la France avait connu un processus heurté mais continu d’ouverture de ses archives : loi de 1979, dérogations sur la Seconde Guerre mondiale de 1998 et 2015, loi de 2008. Le comble bureaucratique est d’ailleurs atteint quand on sait que nombre de ces documents ont déjà été consultés et publiés. Ceux et celles qui l’ont fait seront-ils poursuivis et condamnés s’ils devaient rééditer leurs ouvrages ?

On dirait donc que le « en même temps » macronien a encore frappé. Alors que le président de la République s’est prononcé en faveur de l’accès aux archives concernant l’assassinat de Maurice Audin et la guerre d’Algérie, ses ministres bloquent non seulement toute avancée mais nous renvoient des décennies en arrière. On peut imaginer sans trop se tromper que ce qui se joue là à surtout à voir avec l’histoire colonialiste de la France. Le SHD indique d’ailleurs sur son site que les premières séries concernées par ces restrictions concernent… l’Algérie et l’Indochine.

Il est encore des forces qui ne veulent pas regarder notre histoire en face, pour lesquelles, en reprenant le titre de l’ouvrage majeur de Sonia Combe, il est encore des archives interdites.


Sur France culture : L’accès aux archives : une question sensible

par Anaïs Kien, dans Le Journal de l’histoire du 17 février 2020 Source

Deux tribunes publiées dans les pages du Monde daté du 13 février, sonnent l’alerte du fait d’une « restriction sans précédent de l’accès aux archives contemporaines ». Cette indignation s’accompagne d’une protestation de chercheurs étrangers. Parmi les signataires, on trouve de grands noms de l’histoire contemporaine tel que Robert Paxton, spécialiste de la politique de collaboration du régime de Vichy.

Des documents librement consultés depuis des décennies ne le sont plus accessibles aujourd’hui

Les archives ne sont pas fermées mais les temps de communication des documents sont rallongés considérablement parfois sans information sur l’issue de cette attente. Les signataires des deux textes ne remettent pas en cause la nécessité de contrôler des documents sensibles pour la sécurité nationale mais dénoncent une application abusive de la loi sur les archives de 2008 sans réflexion sur ses conséquences et rappellent que « depuis la Révolution française, la République garantit aux citoyens l’accès aux archives de l’Etat, accès considéré comme une protection indispensable contre l’arbitraire ».

Le fameux tampon « secret » se retrouve parfois sur des documents déjà bien connus voir publiés. Dans la pétition qui prolonge la tribune du Monde les auteurs mettent en doute, par exemple, la pertinence d’interdire la consultation des plans du débarquement en Normandie, on peut en douter avec eux.

Ce blocage aux archives, on le doit à l’IGI 1300

L’IGI 1300 est une « instruction générale interministérielle » de 2011, une super circulaire, qui met en application la loi sur les archives de 2008. Une mise en application qui intervient 11 ans après le texte législatif, au moment où, pourtant, le président Macron affiche une attitude bienveillante à l’égard de la recherche en ouvrant les archives sur la disparition du militant communiste Maurice Audin et plus largement sur les disparus de la guerre d’Algérie

Les fonds du Service historique de la Défense sont particulièrement touchés. Avant les chercheurs avaient accès à un dossier ou un carton d’archives et si des documents classifiés s’y trouvaient on considérait, de fait, qu’ils étaient consultables sans avoir à être déclassifiés. Aujourd’hui ces documents ne sont plus accessibles et avec eux l’ensemble du dossier ou du carton, par mesure de précaution, tant qu’il n’a pas été tamponné « déclassifié » matériellement, c’est à dire tamponné manuellement explicitement et pièce par pièce. Un travail gigantesque.

En attente d’une déclassification…

Aux Archives Nationales, on a pris acte bien plus tôt de ces nouvelles contraintes et un protocole a été élaboré pour l’application de la loi: les documents sensibles sont laissés dans le dossier mais cachetés sous enveloppe ce qui permet de laisser l’accès au reste de l’ensemble en attendant la déclassification des documents spécifiquement en cause.

