Les dangers du projet de “Maison de l’histoire de France”1
Dans la vaste entreprise de falsification et d’instrumentalisation de l’histoire à laquelle se livre Nicolas Sarkozy figure son projet de Maison de l’histoire de France. Son but : être la grande réalisation « culturelle » de sa présidence. Son rôle : dire aux Français « l’identité de la France ».
Un musée d’histoire n’est pas la mise à disposition du public de la pensée des historiens. Il ne peut être que la pensée de muséographes exprimée par des matériaux prélevés dans des collections et par des lieux choisis pour leur exposition. Dans ce cas, les collections, nous dit-on, seront celles des musées de Saint-Germain-en-Laye (Antiquités nationales), de Cluny (Moyen-âge), d’Ecouen (Renaissance), du château de Fontainebleau, de la Malmaison (Premier empire), du palais de Compiègne (Second empire). Des collections hétérogènes et lacunaires. Rien après Napoléon III. Des archives issues des collections provinciales comme celle du musée Gadagne de Lyon ou de nouvelles acquisitions ? Rien n’est clarifié. Or, constituer une nouvelle collection, la scénographier, c’est, à l’évidence, faire des choix historiographiques et même idéologiques. Ici, la scénographie est annoncée par le mot « Maison » : les collections seront convoquées dans une logique identitaire. Le rapport Lemoine qui a préparé cette institution était explicite : il s’agit de se demander « depuis quand la France ? », de s’interroger sur « qu’est-ce que la France ? » Les collections seront donc des « collections identitaires ».
La promotion d’un imaginaire mythique
Un tel musée répond à la volonté de fabriquer, à toute force, une France aux caractéristiques si stables qu’on pourrait les croire immuables. Cette logique identitaire chasse l’idée même de conflictualité politique comme l’eau repousse l’huile. Dans ce musée, l’histoire ne servirait pas l’esprit critique, elle aurait pour mission de conforter un récit national mythique tendu en miroir au visiteur, au mépris des complexités du passé et au prix de la perte de sa propre histoire personnelle des générations qui l’ont précédé.
Ce projet de Sarkozy est contraire à l’esprit des institutions républicaines. En particulier dans sa manière de fabriquer une histoire où les émotions sont sollicitées non pour pouvoir faire expérience de l’histoire, mais pour empêcher d’accéder à la vérité du conflit politique.
Pour les révolutionnaires de la Première République, l’histoire devait être le lieu discursif de l’expérience pour ceux qui n’avaient pas vécu les événements narrés. Cette expérience devait leur permettre de s’orienter dans les situations futures, de juger de ce qui est juste ou injuste, d’être des veilleurs vigilants capables de résister à l’oppression si les droits du peuple sont bafoués par les gouvernements. L’histoire devait mettre les républicains en condition de défendre leur liberté, en montrant quels combats ont été nécessaires pour la conquérir. Il s’agissait de faire connaître l’histoire des peuples opprimés pour se défier des oppresseurs et celle des peuples libres pour exaucer leur prophétie de liberté. L’histoire comme discours où se dit la conflictualité, les contradictions, la difficulté des combats, devait jouer un rôle d’institution civile. Elle était de ces institutions nécessaires pour « faire vivre l’esprit révolutionnaire quand la révolution est passée ». Nécessaires pour transmettre, non des valeurs figées, mais le désir de liberté, seul capable de permettre le refus des processus d’asservissement.
Or, dans son projet de Maison de l’histoire de France, que fait Sarkozy ? Il fabrique une identité faussement irénique où la bataille de Poitiers est là pour rappeler qu’il faut chasser les Arabes mais où la Commune de Paris n’a pas de place. Les décideurs expliqueront doctement qu’une visite au musée dure, pour un visiteur ordinaire, une heure et quarante minutes maximum, et qu’on ne peut lui parler de tout. Personne n’en disconviendra, mais c’est bien pourquoi il n’est pas souhaitable que l’histoire, objet aujourd’hui de politiques publiques étatiques, soit mise en scène au musée sur le mode d’un récit national. L’échelle nationale de l’analyse historique n’est pas à rejeter par principe, car raconter la conquête de la liberté par un peuple ne peut faire l’économie de cette échelle. Mais, à travers un récit national, on risque d’occulter la dimension d’universel singulier que comportent des événements comme la Révolution française ou la Commune de Paris. L’universel n’est pas une affaire d’échelle mais de préoccupation.
Si la préoccupation est celle, civique et pédagogique, exprimée depuis au moins le XVIIIe siècle, de l’émancipation, alors il faut multiplier les analyses, pluraliser les points de vue, et, en une heure et quarante minutes c’est impossible. Si la préoccupation est identitaire, il est possible, en revanche, de présenter une sorte de consensus aux visiteurs. Mais ce musée ne fera pas de l’histoire. Il fabriquera un imaginaire mythique et dangereux. La spécificité de l’histoire par rapport au mythe reposait depuis l’Antiquité sur la quête de vérité et d’intelligibilité des actions des hommes. Chez Hérodote, il s’agissait de fabriquer la mémoire utile de la Cité, « afin que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis, soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ». Il s’agissait de donner « la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises », de proposer un mode d’intelligibilité des conflits et donc de la politique.
Lorsque cette quête est abandonnée au profit d’une nouvelle mythification du passé, qui vient brouiller l’intelligibilité des actions des hommes, lorsque les lignes de clivage et de conflictualité entre les hommes sont volontairement estompées, l’histoire n’est plus un savoir disponible pour étayer un désir de démocratie, mais une formation discursive inscrite dans l’arsenal des démagogues.
