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La loi sur la burqa : une histoire belge imprégnée de racisme

Le Guardian dénonce le climat de racisme qui «imprègne» le débat français sur la burqa, tandis qu'Éric Fassin y voit une «histoire belge». En adoptant le projet de loi visant à interdire le port du voile intégral dans l'espace public1, le parlement veut "libérer" les femmes qui portent le voile intégral contre leur gré. Certes les Etats sont tenus par les conventions internationales de protéger ces femmes, mais ce n'est pas en promulguant des interdictions générales de ce type que l'on y parviendra : «la libération ne se décrète pas».

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Sous le voile de la loi, le racisme

par Madeleine Bunting, TheGuardian, 19 juillet 2010 1

Qui l’Assemblée nationale prétend-elle protéger ? pas les femmes voilées.

Cela fait froid dans le dos. Les députés français ont voté, le 13 juillet, une loi qui interdit le port du voile intégral dans l’espace public. Il faut espérer que ce texte extraordinaire finira par être censuré [par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme]. Après tout, même le Conseil d’Etat avait signalé en mai qu’une interdiction totale irait à l’encontre de la Constitution.

Le débat sur le voile permet en toute légitimité de mettre au pilori un tout petit nombre de femmes en raison de ce qu’elles portent. Des hommes politiques français ont décrit le voile intégral comme un «cercueil ambulant» ; des commentaires diffusés sur Internet décrivent des femmes «qui se cachent sous une couverture» et «sortent avec un sac sur la tête». En France, le nombre de celles qui dissimulent leur visage sous une burqa ou un niqab est estimé [par le gouvernement] à 2 000, sur un total de 5 millions de musulmans. La réaction [des politiques] est donc totalement disproportionnée.

Soyons clairs : le niqab et la burqa sont des interprétations extrêmes de la tenue modeste prescrite aux femmes par l’islam. Peu d’islamologues préconisent leur port et beaucoup le déconseillent. Le voile intégral est aussi étranger à nombre de cultures musulmanes qu’il l’est à l’Occident. Et même s’il existe des patriarcats où des femmes pourraient être encouragées, voire contraintes à le porter, ces cas ne doivent en aucun cas être généralisés. Aujourd’hui, un nombre croissant de jeunes femmes choisissent de porter le voile intégral parce qu’elles y voient un moyen d’affirmer leur identité.

En invoquant l’autorité de l’Etat pour réglementer les codes vestimentaires dans les lieux publics, on étend considérablement les pouvoirs de ce dernier sur un aspect du comportement des citoyens qui relève largement du privé. Du moment qu’on est habillé, l’espace public occidental est entièrement libre : c’est une évidence dans toutes les capitales européennes.

Les femmes qui portent les minijupes les plus courtes s’assoient dans le bus à côté d’autres femmes habillées en sari, en tenue de ville ou en salwar kameez [tenue indienne composée d’un pantalon et d’une tunique]. Aucun des codes culturels exprimés par ces vêtements n’est considéré comme relevant de l’Etat. Et ils ne doivent pas l’être. En Occident, les lieux publics ont joué un rôle crucial dans l’apparition d’une culture de la tolérance ; c’est dans cet espace que des étrangers se côtoient même s’ils ne partagent parfois rien d’autre qu’un lieu géographique pendant un temps limité – cinq minutes de queue à un arrêt de bus, par exemple. Nous avons surmonté et toléré des différences de classe, de culture, de nationalité et de race dans nos rues et sur nos places.

Il n’est pas difficile de voir que le débat français est imprégné de racisme. Il s’agit d’affirmer son identité – sous prétexte de protéger son “mode de vie” – et, pour cela, on vous impose un choix : être pour ou contre. Signez ou dégagez. Mais il est bien connu que ce genre de choix est dangereux. Qui décidera de façon précise ce qu’est notre mode de vie ?

Le député conservateur Philip Hollobone, qui a présenté une proposition de loi visant à interdire le voile au Royaume-Uni, a expliqué que le mode de vie des Britanniques consistait, entre autres choses, à «marcher dans la rue, sourire aux gens et leur dire bonjour». Combien de rues britanniques ont-elles jamais présenté un tableau aussi idyllique ? On voit là l’absurdité des politiques qui cherchent à légiférer sur un passé idéalisé pour l’ériger en norme.

Le paradoxe est que ces interdictions révèlent une obsession de l’identité et du visage à une époque où les gens passent plus de temps que jamais à dialoguer en ligne dans un anonymat total. De même, la plupart des gens qui évoluent dans l’espace public urbain évitent soigneusement de croiser le regard des autres. Pourtant, la plupart de ceux qui prônent l’interdiction du voile mettent l’accent sur l’importance de montrer son visage pour communiquer.

Il n’est pas difficile de comprendre que certaines femmes – une petite minorité – peuvent être choquées par la sexualisation généralisée de la culture occidentale et cherchent à s’en distancier par leur tenue vestimentaire. Or c’est un choix dont des parlementaires français majoritairement mâles ont décidé de les priver (les femmes représentent moins de 20 % des membres de l’Assemblée nationale).