Cette application tardive d’une loi de 2008 met un coup d’arrêt aux travaux des chercheurs en cours sur ces documents. Les inquiétudes légitimes portent sur la capacité des centres d’archives concernées à trouver les moyens de régler le problème dans un temps raisonnable pour les chercheurs dont les travaux sont en suspens. L’histoire ne se fait pas sans archives, on attend donc une décision politique qui propose une solution à l’absurdité de cette situation.


Des réactions d’archivistes

De nombreux archivistes ont signé la pétition ouverte le 14 février 2020 sur internet et qui a réuni plus de 2 000 signatures en quatre jours.

Nous publions ci-dessous le témoignage, livré sur sa page facebook, d’un archiviste qui a été confronté, au SGDSN2 et au SHD3, au problème des documents tamponnés « secret ». Ces questions sont complexes, mais, comme nous pensons que l’accès aux archives est un enjeu démocratique qui concerne tous les citoyens, nous le reproduisons intégralement.

Le classifié : expérience d’un archiviste

par Frédéric Queguineur, témoignage d’un archiviste publié le 16 février 2020 sur sa page facebook. Source

Ce texte a pour objectif de fournir quelques éléments de réflexion autour de la question des archives classifiés tirés de mon expérience en tant qu’archiviste au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) entre 2000 et 2005, puis au Service historique de la Défense (SHD) à partir de 2008.

Je tiens tout d’abord à préciser que, si beaucoup découvrent le sujet aujourd’hui, cela fait des années que la communication des archives classifiées pose problème aux archivistes. Déjà en 2003, un conservateur du Service historique de l’armée de Terre faisait état des difficultés d’interprétation de la réglementation sur le sujet. Depuis cette date, rien n’a permis de lever l’ambiguïté sur le sujet et les archivistes subissent au quotidien les contradictions de deux régimes juridiques aux finalités diamétralement opposées : d’un côté, le code pénal qui protège les secrets de la défense nationale et, de l’autre, le code du patrimoine qui consacre l’accès aux archives pour tous.

Le seul texte réglementaire qui vise à articuler ces deux dispositifs législatifs est l’instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300) sur la protection du secret de la défense nationale, réalisé sous l’égide du SGDSN et modifié à plusieurs reprises depuis 1952. Le problème est que d’une version à l’autre, l’IGI 1300 dit tout et son contraire, alors que le cadre législatif demeure le même. En 2003, dans le cadre de mes fonctions au SGDSN, j’ai participé aux travaux de refonte de cette instruction. La situation était bien différente de celle d’aujourd’hui : les archives classifiées étaient communiquées au bout d’un délai de 60 ans, en application de la loi de 1979, et jamais la question d’une déclassification préalable à leur communication ne se posait. En outre, toujours en application de la loi sur les archives, des dérogations individuelles pour la communication d’archives classifiées de moins de 60 ans étaient largement accordées, y compris par la SGDSN pour ses propres fonds d’archives versés alors au Service historique de l’armée de Terre. Cette pratique courante des services d’archives depuis les années 1990, fut d’ailleurs « consacrée » par l’IGI 1300 du 25 août 2003.

En 2011, changement de décor avec la publication d’une nouvelle instruction 1300… Quelques années auparavant, la loi de 2008 sur les archives avait réduit le délai de communicabilité des archives « portant atteinte au secret de la défense nationale » de 60 à 50 ans, mais sans mentionner expressément les documents classifiés. Dans l’IGI 1300 de 2011, la procédure de communication des archives classifiées est largement modifiée. Tout d’abord, il n’est plus question d’accorder des dérogations individuelles portant sur des documents classifiés, sans que ces mêmes documents n’aient fait l’objet au préalable d’une déclassification. C’est ce que l’on appelle le double verrou. Mais surtout, la nouvelle instruction impose une déclassification formelle des archives classifiées à l’expiration des délais de communicabilité (en l’occurrence 50 ans pour la majorité des documents, voir 100 ans pour les documents portant atteinte à la sécurité des personnes) et implique de fait le retrait de la communication des fonds, jusque là communiqués, le temps de leur déclassification.

Les services publics d’archives ont réagi différemment à l’adoption de ce nouveau dispositif réglementaire.

