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Édition du 1er au 15 octobre 2024

la loi du 3 janvier 1969 sur les gens du voyage : une loi discriminatoire

Il y a cent ans – le 16 juillet 1912 – était institué le carnet anthropométrique encadrant « l'exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades», une réglementation permettant de surveiller une population circulant en France sans domicile ni résidence fixe. On sait à quel usage ce fichage a pu servir sous le régime de Pétain. La loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 a remplacé le «carnet anthropométrique» par un «livret ou carnet de circulation», sorte de passeport intérieur qui doit être visé tous les trois mois par la police ou la gendarmerie. Afin de lutter contre la stigmatisation dont les quelques centaines de milliers de personnes baptisées «gens du voyage» continuent à être l'objet, Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne, a déposé une proposition de loi co-signée par les membres du groupe écologiste du Sénat, visant à abroger cette loi. Une loi qui « contraint des personnes, en raison de leur mode de vie, à attendre trois années avant de pouvoir s’inscrire sur les listes électorales au lieu de six mois dans les conditions du droit commun, à détenir un titre de circulation et de le faire viser régulièrement par les autorités administratives (trois mois pour les carnets de circulation), sous peine d’une amende voire d’une peine d’emprisonnement. Autant de restriction aux libertés civiques et individuelles que nous devons abroger. »

Les titres de circulation, un outil de contrôle des gens du voyage

par Marion Solletty, Le Monde.fr, le 18 août 2010

Il y a le livret de circulation, le livret spécial de circulation de type A, le livret de circulation de type B, le carnet spécial de circulation. Les gens du voyage possèdent tous l’un ou l’autre de ces documents, qu’ils doivent faire viser régulièrement par les autorités. La plupart des citoyens français ne connaissent pourtant que la carte d’identité. Ceux qui luttent contre la stigmatisation de cette communauté dénoncent une discrimination flagrante.

L’obligation pour les gens du voyage de se munir de ces titres date de la loi du 3 janvier 1969 qui définit le régime applicable « aux personnes circulant en France sans domicile ni résidence fixe ». Elle rend obligatoire le choix d’une commune de rattachement, et stipule que « les personnes n’ayant ni domicile ni résidence fixes de plus de six mois dans un Etat membre de l’Union européenne doivent être munies d’un livret spécial de circulation délivré par les autorités administratives ».

Pour Laurent El-Ghozi, président de la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage (Fnasat) et membre de la commission consultative de la Halde, « ces titres de circulation sont source de discrimination à double titre. Officiel d’abord : les gens du voyage sont soumis à une législation d’exception qui est de toute évidence discriminatoire. Puis au sein de la société : ces titres engendrent des comportements discriminatoires, liés à la représentation qu’ont les gens de cette communauté ».

L’application d’un régime spécifique découle selon Laurent El-Ghozi de préjugés tenaces : « On les considère comme une population dangereuse qu’il faut contrôler », résume-t-il.

Un document utilisé à tort comme pièce d’identité

Les livrets de circulation, dont la Fnasat explique les subtilités sur son site (fichier PDF), sont traditionnellement utilisés par les gens du voyage comme pièce d’identité, bien qu’ils ne soient pas considérés comme tels officiellement.

Laurent El-Ghozi a en tête de nombreux exemples où cette habitude leur a porté préjudice. « Ça se produit par exemple lorsque des gens du voyage veulent acheter des matériaux de construction. Pour payer avec un chéquier, il faut présenter une pièce d’identité. Mais le titre de circulation éveille a priori la suspicion… » Etiquetés « gens du voyage », ces clients risquent alors de se voir refuser l’achat.

Les gens du voyage, français, peuvent bien sûr bénéficier d’une carte d’identité. Mais beaucoup n’en possèdent pas. Certains n’en font pas la demande, en partie par manque d’information : ils ont toujours considéré leur titre de circulation comme une pièce d’identité.

Pour Marie Bidet, sociologue spécialiste des gens du voyage, qui a écrit une thèse sur la gestion du nomadisme en France, l’administration a aussi sa part de responsabilité. « Il est courant que des petites mairies refusent de délivrer une carte d’identité sous prétexte que la personne a déjà un titre de circulation », explique la chercheuse. Ce type de problèmes devient cependant moins fréquent à mesure que les petites administrations sont mieux informées.

Une discrimination, selon la Halde

La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) s’est penchée sur la question des titres de circulation dès 2007. Ses conclusions sont accablantes. Selon la haute autorité, « ce dispositif instaure une différence de traitement au détriment de certains citoyens français en violation de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme », qui interdit toute discrimination sur le droit de chacun à circuler librement.

Dans son dernier rapport sur le régime applicable aux gens du voyage, daté de septembre 2009, la Halde souligne en outre que « la réglementation applicable aux carnets de circulation apparaît comme mettant en œuvre des moyens disproportionnés de contrôle, que ce soit au niveau de leur fréquence ou de la gravité des peines encourues ». En cas d’absence de visa dans les délais réglementaires (tous les trois mois à un an suivant les titres), le porteur risque jusqu’à 1 500 euros d’amende, voire un an d’emprisonnement pour les carnets.

La Halde explique avoir publié son rapport au Journal officiel en l’absence de suites favorables données par le gouvernement à ses premières recommendations sur le sujet, datant de 2007. Mais même pour ceux qui critiquent fermement ces titres, la question de leur abrogation est complexe. Parmi les gens du voyage, certains sont attachés à ces carnets qu’a toujours possédés leur famille et qui attestent de leur qualité de gens du voyage. En outre, ils leur permettent de prouver leur qualité pour accéder aux aires d’accueil qui leurs sont réservées.

