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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

La Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, 40 ans après

Il y a quarante ans, le 15 octobre 1983, démarrait à Marseille la Marche pour l’égalité et contre le racisme, qui s’est terminée à Paris le 3 décembre par une grande manifestation rassemblant des dizaines de milliers de personnes. Nous reviendrons sur les multiples initiatives, expositions, parution d’ouvrages et projections de films organisés durant les mois de novembre et décembre 2023. Un collectif national égalité des droits-justice pour tous appelle à manifester le 2 décembre. Dans Mediapart, la journaliste Faïza Zerouala a recueilli récits et analyses de participants et participantes à cet événement majeur dans l’histoire des luttes antiracistes et de la société françaises dans les dernières décennies. Il en résulte un bilan bien peu encourageant de cette période en matière de lutte contre le racisme systémique en France.

Quatre décennies plus tard, l’interminable marche vers l’égalité

par Faïza Zerouala, publié par Mediapart le 16 octobre 2023.

En octobre 1983, une poignée de jeunes des Minguettes lançaient la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Quarante ans plus tard, cinq marcheurs et marcheuses racontent leur époque et la suite.

Pour beaucoup aux Minguettes, une ville dans la ville, Arbi Rezgui reste « Arbi la Marche ». Son compère Djamel Attalah, revenu il y a un an s’installer dans ce quartier de Vénissieux (Rhône), est tout autant une figure locale. Tout le monde le salue avec déférence, à la terrasse du fast-food où il est attablé en ce mois d’octobre, haut lieu de sociabilité dans le coin.

À quelques mètres, le salvateur tramway a un peu désenclavé ce quartier mais il reste tant à faire pour améliorer la vie des habitant·es des quartiers populaires, racontent de concert Djamel Attalah, Arbi Rezgui et les autres.

Il y a quarante ans, tous ont cru à la « Marche pour l’égalité et contre le racisme », dont ils sont les initiateurs, partie de Marseille le 15 octobre 1983, dans l’indifférence générale. Au contraire de l’arrivée à Paris, sous les vivats et cris de joie, dans une marée de keffiehs, le 3 décembre. Le succès est immense, plus de cent mille personnes les accueillent sur le parvis de la gare Montparnasse. Tous pensent que le chiffre a largement été sous-dimensionné.

Une délégation de huit marcheurs est même reçue à l’Élysée par le président de l’époque François Mitterrand. La carte de séjour de dix ans, revendication ancienne de militant·es, est instaurée dans la foulée. Mais le droit de vote des personnes étrangères aux élections locales ne sera pas obtenu à cette occasion. Ni après.

Quatre décennies plus tard, Emmanuel Macron, peu suspect de sympathie appuyée à l’égard de l’antiracisme politique, rend hommage à l’initiative entrée dans la légende de la mémoire des quartiers populaires sur X (ex-Twitter).

La Marche, ses doutes, son succès, a été abondamment racontée comme ses suites. Elle a surtout été vidée de sa substance et sa portée politique par SOS Racisme et le Parti socialiste, jusqu’à ce nom rejeté par tous les marcheurs et militant·es : « la marche des Beurs ».

Un groupe de marcheurs permanents

Tout débute le 28 mars 1983 à Monmousseau, un sous-quartier des Minguettes. Plusieurs jeunes se lancent dans une grève de la faim pour obtenir une commission d’enquête sur l’action de la police dans les quartiers, le droit au logement et au travail. L’un des futurs initiateurs, Toumi Djaïdja est parmi eux, soutenu par le père Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, futurs marcheurs, tous les deux liés à La Cimade et engagés en faveur des immigré·es. De là naît l’association SOS Avenir Minguettes présidée par Toumi Djaïdja, pour les droits des immigrés et jeunes Français.

La tension préexistante grimpe d’un cran dans la nuit du 19 au 20 juin. Toumi Djaïdja sort de chez lui un soir de ramadan, après la rupture du jeûne. Il voit un adolescent de 12, 13 ans se faire mordre par le chien d’un policier qui le poursuit. Le policier dira qu’il est pris de panique et tire une balle qui atteint le président de SOS Avenir Minguettes à l’abdomen et le blesse grièvement.