L’histoire d’une check-list de dates ?
L’Etat ne peut se présenter comme promoteur d’une telle entreprise publique sans faillir, parce qu’il est supposé inclure et non pas exclure et qu’un tel processus cognitif repose sur l’exclusion. Cette prétendue « tête de pont » des différents musées d’histoire écrase la possibilité même de penser un discours historique alternatif.
Que serait inclure aujourd’hui ? Promouvoir la multiplicité des livres, promouvoir le savoir et la recherche qui sont fondamentalement multidirectionnels. Or, au même moment, c’est bien ce savoir qui est attaqué dans les lycées, les universités. Et c’est le site des Archives nationales qui est mis en difficulté en étant choisi pour accueillir ce projet. Au lycée, l’enseignement obligatoire de l’histoire est supprimé dans certaines sections vouées à la pragmatique entrepreneuriale. A l’université, la ministre déclare qu’il faudra « faire évoluer les études d’histoire et géographie, trop spécialisées… Si l’on ajoutait de l’anglais, des technologies de l’information, du droit ou de la gestion, les diplômés en histoire pourraient plus facilement trouver à être embauchés – comme en Allemagne ou en Angleterre – dans les métiers du tourisme, du journalisme ou de la culture ». On ne peut déclarer plus ouvertement que l’histoire n’est plus là pour forger une conscience historique et civique. Quant à la formation des enseignants, elle est, dans les nouveaux programmes de Capes, minimale et adaptée à des programmes devenus des check-list de lieux, dates et faits emblématiques, sans problématisation ni point de vue.
Vouloir faire du site des Archives nationales celui de la Maison de l’histoire de France, c’est renoncer à en faire un lieu de recherche accessible aux médiévistes qui devaient pouvoir y consulter des chartes et aux spécialistes d’histoire sociale qui devaient pouvoir y avoir accès aux minutes notariales. Du point de vue de la scénographie, quel imaginaire une telle Maison installée dans un hôtel particulier pourrait-elle déployer aux yeux du visiteur ? L’idée qu’il a du être bon d’être riche, et que, finalement, il serait bon de s’enrichir. Cet imaginaire est porteur d’une certaine conscience politique, mais elle n’est pas inclusive et elle n’est pas républicaine.
La composition du comité scientifique3
- Jean Favier, président d’honneur du comité, est ancien directeur général des archives de France et ancien président de la BNF. Il est spécialiste de l’histoire de la France du Moyen-Age.
- Jean-Pierre Rioux, président du comité, est inspecteur général honoraire de l’Education nationale. Agrégé d’histoire, il est spécialiste de l’histoire politique et culturelle de la France contemporaine.
- Dominique Borne, rapporteur général du comité, est lui aussi inspecteur général honoraire de l’Education nationale. Agrégé d’histoire, il est spécialiste de l’histoire de la laïcité et de l’enseignement du fait religieux.
- Jacques Berlioz, directeur de l’Ecole des chartes, spécialiste de l’histoire culturelle et religieuse au Moyen-Age.
- Eric Deroo, cinéaste et historien, spécialisé dans l’histoire coloniale et militaire.
- Etienne François, professeur honoraire des universités, mène des recherches sur l’histoire de l’Allemagne et les relations franco-allemandes.
- Sébastien Laurent, maître de conférences à l’université de Bordeaux et chargé de recherche au Service historique de la Défense, spécialiste de l’histoire de la sécurité et du renseignement.
- Dominique Missika, productrice et éditrice, a réalisé des documentaires historiques et des émissions radio notamment sur les grands procès (Pétain, Papon, Barbie, Touvier).
- Laurent Olivier, conservateur général du patrimoine au musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye.
- Pascal Ory, professeur des universités à Paris I-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des sociétés occidentales modernes.
- Jean-Christian Petitfils, historien spécialiste de l’histoire de l’Etat sous l’Ancien Régime.
- Paule René-Bazin, conservateur général honoraire du patrimoine, s’intéresse aux archives contemporaines.
- Anthony Rowley, maître de conférence à Sciences-Po Paris, s’intéresse à l’histoire de l’alimentation.
- Donald Sassoon, professeur à l’université Queen Mary de Londres, spécialiste d’histoire contemporaine.
- Martine Segalen est professeur honoraire des universités. Elle s’intéresse à l’histoire de la famille.
- Benjamin Stora, professeur à l’université Paris XIII, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain et de la décolonisation.
- Elisabeth Taburet-Delahaye, conservateur général du patrimoine, directrice du musée de Cluny à Paris.
- Laurent Theis, professeur émérite, spécialiste du haut Moyen Age et de l’histoire politique de la France contemporaine.
- Anne-Marie Thiesse, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des cultures et identités nationales et régionales.
- Emmanuel de Waresquiel, ingénieur de recherche à l’Ecole pratique des hautes études, s’intéresse à l’histoire de la Restauration et de la France contemporaine.
- Cet article de Sophie Wahnich résume son intervention lors de la réunion du Groupe de travail Histoire, mémoire et archives de la LDH le 10 mai dernier. Il est repris du numéro 152 de Hommes & Libertés, revue de la Ligue des droits de l’Homme : http://www.ldh-france.org/H-L-numero-152.
- Sophie Wahnich est , chargée de recherche au CNRS, EHESS-Laboratoire d’anthropologie des institutions et organisations sociales (LAIOS)
- Référence : http://www.livreshebdo.fr/actualites/DetailsActuRub.aspx?id=5902