Abroger ou réformer ?

Comme l’explique Marie Bidet, les avis diffèrent au sein de la communauté. « Des associations comme l’Union française des associations tsiganes dénoncent les titres de circulation et réclament leur abrogation. D’autres au contraire disent que le problème n’est pas là, et que cela fait partie de leur identité. Certains enfin, une minorité, contournent la loi en affichant un domicile fixe, celui d’un membre de leur famille par exemple. »

Marie Bidet réfute en revanche l’argument utilitaire : « Sous couvert de ‘praticité’, on légitime ces titres ! », qui lui évoquent la période noire de l’internement des Tsiganes et des gens du voyage pendant la seconde guerre mondiale.

La Halde recommande de maintenir ces titres mais de supprimer l’obligation de les faire viser. Elle souhaite également qu’à la rubrique « adresse » des cartes d’identité, ne soit plus portée la mention « commune de rattachement », qui identifie immédiatement les gens du voyage et ouvre la voie aux discriminations, mais une adresse précise, celle d’une association par exemple.

Marion Solletty

Une vidéo sur les gens du voyage

Exposé des motifs de la proposition de loi déposée par Esther Benbassa1

La loi n° 69-3 du 3 janvier 1969 relative à l’exercice des activités ambulantes et au régime applicable aux personnes circulant en France sans domicile, ni résidence fixe est source de stigmatisation et de discrimination pour certains de nos compatriotes.

Ce texte, conséquence d’une longue histoire remontant au XIXème siècle, vise désormais uniquement les « Gens du voyage », majoritairement de nationalité française. En effet, en dépit du début de l’intitulé de cette loi, l’exercice des activités ambulantes a été transféré par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 vers le code de commerce et relève à présent du droit commun.

La terminologie générique « Gens du voyage » renvoie en fait à une population hétérogène qui réside habituellement en abri mobile terrestre. Il ne s’agit que d’une dénomination administrative qui n’a plus lieu d’être.

Au-delà, cette loi comporte des mesures discriminatoires, en particulier en raison de l’habitat des personnes ou de leur mode de vie, qu’il convient d’abroger dans les plus brefs délais. Obligation d’attendre trois années avant de pouvoir s’inscrire sur les listes électorales au lieu de six mois dans les conditions du droit commun, obligation de détenir un titre de circulation et de le faire viser régulièrement2 par les autorités administratives, sous peine d’une amende, voire d’une peine d’emprisonnement. Ce sont autant de restrictions aux libertés civiques et individuelles qu’il convient de supprimer.

L’obsolescence de cette loi ne fait aucun doute

Elle fut ainsi dénoncée, à plusieurs reprises, par la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’égalité (HALDE). Dans ses délibérations n° 2007-372 du 17 décembre 2007 et n° 2009-143 du 6 avril 2009, la HALDE a vivement critiqué le dispositif des titres de circulation, contraire à l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme relatif à la liberté de circulation des personnes, et l’article 14 de la CEDH3 qui interdit toute discrimination dans la jouissance du droit de chacun à circuler librement prévu par l’article 2 de son protocole n° 4. Faute de réponses satisfaisantes à ses délibérations adressées au Gouvernement, la HALDE a d’ailleurs fait publier un rapport spécial4 en octobre 2009. Le Défenseur des droits a également souligné, dans une de ses premières décisions, « l’entrave directe et excessive » de l’accès au droit de vote des « Gens du voyage » et cette « discrimination directe » à leur encontre « dans l’accès à l’un des droits les plus élémentaires du citoyen, le droit de vote, fondement essentiel d’une société démocratique. »5 À ce sujet, le Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l’Europe a condamné la France à deux reprises, le 5 décembre 2007 et le 19 octobre 2009, concluant que la loi française violait les dispositions de la Charte sociale européenne.

Le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a également recommandé à la France de remédier à plusieurs conséquences « liées au statut juridique particulier des Gens du voyage français ».

La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme a d’ailleurs émis, le 22 mars 2012, un « avis sur le respect des droits des « Gens du voyage » et des Rroms migrants au regard des réponses récentes de la France aux instances internationales », concluant que la « discrimination en raison de l’origine, de l’habitat ou du mode de vie, limite l’accès aux droits de ces personnes, qui sont marginalisées et considérées comme des citoyens de seconde zone… ». Elle estime, de plus, que les ébauches de réponse qui avaient été apportées par notre État aux diverses instances internationales n’étaient ni suffisantes, ni abouties.

Fortement décriée par les associations, la loi n°69-3 du 3 janvier 1969 fut aussi remise en cause par des parlementaires de tous bords politiques.6

Aussi cette proposition de loi vise à faire disparaître la catégorie administrative « Gens du voyage » afin que le droit commun puisse être appliqué aux voyageurs.

  1. Référence : http://www.senat.fr/leg/ppl11-587.html.
  2. Tous les trois mois pour les carnets de circulation.
  3. Convention européenne des Droits de l’homme
  4. Rapport spécial – Régime applicable aux gens du voyage et discriminations, annexé à la décision n° 2009-316 du 14 septembre 2009, publié au Journal Officiel de la République Française du 17 octobre 2009.
  5. Décision n° R-2011-11.
  6. Voir par exemple la proposition de loi n°3042 du 15 décembre 2010, déposée par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale ; le rapport d’information n° 3212, de mars 2011, « Gens du voyage : le respect des droits et devoirs comme condition du respect mutuel », par M. Didier QUENTIN, député ; le rapport au Premier ministre « Gens du voyage : pour un statut du droit commun », en date de juillet 2011, de M. Pierre HERISSON, sénateur et président de la Commission Nationale Consultative des Gens du Voyage.
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