L’idée de lancer une marche devient évidente après ces mois d’action militante. Un groupe de marcheurs permanents est désigné, Toumi Djaïdja inclus. Christian Delorme et Jean Costil activent les réseaux de La Cimade pour solliciter des comités d’accueil qui les hébergeront durant les différentes étapes.

Les marcheurs prennent le départ du quartier de la Cayolle à Marseille le 15 octobre. Ils sont dix-sept. Une trentaine de personnes les soutiennent. Puis au fil des étapes, le cortège grossit. Le compteur des marcheurs permanents – dont une dizaine de marcheuses – est arrêté à trente-deux.

Pour les marcheurs, l’entreprise est audacieuse, surtout à l’époque. Des enfants d’immigrés, mais pas seulement, ont désobéi à l’injonction parentale de la discrétion pour prendre la parole et le pavé.

« Il fallait cette Marche pour désamorcer la bombe de rage qui nichait en moi », écrira Bouzid Kara, décédé en 2016, dans son livre La Marche, les carnets d’un « marcheur » (Actes sud) paru en 1984. Il y a un avant et un après pour le jeune homme. Se mobiliser est un acte salvateur.

Aujourd’hui, Farid L’Haoua a 65 ans et dirige une ludothèque à Lyon. Il fut le photographe de la Marche, en plus d’être coordinateur et porte-parole. Il parle des agressions quasi quotidiennes en direction des populations des quartiers populaires. « On voit les concordances, il y a eu 1973 (une année de vagues de meurtres visant les personnes maghrébines), 1983 et 2023 (la mort de Nahel). »

Avant de marcher, Farid L’Haoua s’implique dans son association de jeunes dans la Vienne. Il est aussi très engagé dans les différents réseaux comme ceux de l’association CLAP de Villeurbanne, la Fédération des associations de solidarité avec tous·te·s les immigré·e·s (FASTI) ou les Zaâma d’banlieue.

« On avait des copains qui se décoloraient les cheveux à l’eau oxygénée pour devenir blonds. »

Arbi Rezgui

Arbi Rezgui avait 19 ans en 1983, il en a presque 60 en 2023. Originaire de Villefranche-sur-Saône, il se greffe au noyau de marcheurs originels lorsque ceux-ci font étape dans sa ville. Avec son ami Hacène, il va à leur rencontre. « On pensait qu’on allait partir une semaine et rentrer. Mon pote m’a dit “tu sais quoi, on ne repart plus, on va mourir pour la cause”. »

Un racisme « pas possible » étouffe alors leur quotidien. « C’étaient des contrôles au faciès, c’était toujours nous… Les policiers mettaient le camion avec les sirènes, ils mettaient les Arabes dans le camion et passaient devant la ville pour que les gens, les Français regardent. C’était de l’humiliation. »

Dans les cafés, avant et après la Marche, on refuse de les servir. Impossible d’aller en boîte de nuit. « On avait des copains qui se décoloraient les cheveux à l’eau oxygénée pour devenir blonds », rit encore Arbi Rezgui. Djamel Attalah, du noyau originel de SOS Avenir Minguettes, complète : « Certains brandissaient leur carte d’identité française pour essayer de rentrer. »

Pour les femmes, la question du racisme se pose autrement, de manière plus indirecte. Marcheuse permanente, Malika Boumedienne a 19 ans quand elle part de chez elle à Annonay, contre l’avis de ses parents. Elle restera « en froid » avec eux durant quelques étapes – ils seront rassurés quand la Marche sera davantage médiatisée.

Fonctionnaire dans un hôpital, elle est revenue il y a quelques années dans sa ville d’origine, elle raconte avoir des bribes de souvenirs de son arrivée dans la Marche. La femme d’origine algérienne se souvient être tombée sur un tract : « Ça m’a interpellée et je suis allée écouter le débat au cours duquel ils ont demandé si des personnes voulaient les rejoindre. »

Le sujet la touche car dans cette famille de six enfants – trois filles, trois garçons –, elle voit ses frères être victimes de racisme. « Nous, les filles, c’est vrai qu’on ne le ressentait pas trop. Surtout quand on n’est pas trop typée, dirons-nous. »

Les rapports avec la police sont exécrables même si, à l’époque, Djamel Attalah ne l’analyse pas ainsi. Celui qui est arrivé à 6 ans en France d’Algérie pour rejoindre son père vit un « déracinement ». Il atterrit dans un bidonville du côté de Lyon avant Vénissieux.