Le SHD a fait immédiatement part de l’impossibilité matérielle de déclassifier formellement toutes les archives tamponnées « secret » de plus de 50 ans, au vu de la masse que cela représente. Les Archives nationales, conservant une proportion moindre de documents classifiées, ont pris courageusement les choses en main en appliquant au départ la mesure de déclassification formelle sur les fonds de la Seconde Guerre mondiale ouverts en application d’un arrêté du 24 décembre 2015. Cependant, très rapidement, les difficultés d’application de ces mesures ont été remontées au SGDSN. En 2016 et 2017, à l’occasion des premiers travaux de refonte de l’IGI 1300 de 2011, le SGDSN proposait de revenir à une déclassification automatique des documents classifiés à l’issue des délais légaux de communicabilité. Validée dans un premier temps, cette proposition n’a cependant pas aboutie.

Depuis l’année dernière, le SGDSN interprète de manière très stricte la réglementation. Il est ainsi rappelé que plus aucun document tamponné « secret » ou « très secret » ne doit être communiqué. Mais tous ces tampons sont ils réellement des marques de classification ? On peut en douter, notamment pour les documents produits avant 1952, pour lesquels aucun texte ne définit des niveaux de classification. La réglementation sur la protection du secret de la défense nationale prévoit également que seul l’émetteur d’un document classifié à le pouvoir de le déclassifier. Sauf que pour certaines pièces, la mention de classification a été apposée, non pas par l’émetteur, mais par le destinataire du document. Dans ce cas, qui doit déclassifier ? Ce sont ces questions que se posent au quotidien les archivistes. S’il s’agissait d’apposer à la chaine un tampon « Déclassifié » sur chaque document communicable, le travail serait plus aisé et c’est d’ailleurs ce qui a été fait aux Archives nationales pour la déclassification de fonds d’archives de la Seconde Guerre mondiale. Le problème est qu’aujourd’hui, le SGDSN demande à ce que l’on s’interroge aussi sur l’opportunité de déclassifier et considère qu’un service émetteur peut très bien refuser de procéder à la déclassification de documents librement communicables (en application du code du patrimoine) au nom des « intérêts fondamentaux de la nation ».

Les archivistes veulent bien tout entendre et, à mon sens, ils n’ont pas vocation, en tant qu’agent public, à discuter de la réglementation en vigueur. Faut-il encore que cette réglementation soit claire et applicable. Force est de constater que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les évolutions constantes dans l’interprétation des textes laissent les archivistes perplexes, souvent démunis et, pour certains, dans un grand désarroi. Il est aujourd’hui facile de les accuser de bloquer la communication de fonds d’archives, comme on peut le lire parfois. C’est bien méconnaître la complexité de la réglementation actuelle et les contraintes qui s’imposent à eux.


La tribune de l’Association des archivistes français (AAF)

La page « Actualités » du site de l’Association des archivistes français (AAF) reproduit un ensemble d’articles sur cette question, dont ceux publiés le 13 février 2020 par Le Monde et Mediapart. Et cette association a publié le 19 février sur son site la tribune ci-dessous. Source

Le « crépuscule des archives » ? Entre accès restreint pour les citoyens et contraintes professionnelles pour les archivistes

Nous demandons l’accès immédiat aux archives librement communicables à l’issue des délais légaux prévus par le Code du patrimoine.

Des documents librement communicables aujourd’hui inaccessibles

Dans une tri­bune publiée le 13 février dans Le Monde, un col­lec­tif d’his­to­riens dénonce « une res­tric­tion sans pré­cé­dent de l’accès aux archi­ves contem­po­rai­nes » et alerte sur le fait que des archi­ves libre­ment acces­si­bles en vertu du Code du patri­moine doi­vent désor­mais faire l’objet d’une déclas­si­fi­ca­tion phy­si­que, en appli­ca­tion d’une ins­truc­tion géné­rale inter­mi­nis­té­rielle, l’IGI 1300. Dans sa ver­sion de 2011, l’IGI 1300 revient en effet sur les dis­po­si­tions de la ver­sion de 2003, qui pré­voyaient une déclas­si­fi­ca­tion de fait et sans mar­quage des docu­ments confi­den­tiels défense de plus de 30 ans et des docu­ments secrets défense de plus de 50 ans.

