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Édition du 15 octobre au 1er novembre 2024

La Mairie de Paris a débaptisé solennellement l’« avenue Bugeaud »

Le nom de Thomas Robert Bugeaud, lié aux massacres des civils lors de la conquête de l'Algérie ne mérite pas de figurer dans l'espace parisien.

L’idée était dans l’air depuis des années : la capitale pouvait-elle éternellement honorer un homme se vantant d’avoir mené la guerre contre un peuple entier, Thomas Robert Bugeaud, qui a attaché son nom à l’un des épisodes les plus sanglants des exactions coloniales, la conquête de l’Algérie[1] ? À la mi-décembre 2023, le Conseil de Paris a répondu : l’avenue qui porte son nom, dans le XVI ème arrondissement, devait être débaptisée. L’avenue sera désormais l’avenue Hubert Germain, du nom de ce grand résistant, Hubert Germain, compagnon de la Libération. Lors de l’inauguration solennelle qui a eu lieu le lundi 14 octobre sur la place du chancelier Adenauer, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a expliqué que le nom du maréchal Bugeaud n’avait plus sa place sur les murs de Paris.

Histoire coloniale et postcoloniale


Extrait de l’allocution de la maire de Paris

[…] Au coin de nos rues, sur nos places, au détour d’un grand boulevard ou d’un rond-point mythique, nous nous interrogeons parfois sur l’histoire de nos figures historiques dont les noms recouvrent les iconiques plaques bleues parisiennes. Ces lettres blanches devraient toujours nous emplir de fierté et non pas nous condamner au malaise. Mais c’était malheureusement le cas de l’avenue du jour, alors que nous avons célébré le 25 août dernier les 80 ans de la libération de Paris. J’ai avec vous aujourd’hui l’honneur de renommer cette avenue l’avenue Hubert Germain. Beaucoup a été dit à l’instant sur ce Parisien illustre, ce grand héros de la Résistance, qui avait rejoint la France libre dès le mois de juin 40… Cette décision n’était pas évidente, Hubert Germain, c’était évident. Mais faire en sorte que nous débattions cette avenue, cela n’était pas en soi une chose simple. Vous souhaitiez inscrire le nom de ce héros de la Résistance dans les lieux publics de ce bel arrondissement.  Et désormais, c’est chose faite. Mais renommer cette avenue au nom d’Hubert Germain, c’est un geste fort qui réaffirme l’attachement de la ville de Paris aux valeurs républicaines et à la défense d’une mémoire dont chaque Parisienne, chaque Parisien peut être fier…

A propos de Bugeaud :

Déjà à son époque, ses techniques inhumaines et ses agissements barbares suscitaient l’effroi. Ses actes et ses écrits étaient imprégnés de racisme et d’antisémitisme envers les Algériens. Et ils ont laissé des séquelles durables et honteuses. Or, vous le savez, la dénomination de nos espaces publics, de nos rues, n’a rien d’anodin. À travers chaque allée, chaque rue, chaque place, nous nommons, nous façonnons aussi notre modèle de valeurs et nos références. Décider de conserver ce nom dans un espace public était un choix de société. C’était en 1863. Ce choix avait été fait par le Second empire et nous affirmons aujourd’hui qu’il n’est plus le nôtre. Nous prenons aujourd’hui une autre décision collective, elle est importante, elle est démocratique. Elle est le fruit d’une mûre réflexion, le résultat d’un dialogue constant avec de très nombreuses personnalités, les associations mémorielles, des historiens que je veux remercier pour leur précieuse expertise.

Il y a quelques années, j’avais affirmé que nous changerions le nom de l’avenue Bugeaud, parce que Paris, notre ville de Paris. Ville compagnon de la libération, devait bien sûr restaurer une mémoire, une histoire, la nôtre, celle de la liberté et celle qui est si bien incarnée par Hubert Germain. Après plusieurs années d’échanges, je suis vraiment très fière, très heureuse, très honorée que le Conseil de Paris ait entériné à l’unanimité, à l’unanimité, cette décision de changement de nom en juillet dernier. Nous savons qu’un tel changement touche en premier lieu les riverains. Aussi, nous nous engageons et nous l’avons fait avec le maire du 16e arrondissement, pour que les démarches soient les plus aisées possibles et un double adressage sera d’ailleurs possible jusqu’au 31 décembre. Mais rappelons que ces décisions de changement de nom restent très rares à Paris. Depuis 2001, la ville a franchi le pas 5 fois seulement :  la rue Richepance, un général esclavagiste qui a été renommé en 2002 rue du chevalier de Saint-Georges, le Square Willette, lié aussi à des propos antisémites, qui a cédé en 2004 sa place au Square Louise Michel en hommage à la grande figure de la Commune. Aujourd’hui, ici, Hubert Germain, notre ligne est claire et je le redis devant vous, toujours complétée et expliquée, plutôt qu’effacer, déboulonner ou réécrire l’histoire…  La référence à l’ancienne avenue Bugeaud restera d’ailleurs sur la nouvelle plaque : Hubert Germain c’est un choix aussi que nous avons fait. Au musée Carnavalet, notre musée, le musée de l’Histoire de Paris, les plaques Bugeaud et Germain seront exposées côte à côte afin d’éclairer l’Acte démocratique et l’acte de mémoire qui accompagne la dénomination des rues parisiennes. Nous devons faire de la pédagogie… […]


Crédits photos : Cheikh Sakho et Gilles Manceron pour histoirecoloniale.net

L’adieu parisien à l’avenue Bugeaud

par Alain Ruscio, auteur de La Première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852 (Éditions La Découverte, 2024), pour histoirecoloniale.net.