« Le corps policier de l’époque, fin des années 70, début des années 80, était composé d’anciens appelés de la guerre d’Algérie. Peut-être qu’ils n’étaient pas encore sortis de ça. Ils n’avaient pas fait le deuil. » Et peu à peu, poursuit-il, « il y avait une espèce de violence qui s’installait entre ces jeunes désœuvrés et ces “Tontons flingueurs” ».

Meurtres racistes

Pour Farid L’Haoua, la Marche, c’est aussi « le prix du sang ». Elle a fonctionné grâce aux circonstances : « On est passés comme une lettre à la poste car le meurtre de Habib Grimzi a été un choc pour la société française. »

En effet, deux meurtres racistes planent sur la Marche. Toufik Ouanes et Habib Grimzi. Le premier est un enfant de 9 ans abattu le 9 juillet 1983 par un tir de 22 long rifle tiré d’un habitant excédé par le bruit à la Courneuve en Seine-Saint-Denis. Malika Boumedienne se rappelle que cette mort l’a « révoltée » et a contribué à son engagement. Marie-Laure Mahé partage ce déclic

Le second, un touriste algérien de 26 ans, est assassiné dans la nuit du 14 au 15 novembre 1983 par trois légionnaires qui le jettent du train entre Bordeaux et Vintimille. Cette mort survient en pleine Marche et contribue par ricochet à attirer la lumière sur l’initiative lyonnaise.

« On a pété un câble, on a failli se battre entre nous. On s’est dit qu’on allait arrêter la Marche, qu’elle était inutile », se souvient Arbi Rezgui. Farid L’Haoua complète : « Certains voulaient vraiment passer de l’autre côté. Rentrer dans une sorte de violence », loin des idéaux défendus par Jean Costil, pasteur « pragmatique et œcuménique », et par le père Christian Delorme, un fervent militant de la non-violence, « qui avait comme référentiels Gandhi et Martin Luther King ».

« On se prend une grosse claque, poursuit Farid L’Haoua. Sur la 2, un procureur de la République qui dit “j’ai honte”, moi, je n’ai jamais revu ça de ma vie. »

Marqués à vie par la marche

Après la Marche et l’arrivée triomphale, c’est la descente.

Malika Boumedienne devient une vedette locale pendant quelque temps. Elle se souvient des journalistes qui l’attendaient devant le domicile parental à Annonay, accueillis avec du thé, du café et des gâteaux par sa mère. Le regard de ses parents n’est plus le même. « J’avais l’impression d’avoir pris en maturité. Je ne sais pas si on était conscients que ça allait nous échapper, mais en tout cas, on se disait que notre Marche était allée au bout de ses revendications. »

Mais peu à peu la vie reprend son cours. La marcheuse entreprend plusieurs boulots. Caissière, vendeuse de prêt-à-porter, garde d’enfants, aide-soignante. « J’étais un peu isolée dans mon petit patelin », dit-elle du bout des lèvres, s’excusant de n’avoir pas investi le militantisme.

Après la Marche, Djamel Attalah s’engage dans l’Association de la Nouvelle Génération immigrée (ANGI) à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Puis reprend des études en tant que salarié à l’université Paris-VIII, à Saint-Denis.

Quatre décennies plus tard, Farid L’Haoua reste très tranquille quant au bilan de la Marche. Elle a marqué à vie leurs itinéraires respectifs mais tout ne pouvait pas reposer sur leurs frêles épaules. « Les ors de la République ne durent qu’un temps. J’ai fait très attention. Je suis vite rentré chez moi. J’ai retrouvé mon association, ma famille, mon travail… »

Arbi Rezgui retourne à Villefranche-sur-Saône. Avec Hacène, il monte une association pour aider les immigrés à écrire des courriers, organiser du soutien scolaire, etc. Faute de financements, elle périclite vite.

À l’automne 2015, il tente de relancer une marche, pendant dix-sept jours, pour dénoncer le racisme, l’exclusion et la précarité. Surviennent les attentats du 13-Novembre. Et les débats sur la déchéance de nationalité. « C’est comme si on avait fait un pas devant et dix pas derrière. Je ne voulais plus faire de bruit parce qu’à chaque fois que je fais du bruit, il y a quelque chose de pire qui vient derrière. »

Ces militant·es ont toujours gardé un œil sur les quartiers et les problématiques qui les traversent. À chaque commémoration – et celle de 2023 ne fait pas exception –, la presse leur tend le micro. Au fil des décennies, les constatations deviennent de plus en plus amères.