Le Service Historique de la Défense (SHD) annonce des consi­gnes reçues du Secrétariat géné­ral de la défense et de la sécu­rité natio­nale (SGDSN) et des auto­ri­tés du minis­tère des Armées s’agis­sant des condi­tions de com­mu­ni­ca­tion des fonds d’archi­ves conte­nant des docu­ments por­tant d’ancien­nes men­tions de clas­si­fi­ca­tion. Ces nou­vel­les condi­tions ont pour impact d’allon­ger les délais de mise à dis­po­si­tion des archi­ves, les­quel­les doi­vent être déclas­si­fiées phy­si­que­ment, pièce à pièce avant toute com­mu­ni­ca­tion.

Des docu­ments libre­ment com­mu­ni­ca­bles au titre du Code du patri­moine depuis des années se trou­vent donc de fait du jour au len­de­main rendus inac­ces­si­bles pour une période indé­ter­mi­née. Or, selon les arti­cles L.213-1 et L.213-2 du Code du patri­moine, la libre com­mu­ni­ca­tion d’un docu­ment inter­vient à l’expi­ra­tion de délais fixés par le légis­la­teur, en fonc­tion de la nature du secret pro­tégé par la loi, atta­ché au docu­ment clas­si­fié. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En quoi consiste la déclassification ?

Les nou­vel­les consi­gnes de com­mu­ni­ca­tion impo­sées aux archi­vis­tes du SHD met­tent en lumière le carac­tère irréa­liste et non opé­ra­tion­nel de l’appli­ca­tion de l’IGI 1300 en date de 2011 déjà dénoncé par les archi­vis­tes, notam­ment lors de l’ouver­ture des fonds rela­tifs à la Seconde Guerre mon­diale.

Caractère irréa­liste car les ser­vi­ces d’archi­ves peu­vent se trou­ver dépo­si­tai­res d’un très grand nombre de docu­ments cou­verts par le secret de la défense natio­nale pro­ve­nant d’une mul­ti­tude d’auto­ri­tés émettrices, de dates extrê­me­ment diver­ses, pré­sents mas­si­ve­ment dans des ensem­bles docu­men­tai­res cohé­rents ou isolés dans des ensem­bles docu­men­tai­res sans avoir été préa­la­ble­ment iden­ti­fiés par le ser­vice qui les a versés.

La mise en œuvre phy­si­que de la déclas­si­fi­ca­tion est une opé­ra­tion extrê­me­ment lourde et chro­no­phage. Elle consiste, d’une part, à sol­li­ci­ter sys­té­ma­ti­que­ment les auto­ri­tés émettrices (ou leurs héri­tiers) puis, d’autre part, après déci­sion de déclas­si­fi­ca­tion, à appo­ser un mar­quage régle­men­taire com­plété par des infor­ma­tions por­tées à la main sur chaque docu­ment (réfé­rence et date de la déci­sion de déclas­si­fi­ca­tion). A titre d’exem­ple, la déclas­si­fi­ca­tion des docu­ments concer­nés par l’arrêté du 24 décem­bre 2015 por­tant ouver­ture d’archi­ves rela­ti­ves à la Seconde Guerre mon­diale a mobi­lisé pen­dant près de trois ans les Archives natio­na­les pour un total de 700 ml. Or, pour cet ensem­ble docu­men­taire, il ne s’agis­sait pas de juger de la per­ti­nence de la déclas­si­fi­ca­tion puis­que l’ouver­ture de ces fonds avaient été deman­dée par le Président de la République mais bien de mettre en œuvre rapi­de­ment la déclas­si­fi­ca­tion phy­si­que de chaque docu­ment. Injonction de résul­tats qui a conduit les auto­ri­tés émettrices et les archi­vis­tes à pro­cé­der à la signa­ture de déci­sions de déclas­si­fi­ca­tion au carton (et non au docu­ment) avec un mar­quage visant à l’effi­ca­cité opé­ra­tion­nelle compte-tenu de la masse à trai­ter. Au terme de cette opé­ra­tion, force a été de cons­ta­ter que tous les docu­ments dont la déclas­si­fi­ca­tion a été effec­tuée étaient en réa­lité libre­ment com­mu­ni­ca­bles au titre du Code du patri­moine, et ce depuis de nom­breu­ses années pour cer­tains ! Compte tenu de la nature des fonds conser­vés au Service his­to­ri­que de la Défense on ima­gine sans dif­fi­culté les moyens qu’il va fal­loir mobi­li­ser, sur plu­sieurs années, pour ces opé­ra­tions de déclas­si­fi­ca­tion intel­lec­tuelle et maté­rielle et les impacts à long terme sur le tra­vail des his­to­riens.

