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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

La justice française va-t-elle donner droit à Tran To Nga, victime de l’« agent orange » au Vietnam ?

Alain Ruscio retrace le combat de Tran To Nga pour obtenir justice et réparation pour les victimes de "l'agent orange" durant la guerre du Vietnam.

Tran To Nga faisait partie des combattants et combattantes qui luttaient contre la guerre américaine au Vietnam et elle s’est retrouvée victime de l’épandage par les Etats-Unis d’un défoliant redoutable, l’« agent orange », qui, sous prétexte de lutter contre les déplacements des maquisards, a détruit des milliers d’arbres et anéanti toute vie dans les zones où il a été utilisé. Le récit de son combat est retracé dans le texte ci-dessous écrit par Alain Ruscio pour L’Humanité lors de la sortie, en 2016, de son livre Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, aux éditions Stock. Nous le faisons suivre de l’article publié par le quotidien Libération après la décision de la cour d’appel qui a rejeté, le 22 août 2024, la possibilité d’un procès en France. Mais la « mère courage » qu’est Tran To Nga n’a pas renoncé. Ses avocats vont se pourvoir en cassation.


Le récit de vie d’une combattante

par Alain Ruscio, publié dans l’Humanité le 9 juin 2016.

Tran To Nga
© Raphaël Lafargue/ABACA

Le nom de Monsanto commence à être (tristement) connu. Au Vietnam, une pléiade de sociétés chimiques américaines, et leurs enfants maudits, les agents orange, bleu et blanc, sont hélas identifiés depuis un demi-siècle. Une femme, une « mère courage », a décidé d’élever la voix, de porter plainte. Elle s’appelle Tran To Nga. Saluons au passage le geste de ses défenseurs, Me William Bourdon et ses collègues, qui ont décidé de renoncer à leurs honoraires. En fait, c’est toute la politique américaine dans cette partie du monde qui doit être rappelée. Car, enfin, il a bien fallu que l’administration US (et, en premier, Kennedy, oui le « gentil », le « souriant » Kennedy, le premier) commande à ces firmes les 80 millions de litres de cet agent, bourré de dioxine, prenne la décision politique de cet épandage, il a bien fallu que de « prestigieux » militaires pratiquent cette criminelle besogne. Le raisonnement était simple, simpliste : puisque la forêt masque les guérilleros, détruisons la forêt… Des milliers de ces combattants, mais par-delà des populations civiles, ont ainsi inhalé ce poison. Mme Nga livre ici le récit de vie d’une simple combattante, élevée dès son enfance dans l’esprit de résistance. Elle a fait partie de ces combattant-e-s au courage incommensurable qui empruntèrent les milliers de kilomètres de la « piste Hô Chi Minh », la plupart du temps à pied, afin de ravitailler et de renforcer les maquis du Sud. La description de l’intérieur de la « guerre du peuple », de ce point de vue, est exemplaire. Mais aussi, hélas, on y voit le tourbillon des drames.

L’auteure se trouve, sans vraiment comprendre le danger encouru, au cœur des zones défoliées, « centaines de milliers d’arbres fruitiers sans feuilles, terre brunâtre ou toute trace de vie a disparu, lande piquée de broussailles et de troncs fossilisés, branches noires enchevêtrées, pourries… ». Mais l’agent orange agresse, blesse, tue également les humains. Le témoignage est glaçant : « Tout à coup, une pluie gluante dégouline sur mes épaules, se plaque sur ma peau. Une quinte de toux me prend. Je vais me laver. Et puis j’oublie. Dans l’apocalypse environnante, dans les flammes de notre cher Vietnam, que peut bien représenter l’épandage d’un banal herbicide ? » En fait, la vie de Nga vient de basculer. Devenue mère, elle perdra ensuite son premier enfant à l’âge de 17 mois, sa « petite Viêt Hai », qu’elle pleure encore aujourd’hui. Elle-même souffre encore dans sa chair des effets de ces épandages. Comme des millions de ses compatriotes. Car ce drame n’appartient pas au seul passé : « Quand je parle de l’agent orange, déplore Mme Nga, les gens sont convaincus que ce terme renvoie à l’histoire, que tout cela est fini depuis des décennies. C’est faux, et il faut le dire, le répéter, haut et fort : les maladies se transmettent de génération en génération. Venez dans mon pays et vous en aurez la preuve. Il y a là des femmes, des hommes, des enfants qui attendent que justice leur soit rendue. » Un cycle juridique vient de commencer. L’opinion mondiale pèsera dans la balance. Mère courage vietnamienne, nous sommes et serons à vos côtés dans ce nouveau combat.

Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, de Tran To Nga (avec la collaboration de Philippe Broussard). Éditions Stock, 302 pages, 19,50 euros.