La réputation de cet officier est détestable. Il y contribua lui-même grandement en exaltant ses méthodes, gages d’efficacité : « C’est peu de traverser les montagnes et de battre une ou deux fois les montagnards ; pour les réduire, il faut attaquer leurs intérêts. […] Il faut […] détruire les villages, couper les arbres fruitiers, arracher les récoltes, vider les silos, fouiller les ravins, les rochers et les grottes, saisir les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux et le mobilier »[2]. Ses thuriféraires en rajoutèrent : « L’éternelle gloire du général Bugeaud sera d’avoir compris que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même, et qu’il fallait, par conséquent, pour se maintenir dans un tel pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre »[3].

« Éternelle gloire » ? Toutes les louanges qui lui furent décernées de son vivant sont devenues au fil des décennies de graves accusations. Bugeaud a attaché son nom aux méthodes de la conquête de l’Algérie : expéditions impitoyables, enfumades, razzias, dépossession des terres, etc. Il a même un temps porté la guerre au Maroc. En terre coloniale, le souvenir qu’il a laissé est abominable. Albert Camus cita naguère cette anecdote : « La femme du djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : “Tais-toi, voici venir Bouchou“. Bouchou, c’était Bugeaud »[4].

Terreur pour les uns, plus d’un siècle après les événements, gloire pour les autres : car cette terrible réputation n’a pas arrêté les édiles, outre Paris, de Lyon, Marseille, Brest, Agen, Excideuil (dont il fut député) et Périgueux de lui dédier avenues, boulevards et places, assortis pour ces deux dernières de statues monumentales (avec à Périgueux cette formule : « A vaincu, pacifié, et colonisé l’Algérie, grand homme de guerre et père des soldats »)[5].

Mais cet officier et gouverneur est en quelque sorte victime de la réputation qu’il a lui-même forgée ou facilitée (la casquette du Père Bugeaud, les mariages au tambour…). Car Bugeaud ne fut pas le seul sabreur de cette époque. Les noms des rues parisiennes qui exaltent les acteurs de la conquête de l’Algérie sont nombreux : Camou (totalement oublié, mais l’un des massacreurs de la prise de la Zaatcha, en 1849), Damrémont, le duc d’Aumale, Changarnier, Lamoricière, de Négrier (immortalisé à son insu par la formule de Victor Hugo (« atrocités du général Négrier », Choses vues, 15 octobre 1852), et jusqu’à un homme qui occupa ensuite la magistrature suprême, le maréchal de Mac Mahon. Tous ces axes à débaptiser ? Ajoutons que si, on éradique le nom de Bugeaud de son avenue, il faut mettre à bas sa statue qui domine la façade nord du Louvre, le long de la rue de Rivoli. Oui, mais alors en toute équité, se débarrasser de ses encombrants compagnons qui ont participé aux deux décennies qui ont suivi la conquête de l’Algérie : Damrémont, le duc d’Aumale et Lamoricière, déjà cités,  ne dominent-ils pas eux aussi avec arrogance cette rue depuis plus d’un siècle ?

Nous ne sommes pas partisans d’une pratique systématique de déboulonnements et de débaptisations. Par contre, dans la suite logique de l’initiative des élus parisiens, suggérons un travail systématique de travail pédagogique, sous forme par exemple de plaques explicatives, travail qui pourrait servir de tremplin à des parcours mémoriels pour le grand public et le public scolaire. Nous sommes un certain nombre d’historiens tout disposés à nous associer à cette œuvre de « salubrité mémorielle ».   

[1] Voir Alain Ruscio, La Première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852, Éditions La Découverte, 2024.

[2] Thomas Robert Bugeaud, De la stratégie, de la tactique, des retraites et du passage des défilés dans les montagnes des Kabyles, p. 7.

[3] Comte d’Ideville, Le maréchal Bugeaud d’après sa correspondance intime et des documents inédits, Firmin Didot, Paris, 1882.

[4] Revue Preuves, n° 91, septembre 1958.

[5] Depuis, la nouvelle municipalité de Périgueux a ajouté sur le socle de la statue une frise historique et pédagogique restituant la vérité sur la vie de ce personnage.


L’interview de Gilles Manceron sur « Africa Radio »


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