Une situation contrainte pour les archivistes

Ces docu­ments clas­si­fiés anciens auraient dû faire l’objet, en vertu de l’IGI 1300, avant leur ver­se­ment dans un ser­vice public d’archi­ves, d’une réé­va­lua­tion par l’auto­rité émettrice et, le cas échéant, d’une mesure de déclas­se­ment (abais­se­ment du niveau de clas­si­fi­ca­tion) ou de déclas­si­fi­ca­tion. De la même manière, le délai de pro­tec­tion d’un docu­ment cou­vert par le secret de la défense natio­nale, selon la nature et la tem­po­ra­lité de ce secret, doit être fixé dès la pro­duc­tion de ce docu­ment. Sur ce point, l’IGI 1300 est très expli­cite et pré­voit de nom­breu­ses étapes dans la ges­tion du cycle de vie des docu­ments cou­verts par le secret de la défense natio­nale. L’arti­cle 46 pré­cise ainsi que la durée utile de clas­si­fi­ca­tion d’un docu­ment doit être appré­ciée par l’auto­rité émettrice dès sa pro­duc­tion, en men­tion­nant sur celui-ci la date à partir de laquelle il sera auto­ma­ti­que­ment déclas­si­fié. Si cette date ne peut être fixée à ce moment, l’auto­rité émettrice indi­que la date, le délai ou l’événement au terme duquel le niveau de clas­si­fi­ca­tion doit être réexa­miné ou au terme duquel le docu­ment sera auto­ma­ti­que­ment déclassé au niveau indi­qué ou déclas­si­fié. Par ailleurs, l’arti­cle 46 pré­cise que la révi­sion du besoin et du niveau de clas­si­fi­ca­tion doit être effec­tuée rigou­reu­se­ment par les auto­ri­tés émettrices à une pério­di­cité infé­rieure ou égale à dix ans, fixée dans chacun des minis­tè­res, et ce d’autant plus, qu’à l’expi­ra­tion d’un délai de 50 ans à comp­ter de la date d’émission du docu­ment clas­si­fié, se pose la ques­tion de sa com­mu­ni­ca­bi­lité et de sa déclas­si­fi­ca­tion préa­la­ble.

Or, ces dis­po­si­tions sont rare­ment appli­quées par les auto­ri­tés émettrices, ren­dant sur ce point l’IGI ino­pé­rante et posi­tion­nant de facto les ser­vi­ces d’archi­ves comme seuls ges­tion­nai­res in fine de la pro­tec­tion et de la levée du secret de la défense natio­nale.

Ces dif­fi­cultés aux­quel­les s’ajoute par­fois l’absence de réponse ou des délais trop longs de réponse de cer­tai­nes admi­nis­tra­tions aux sai­si­nes des ser­vi­ces d’archi­ves pour déclas­si­fi­ca­tion vien­nent entra­ver la com­mu­ni­ca­bi­lité de ces docu­ments telle qu’elle est enca­drée juri­di­que­ment par le code du patri­moine depuis la loi du 15 juillet 2008.

La régle­men­ta­tion de l’IGI 1300, dans son écriture actuelle et dans sa non-appli­ca­tion, cons­ti­tue donc un frein et une entrave à la recher­che par rap­port aux dis­po­si­tions légis­la­ti­ves de pro­tec­tion du secret de la défense natio­nale que porte déjà le Code du patri­moine.

Cette situa­tion contri­bue par ailleurs à affec­ter la rela­tion de confiance qui s’est cons­truite entre cher­cheurs, his­to­riens, citoyens et archi­vis­tes dont la fonc­tion ori­gi­nelle, outre la pré­ser­va­tion et la conser­va­tion des archi­ves de la Nation, est d’en favo­ri­ser la consul­ta­tion et la valo­ri­sa­tion dans le res­pect du cadre légal fixé par le Code du patri­moine.