Epandage chimique

« Agent orange » au Vietnam : l’action menée par Tran To Nga devant la justice française confirmée « irrecevable » en appel

publié par Libération le 22 août 2024.

Source

Cette Franco-Vietnamienne de 82 ans se bat depuis dix ans pour faire reconnaître devant une juridiction française les responsabilités de quatorze industriels de l’agrochimie, dont Bayer-Monsanto, dans l’épandage de ce défoliant durant la guerre du Vietnam. Ce jeudi 22 août, la cour d’appel de Paris a rejeté la possibilité d’un procès en France. Ses avocats comptent se pourvoir en cassation.

Tran To Nga a souffert de plusieurs pathologies à la suite de son exposition à l’agent orange durant la guerre du Vietnam. (Nhac Nguyen/AFP)

L’espoir judiciaire se dissipe un peu plus pour Tran To Nga. Voilà dix ans que cette Franco-Vietnamienne âgée de 82 ans se bat pour faire reconnaître la responsabilité de quatorze de multinationales (parmi lesquelles Bayer-Monsanto et Dow Chemical) dans l’affaire de «l’agent orange» dont le nom provient de la ligne orange peinte sur les barils le contenant. Elle qui durant la guerre de Vietnam a subi de plein fouet l’épandage de ce défoliant ultra-toxique utilisé par l’armée américaine, et dont elle accuse lesdites firmes agrochimiques d’en avoir été les fournisseuses. Ce jeudi 22 août, la cour d’appel de Paris a jugé irrecevables les velléités d’un procès en France pour obtenir réparation. «Les demandes de Madame To Nga Tran se heurtent à l’immunité de juridiction dont les sociétés intimées bénéficient devant les juridictions françaises», peut-on lire dans l’arrêt consulté par Libération. En mai 2021, le tribunal judiciaire d’Evry s’était déclaré incompétent pour juger la plainte de Tran To Nga, considérant que les groupes industriels avaient «agi sur ordre et pour le compte de l’Etat américain».

Les avocats de la plaignante comptent se pourvoir en cassation. «Le combat porté par notre cliente ne s’arrête pas avec cette décision […] La bataille judiciaire continue, a réagi ce jeudi matin l’un de ses conseillers, William Bourdon, dans une déclaration envoyée à la presse. Dans cette affaire qui est une affaire de principe, les juges ont endossé une attitude conservatrice à rebours de la modernité du droit et contraire au droit international et au droit européen. C’est la Cour de cassation qui tranchera.»

100 millions de litres d’herbicides

Libération avait longuement rencontré Tran To Nga en 2018. Elle avait alors raconté la «pluie gluante» qui avait «dégouliné sur ses épaules» et s’était «plaqué sur [sa] peau» ce matin de 1966 lorsque, journalistepour l’agence d’information Giai Phong, elle couvrait la guerre au nord de Saigon. Puis, les mois suivants, les salves de pluie d’agent orange incessantes. Entre 1961 et 1971, dans le cadre de l’opération baptisée «Ranch Hand», les Etats-Unis ont déversé environ 100 millions de litres d’herbicides au Vietnam, dont le défoliant utilisé pour mettre à découvert les combattants cachés dans les forêts et pour détruire leurs récoltes. Cette substance est composée de deux molécules et d’un sous-produit, le «2,3,7,8-TCDD», plus connu sous le nom de dioxine de Seveso, extrêmement puissant et aux effets durables. Le collectif Vietnam-Dioxine, qui œuvre pour la reconnaissance des victimes de ce produit, estime que «plus de trois millions de personnes» en subissent encore aujourd’hui les répercussions. Dans un communiqué publié ce jeudi midi, l’association a fait part de sa «consternation» face à la décision de la Cour d’appel de Paris et exprimé son «soutien» pour «poursuivre le combat» judiciaire. «Les 3 millions de victimes vietnamiennes […]comptent sur Tran To Nga, qui constitue le dernier espoir pour obtenir justice», est-il écrit.

Tran To Nga a mis du temps avant de faire le lien entre les drames et les malheurs médicaux de sa vie et l’agent orange. Celui-ci ne l’a pas épargné. En 1969, elle a perdu sa première fille, morte à 17 mois des suites d’une malformation cardiaque. Ses deux dernières, nées en 1971 et 1974, souffrent, elles, de complications cardiaques et osseuses. L’une d’elles est atteinte d’alpha-thalassémie, une maladie génétique de l’hémoglobine, tout comme sa mère. Tran To Nga a dû combattre un cancer du sein. Elle est également atteinte de diabète de type 2 avec une allergie rarissime à l’insuline, son corps est parsemé de nodules sous-cutanés, et elle explique avoir déjà souffert de deux tuberculoses. Ses petits-enfants, eux, ont des problèmes cardiaques et respiratoires. «Mes descendants et moi-même sommes empoisonnés», avait-elle résumé dans sa biographie, publiée en 2016.

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