« Dès 1993, je lance de manière prémonitoire un message d’alerte sur la disparition de l’espace républicain, de la laïcité, enfin, du vivre-ensemble à travers nos espaces communs », raconte Farid L’Haoua, inquiet d’une relégation, « comme les ghettos américains », d’une population désignée comme « Français musulmans » à l’occasion de la guerre du Golfe.

Devenu médiateur de rue, Djamel Attalah n’a jamais quitté les quartiers populaires. Il connaît bien Nanterre, la ville natale de Nahel tué par un tir policier en juin. Il a continué d’observer la vie des habitant·es là-bas.

La discrimination est selon lui encore plus prégnante aujourd’hui. « On pouvait dire qu’à l’époque, que nous, cette jeunesse postcoloniale, on n’avait pas d’emploi car on n’avait pas fait de longues études même si c’est un faux argument. Mais aujourd’hui, 40 ans plus tard, on le voit, des gens bardés de diplômes ont beaucoup de difficultés à trouver de l’emploi. »

« Cette police en roue libre, elle fait même peur à son propre gouvernement. »

Djamel Attalah

Djamel Attalah semble résigné face aux possibilités d’évolution de la société. « La République française a un problème avec ses Arabes, depuis très longtemps. Même si on est là depuis dix, vingt générations, on sera toujours vécu comme des gens venant d’ailleurs. Et c’est ça qui est terrible. Dans cette République, pour être français et assimilé, je dois me javelliser complètement sur le plan culturel et identitaire. »

Marie-Laure Mahé est devenue éducatrice et a travaillé dans le social toute sa carrière. Engagée, elle a continué de s’intéresser aux questions de racisme et de violences policières, si persistantes. « Depuis longtemps, il y a des jeunes qui meurent sous les balles de policiers, pas forcément tués à bout portant avec une volonté d’exécution, mais en tout cas qui font peu de cas de la vie humaine quand il s’agit de les interpeller. »

Sans « nier » les problèmes des quartiers populaires – chômage, trafic de drogue, familles monoparentales en difficulté, prostitution de mineurs, cite-t-il pêle-mêle –, la question de la police et de son comportement reste problématique, selon Djamel Attalah. « Elle est complètement infestée d’une idéologie d’extrême droite à travers ses syndicats, qui sont les dominants. Et cette police en roue libre, elle fait même peur à son propre gouvernement. »

Malika Boumedienne considère aujourd’hui que dans ce marasme social et cet « enfermement » des quartiers populaires, seule l’école compte. « Je suis bien placée pour le savoir », dit celle qui n’a pas eu l’opportunité de suivre des études. C’est primordial à ses yeux, « pour se défendre et avancer dans la vie ».

Le racisme cathodique qui se déverse sur certaines chaînes de télévision désespère Arbi Rezgui et Djamel Attalah. Tout comme la présence de 88 député·es Rassemblement national (RN) élu·es à l’Assemblée nationale, fruit « des politiques de la gauche qui a trahi ses idéaux et ses électeurs », pour Djamel Attalah, ou l’abstention massive des quartiers lors des divers rendez-vous électoraux. D’autres regrettent la dévitalisation du tissu associatif ou l’absence de lieux de sociabilité municipaux pour les jeunes.

Dans ce tableau sombre, ces aîné·es s’attendrissent, sans paternalisme, sur les nouvelles générations de militant·es. Marie-Laure Mahé considère que les marches unitaires du 23 septembre contre les violences policières, le racisme systémique et pour les libertés publiques, à l’appel d’organisations syndicales, d’associations, de collectifs, comités de quartiers populaires, de victimes de violences policières et partis politiques, s’inscrivent dans le prolongement de la leur.

« Si ça continue, vu la multiplicité des acteurs et leurs revendications très claires de refonte complète de la culture et du système policier, cela peut vraiment faire peur au gouvernement », dit-elle. Djamel Attalah a été impressionné récemment par Assetou Cissé, la sœur de Mahamadou, tué fin 2022 à Charleville-Mézières par un voisin. « Elle s’investit de plus en plus. C’est extraordinaire. »

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