Elle pose également la ques­tion de la res­pon­sa­bi­lité exor­bi­tante impo­sée aux archi­vis­tes qui se trou­vent de fait, placés dans une situa­tion pro­fes­sion­nelle contrainte. Celle, d’une part, de la com­pro­mis­sion quo­ti­dienne, les docu­ments clas­sés secret défense n’ayant pas été iden­ti­fiés par les ser­vi­ces pro­duc­teurs lors de leurs ver­se­ments dans les ser­vi­ces d’archi­ves, sauf à habi­li­ter tous leurs per­son­nels. Au vu des délais extrê­me­ment longs d’ins­truc­tion des deman­des d’habi­li­ta­tion, ce risque est réel. Celle, d’autre part, du poids finan­cier en termes de res­sour­ces humai­nes et de for­ma­tion que fait repo­ser sur les ser­vi­ces d’archi­ves la ges­tion de ces docu­ments qui se fait jusqu’ici à moyens cons­tants, sans évaluation du coût de la pro­tec­tion du secret de la défense natio­nale sur toute la chaîne.

Ce que l’AAF demande

– L’AAF apporte son plein et entier sou­tien aux archi­vis­tes qui sont placés dans une situa­tion impos­si­ble et voient leurs rela­tions avec les usa­gers (cher­cheurs, his­to­riens, citoyens) se dégra­der.

– L’AAF demande aux auto­ri­tés com­pé­ten­tes de mettre en œuvre une véri­ta­ble arti­cu­la­tion du Code de la Défense, du Code pénal et du Code du patri­moine s’agis­sant du secret de la défense natio­nale.

– L’AAF demande l’accès immé­diat des cher­cheurs et citoyens aux archi­ves libre­ment com­mu­ni­ca­bles à l’issue des délais légaux prévus par le Code du patri­moine, y com­pris pour les docu­ments cou­verts par le secret de la défense natio­nale qui doi­vent être consi­dé­rés, au-delà d’un délai de cin­quante ans, comme auto­ma­ti­que­ment déclas­si­fiés. Elle demande à ce que la pro­cé­dure de déclas­si­fi­ca­tion préa­la­ble à toute com­mu­ni­ca­tion ne s’appli­que pas aux archi­ves libre­ment com­mu­ni­ca­bles au titre du Code du patri­moine.

– L’AAF demande, pour les docu­ments clas­si­fiés de moins de cin­quante ans, la mise en œuvre de l’arti­cle 46 de l’IGI 1300 par toutes les auto­ri­tés émettrices dans une ges­tion res­pon­sa­ble, rigou­reuse et effi­cace du cycle de vie des docu­ments. Elle demande enfin une poli­ti­que gou­ver­ne­men­tale res­pon­sa­ble de la pro­tec­tion du secret de la défense natio­nale, y com­pris dans les moyens alloués à ses dif­fé­rents acteurs.

– L’AAF rap­pelle les termes de la Déclaration uni­ver­selle des archi­ves adop­tée le 10 novem­bre 2011 au cours de la 36ème ses­sion plé­nière de l’UNESCO : « les archi­ves sont ren­dues acces­si­bles à tous, dans le res­pect des lois en vigueur et des droits des per­son­nes, des créa­teurs, des pro­prié­tai­res et des uti­li­sa­teurs et sont uti­li­sées afin de contri­buer à la pro­mo­tion de citoyens res­pon­sa­bles »4.


Un article du quotidien algérien El Watan

Recherches historiques en France : Chape de plomb sur les archives

par Walid Mebarek, publié dans El Watan le 18 février 2020 Source

Un collectif de douze historiens de divers pays protestent contre la restriction de l’accès des documents postérieurs à 1940 jusque-là accessibles selon la loi.

Dans un appel au président Emmanuel Macron, les historiens protestent contre une récente instruction ministérielle qui complique les recherches sur des périodes comme celle de l’après-deuxième conflit mondial qui inclut notamment les guerres coloniales.

Ils se disent « consternés par les conséquences néfastes de l’instruction générale interministérielle de 2011 (IGI 1 300) ». Alors qu’en septembre 2019 le président français annonçait l’ouverture des archives concernant la disparition de Maurice Audin et des disparus de la guerre d’Algérie, ils craignent que « cette instruction introduise un régime plus restrictif que celui qui prévalait antérieurement et notamment depuis la loi de 2008 ».