Ils ont soutenu, le 13 juillet, que les femmes devaient être libérées du voile intégral. Forcer les gens à être libres est une pratique déplorable qui a un long passé derrière elle. Beaucoup ont écrit à son sujet, dont George Orwell, mais les époques sont trop souvent aveuglées par leurs préjugés pour se souvenir que la libération ne peut en aucun cas être imposée.

Madeleine Bunting

« Burqa » : une histoire belge

La chronique d’Eric Fassin, le 14 juillet 20102

C’est en pleine crise d’identité nationale que la Belgique est devenue, le 29 avril 2010, le premier pays occidental à bannir le port du niqab et de la burqa dans tout l’espace public. Mieux : les députés belges, qui n’arrivaient pas à s’entendre pour former un gouvernement, ont trouvé une belle unanimité (à deux abstentions près) pour voter ce texte, par delà les clivages politiques et linguistiques. Faut-il s’étonner du consensus contre le voile intégral, à l’heure du dissensus intégral qui fait éclater le pays ? Autrement dit, y a-t-il une contradiction dans la coïncidence entre le vote et la crise ?

Ou bien au contraire, ce front « anti-burqa » n’est-il pas le dernier refuge de l’identité nationale ? C’est ainsi qu’on peut entendre le commentaire réjoui d’un député libéral : « L’image de notre pays à l’étranger est de plus en plus incompréhensible mais, au moins, par rapport à l’unanimité qui va s’exprimer au sein de ce Parlement sur ce vote, il y a un élément de fierté à être Belge. » Le voile intégral menacerait l’identité nationale. Et si, à l’inverse, la prohibition de la « burqa » en était aujourd’hui le ciment ?

Les pays européens s’engagent dans une course à l’interdiction : en Belgique et en France, mais aussi en Italie, aux Pays-Bas et au Danemark, soit une cartographie de l’inquiétude nationale. Toutefois, l’urgence tient aussi à la concomitance d’une autre crise – proprement européenne. À partir de la Grèce, en effet, c’est l’euro qu’on dit ébranlé. L’identité de l’Union n’est-elle pas réaffirmée grâce à la campagne européenne contre le voile intégral ?

On pourrait croire que cette politique identitaire est fondée sur la seule distinction entre nationaux et étrangers – comme le suggère en France l’intitulé du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. C’est ce que signifiait Nicolas Sarkozy devant le Parlement réuni en congrès, le 22 juin 2009 : la burqa « ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République ». Or, les frontières que creuse cette politique identitaire ne séparent pas seulement les nationaux des étrangers : elles opèrent aussi des distinctions entre des Français inégalement français.

Il en va de même pour l’Islam. Dans une tribune du 9 décembre 2009, invoquant le référendum suisse contre les minarets, le président de la République invitait d’un côté les Français à « respecter ceux qui arrivent », et de l’autre les musulmans à « respecter ceux qui accueillent ». C’était exclure l’Islam du périmètre de l’identité nationale, en confondant religion et immigration.

Certes, selon Nicolas Sarkozy, « le problème de la burqa n’est pas un problème religieux ». Il n’empêche : on a commencé par empêcher les femmes qui la portent de devenir françaises. Le 27 juin 2008, le Conseil d’Etat avait ainsi refusé la nationalité française, pour « défaut d’assimilation », à l’épouse marocaine d’un Français, dont elle avait trois enfants nés en France. Mais son époux, qui ne souscrivait pas davantage au « principe de l’égalité des sexes », n’en restait pas moins Français. Un dessin du Monde ironisait alors : « La burqa ? C’est mon mari français qui me l’impose ! »

La solution est pourtant simple : il suffirait de retirer la nationalité française au mari. C’est la trouvaille inspirée par l’affaire nantaise d’une Française « de souche », intégralement voilée. Son compagnon est accusé (entre autres) de polygamie. Le 23 avril 2010, le ministre de l’Intérieur demande donc à son collègue de l’Immigration d’envisager, contre ce Français naturalisé, une déchéance de nationalité. « Dans l’état actuel du droit », reconnaît Eric Besson le 27 avril, ce n’est pas possible ; mais il se déclare « tout à fait disposé à étudier la possibilité d’une évolution de notre droit ». Le 9 juin, Brice Hortefeux dévoile donc ses intentions : pour lui, l’acquisition de la nationalité est « un contrat », qui, « comme tout contrat, peut être rompu. » La nationalité deviendrait révocable pour les Français naturalisés. Précariser la nationalité ? Ce n’est pas, ce n’est plus « une question tabou ». La burqa fait ainsi l’identité nationale en même temps qu’elle défait la nationalité. Il est des histoires belges qui ne prêtent guère à rire.

Eric Fassin

  1. Nous reprenons ci-dessous la traduction de «Racism veiled as liberation» publiée par Courrier international sous le titre «Le racisme à visage découvert».
  2. Source : http://www.regards.fr/article/?id=4529.
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