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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La mémoire comme outil politique, par Benjamin Stora

Le questionnement de la France sur son passé colonial est à l'image des débats mémoriels qui se développent dans de nombreux pays. 1

Depuis quelques années, dans plusieurs pays, des questions politiques autour des problèmes touchant au passé se sont développées remplissant plusieurs fonctions : exalter la fierté nationale, ou empêcher que reviennent les temps de la cruauté…. Et les interrogations, nouvelles, sont nombreuses : dans quelle mesure peut-on légiférer sur la mémoire, le pardon, la réconciliation ? Faut-il défendre un droit à l’oubli, et qu’en est-il alors d’un droit à la mémoire ?Quel rôle peuvent jouer des lois incitant à reconnaître des crimes passés, dans la protection et la promotion des droits de l’homme ? Ces interrogations dépassent, et de loin, la seule compétence des historiens, et envahissent le champ culturel, politique, médiatique. La France est touchée par ce phénomène, au diapason d’autres pays.

Ainsi, au mois de décembre 2007, un grand colloque a eu lieu à Tokyo au Japon autour des guerres de mémoires. Ce pays est aujourd’hui, lui aussi, touché par une série de conflits autour des questions mémorielles. La lutte complexe et multiforme contre l’oubli a pour cadre le sanctuaire de Yasukuni au Japon. Ce lieu sert à rendre hommage aux « martyrs » militaires japonais tombés dans les guerres, dont certains sont des criminels de guerre de la seconde guerre mondiale. L’espace est devenu une référence centrale, quasi religieuse, de glorification de la fierté nationale suscitant des réactions outragées d’autres Japonais voulant au contraire que leur pays reconnaisse sa responsabilité dans les tragédies de la seconde guerre mondiale.

L’Afrique du Sud, avec l’exigence de justice au sortir du régime d’apartheid, en 1990 au moment de la libération de Nelson Mandela, a donné une sorte de « coup d’envoi » mémoriel au niveau mondial. Dans la foulée, se sont amplifiées des luttes mémorielles en Amérique du Sud, au Chili et en Argentine, en particulier. Ce furent, par exemple, les exigences formulées par les mères, aujourd’hui par les grand-mères, de la « Place de Mai », et leur mise en accusation de la junte militaire en Argentine.

Par ailleurs, à la suite de l’effondrement du bloc communiste stalinien à l’Est, l’émergence de demandes mémorielles en Russie, en Pologne, en Allemagne de l’Est (avec l’ouverture des archives de la Stasi) est devenue de plus en plus forte. En Espagne, les batailles de mémoires autour du bilan de la guerre civile des années 30 ne cessent de se développer.

La France n’échappe pas à ce mouvement d’ensemble. La polémique a pris une ampleur certaine autour des « lois mémorielles » en particulier celle de la loi du 23 février 2005 traitant du problème de la colonisation. Son article 4 disposant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », a été abrogé par le président de la République française en janvier 2006.

Au même moment, au Maghreb, le Maroc connaissait une forte exigence de vérité, de justice. A la mort du roi Hassan II, s’est mise en place l’instance « équité et réconciliation », chargée de recueillir la parole des victimes. Mais l’exemple marocain a l’avantage de nous montrer aussi les limites de l’exercice mémoriel : le processus de re-possession des héritages de mémoire, pour dévoiler des vérités historiques, vient buter sur la difficulté de mettre en accusation l’État.

Jusqu’où peut-on libérer la parole ? Jusqu’où peut-on mettre en question le rôle de l’État dans tel ou tel crime ? Dans le cas de l’Algérie, une loi d’amnistie a été décidée en septembre 2005 à la suite d’une terrible guerre civile qui a fait plus de 150 000 morts ; mais sans qu’on ait pu mettre en accusation les groupes islamiques armés ou les forces de sécurité de l’État. Conjurer les malheurs collectifs, calmer les tensions, telle était la fonction plus régulatrice que réconciliatrice de cette loi (très critiquée par les victimes de la guerre civile algérienne).

Les Algériens demandent, par ailleurs, que la France reconnaisse le tort porté aux populations civiles par la pose aux mines aux frontières pendant la guerre d’indépendance, les essais nucléaires au Sahara, ou les bombardements au napalm dans le Nord Constantinois. La bataille de mémoire, comme entre la Chine et le Japon à propos de l’examen de la période coloniale, devient un outil de bataille politique et diplomatique pour faire valoir ses intérêts nationaux du moment.

Le débat sur la mémoire d’un fait historique concerne de très larges secteurs des sociétés à l’échelle internationale.

Ce processus mondialisé mémoriel peut se comprendre en relation avec la crise des idéologies transnationales ou internationalistes. Mais le trop-plein mémoriel qui s’amplifie fonctionne comme symptôme : on se tourne vers le passé de son propre groupe dans une panne de projet d’avenir. Le voyage perpétuel vers un passé personnel signale une crise du futur, une angoisse de l’avenir en termes de projet politique. Cependant l’aspect positif – et citoyen – est que ces interpellations mémorielles font aussi avancer la cause de la justice, des Droits de l’Homme en reconnaissant les torts des États dans des crimes ou des exactions commises par ceux-ci. La prise en compte de cette vague de demande de justice dans un grand nombre de pays, alliant individualisation et citoyenneté, est un phénomène complexe.

La “judiciarisation” de l’histoire est un fait mondial, qu’on l’approuve ou le déplore. Et la France, à propos de son passé colonial, ne pourra pas à échapper à ce questionnement général sur le passé, au nom d’un discours sur « l’anti-repentance ».

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