Une situation d’autant plus étrange, selon eux, que d’ores et déjà certains chercheurs se sont vu «refuser la consultation de documents consultés il y a des dizaines d’années ! C’est une situation digne de Kakfa. Les travaux que nous avons effectués ne seraient plus possibles à mener dans les archives françaises. Cette restriction qui, au mieux, ralentit de plusieurs mois ou années les travaux et, au pire, les rend impossibles, représente une atteinte très sérieuse à la réputation internationale de la France dans le domaine de la recherche historique ».

Cet appel a été relayé par une pétition adressée aux autorités en charge des affaires historiques. Il est signé par dix-sept revues et associations d’historiens.

Par ailleurs, dans Mediapart, les historiens, Gilles Manceron et Fabrice Riceputi, s’indignent, sous le titre « Secret défense contre l’histoire : fermeture des archives des répressions coloniales ».

Ils indiquent que « les chercheurs fréquentant les archives publiques françaises, dont le Service historique de la Défense (SHD), se voient depuis peu dans l’impossibilité de consulter de très nombreux documents d’après 1940 accessibles selon la loi : tous ceux qui furent tamponnés ‘‘secret’’ ou ‘‘très secret’’ lors de leur production, durant les répressions coloniales à Madagascar, en Indochine ou en Algérie ».

Il s’agirait en quelque sorte d’une chape de plomb sur les archives !

En effet, « en application de cette ‘‘IGI 1300’’, les archivistes sont désormais tenus de mettre sous pli fermé ces papiers tamponnés, ainsi déclarés ‘‘classifiés’’, quel qu’en soit le contenu et la date. Et, si des chercheurs souhaitent les consulter, ils doivent s’adresser aux institutions qui les ont versées, le ministère de la Défense le plus souvent, pour obtenir, page par page, leur ‘‘déclassification’’.

Comme rien n’indique sur les cartons d’archives qu’ils contiennent de telles pièces, tous devront être passés en revue par les archivistes, qui devront examiner, au total, des centaines de milliers de pages, des dizaines de kilomètres linéaires d’archives. En l’absence de personnel suffisant, le centre le plus concerné, le SHD à Vincennes, a annoncé à ses usagers de sérieuses restrictions à la consultation ».

Les historiens dénoncent « l’absurdité de cette mesure (…) sans doute inspirée par l’obsession sécuritaire actuelle et par la crainte d’un débat en cours sur l’enjeu démocratique que représente pour les citoyens le droit à connaître la page coloniale de notre histoire ».

Ils affirment que « cette mesure est sans précédent et constitue une régression dans l’évolution récente des politiques de l’Etat en la matière. Cette simple mesure administrative semble en contradiction avec la législation en vigueur, la loi sur les archives de 2008 et le code du patrimoine. Elle intervient après une ouverture par dérogation générale des archives de la Seconde Guerre mondiale, publié le 24 décembre 2015, par François Hollande ».

Par ailleurs, « après plusieurs déclarations d’intention de transparence et d’ouverture de celles de la guerre d’Algérie, (…) s’agit-il d’un tournant politique en la matière ?

Par qui et pourquoi a-t-il été opéré ? », se demandent-ils : « La question n’est pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui en France existent des forces politiques qui se sont nourries des silences et des dénis d’histoire relatifs à la période coloniale. »


Un article paru le 19 février dans le Canard enchaîné

Silence, on classe et on déclasse

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  1. change.org
  2. Le Secrétariat général de la Défense et de la sécurité nationale. Héritier du secrétariat du Conseil supérieur de la défense nationale, cet organisme interministériel fut tour à tour secrétariat ou état-major, avant d’adopter en 1962 la forme d’un secrétariat général de la défense nationale (SGDN), devenu en 2009 secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il dépend du Premier ministre mais semble avoir une large part d’autonomie. Voir le site du SGDSN.
  3. Le Service historique de la Défense. Héritier des Archives du ministère de la Guerre, gérées dès le XIXe siècle de manière autonome sans être versées aux Archives nationales, ce service conserve les archives des armées dans le cadre des lois en vigueur.
  4. Pour aller plus loin : La revue de presse et les res­sour­ces de l’AAF autour du débat sur l’accès aux archi­ves de 39-45 et les archi­ves clas­si­fiées.
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