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Édition du 1er au 15 décembre 2024

La guerre des mémoires, par Esther Benbassa

Dans le cadre du débat provoqué par la loi du 23 février 2005, dans lequel l'appel "Liberté pour l'Histoire" est venu s'insérer en décembre 2005, Esther Benbassa, historienne et directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études, a publié dans Libération, le 5 janvier 2006, un article intitulé « La polémique autour de l'héritage colonial français libère les revendications mémorielles » que nous reproduisons ci-dessous. Elle ne met pas sur le même plan la loi Gayssot, celle reconnaissant le génocide arménien, celle reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité et celle sur l'enseignement des aspects positifs de la colonisation. Pourtant, elle a finalement signé la pétition « Liberté pour l'histoire » parce qu'elle a peur de la tyrannie des mémoires.

La polémique autour de l’héritage colonial français libère les revendications mémorielles

par Esther Benbassa, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE)

publié dans Libération, le 5 janvier 2006.

L’article 4 de la loi du 23 février 2005 demandant aux programmes scolaires de reconnaître «le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord» est devenu un sujet de polémique à la suite des émeutes du mois de novembre dans les banlieues, libérant les revendications mémorielles. Celles-ci renforcent à leur tour un contexte de crispation généralisé, sensible aussi bien en haut de l’échelle qu’au sein d’une large part de la population française, contexte de nationalisme larvé, en gestation depuis un moment comme l’a attesté au printemps un non à l’Europe qui s’explique en partie par lui. En période de crise, encouragés par des pouvoirs publics en panne de projets économiques et sociaux porteurs, les raidissements nationalistes, qui s’étaient déjà cristallisés autour de la question du voile et de la laïcité, se déploient désormais avec encore plus d’ampleur. Les mémoires s’érigent en réponse à ces raidissements, elles-mêmes sortes de nationalismes identitaires construits et reconstruits.

L’état d’esprit prévalant actuellement ne laisse pas assez de marge de manœuvre aux politiques pour se lancer dans des initiatives ambitieuses et exigeant un temps plus long ou dans des réformes en profondeur. On peut d’ailleurs se demander si nos politiques en ont effectivement la volonté et la capacité. Quoi qu’il en soit, à ce rythme, nous allons vers un pays où nous finirons par devenir étrangers les uns aux autres. Nationalisme contre mémoires envahissantes, est-ce là un avenir ? Ou plutôt une véritable impasse ?

Sans passé, il n’y a pas d’histoire ni d’identité, mais ce passé n’est pas suffisant pour bâtir une identité. A la longue, le culte de la mémoire enferme ceux qui s’en réclament et leur fait tourner le dos à l’avenir. Ces mémoires se tissent en général dans la négativité, dans une victimité revendicatrice peu propice à l’échange. Sans victimité, pas de droits, et pour les obtenir, la mémoire victimaire demande le devoir aux siens et aux autres. Sans compter que la souffrance ne se mesure pas et que chaque mémoire exige le plein de souffrance, parce qu’elle se définit d’abord par rapport à elle.

Dans le palmarès des mémoires, celle des Juifs est perçue comme la plus réussie et sert de paradigme. Qu’on demande la reconnaissance des injustices, des génocides, de la colonisation, de l’esclavage subis, ne me paraît nullement rédhibitoire. Et qu’on exige réparation, encore moins. Reste que tous les Français ne sont pas des descendants d’esclavagistes, de collaborateurs ou de colons.

Le devoir de mémoire relatif au génocide des Juifs et la culpabilité qu’il induisait ont pesé sur quasiment trois générations et ses vigiles nous ont empêchés de penser, de nous exprimer, de questionner et le devoir et la mémoire. Le faire ne signifiait nullement mettre en question le génocide ni l’oublier, seulement dire que nous voulions vivre sans le poids de ce devoir imposé et que nous préférions accomplir le travail nécessaire pour que la mémoire et l’histoire se rejoignent et contribuent ensemble à responsabiliser l’humanité en lui rappelant ce que des hommes sont capables de faire à ceux qu’ils ne considèrent plus comme leurs semblables en raison de leur race, religion, ethnie, orientation sexuelle…

Ce ne sont ni les lois, ni les tribunaux qui écrivent l’histoire. Et cette histoire ne peut pas non plus s’écrire sous le diktat des mémoires, mêmes meurtries. La démocratie en dépend. Il n’existe pas d’histoire sans mémoire, mais il existe des mémoires sans savoir, incandescentes, à fleur de peau, qui se refusent à la distanciation, à la comparaison, à la contextualisation, seules garantes pourtant de leur pérennité. L’histoire ne saurait pas pour autant rester imperméable aux exigences du présent, déjà parce qu’elle est le produit des efforts d’hommes et de femmes de leur temps, de citoyens. Et il est vrai aussi qu’elle a été plutôt traditionnellement celle des dominants. Et que les mémoires aujourd’hui appellent l’histoire nationale et ses artisans à s’interroger sur leur façon de l’élaborer, et ce non seulement à partir du centre mais aussi avec ce qu’elle a longtemps considéré comme ses marges.

Je n’étais pas de ceux qui entendaient mettre sur un même pied la loi Gayssot, la reconnaissance du génocide arménien, la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité et l’article sur l’enseignement des aspects positifs de la colonisation. Pourtant, j’ai finalement choisi de signer la pétition « Liberté pour l’histoire » (Libération du 13 décembre, ndlr). Je l’ai signée, tout en ayant conscience aussi des dangers des corporatismes, parce que je veux penser, écrire, m’exprimer, dans les limites d’une liberté responsable. Parce que j’ai peur de la tyrannie des mémoires.

Que les minorités visibles s’organisent politiquement pour lutter contre les discriminations, forcer des portes, interpeller les politiques, pourquoi pas ? Nous sommes dans le pays des jacqueries, de la Révolution, des révoltes populaires. Les monarchies, même républicaines comme la nôtre, ont besoin d’être secouées. Les émeutiers des banlieues ont fait preuve de leur intégration en reproduisant ce schéma si habituel dans l’histoire de France. Et le peu qu’ils ont obtenu est inséparable de leur révolte, à laquelle on peut, dans l’absolu, ne pas souscrire.

La loi du 23 février, passée inaperçue dans un premier temps, a mis au jour non seulement la cacophonie politique régnant dans notre pays, mais aussi les diverses récupérations de ces mémoires variant selon la position de force qu’occupaient leurs tenants. Curieusement, cette loi aurait dû davantage mobiliser les Français-Arabes, héritiers directs et encore vivants du passé colonial. L’esclavage remonte à plus loin. La colonisation et la décolonisation, elles, sont encore très proches. Et la loi précisait bien : « notamment en Afrique du Nord », et elle avait été promulguée en faveur des Français rapatriés.

La lutte contre les discriminations des populations noires a sa propre histoire. En conformité avec le schéma du devoir de mémoire juif, la mobilisation a pu se faire de ce côté avec plus de savoir-faire. Ne serait-ce que le Cran, Conseil représentatif des associations noires de France, calqué sur le Crif, représentation politique des Juifs.

Quant aux Arabes et musulmans de France, ayant moins l’expérience de ce type de stratégie politique, renvoyés à leur islam, et ceci avec toutes les connotations négatives qui lui sont attachées depuis le 11 septembre 2001, ils n’arrivent pas à se dégager de la perception religieuse où ils sont englués et qui les empêche de s’organiser dans l’espace politique. En fait, ils ont été déjà rivés d’autorité par l’Etat au Conseil français du culte musulman. Et la mémoire de la colonisation et de la décolonisation, politiquement plus embarrassante que celle de l’esclavage, a pris du retard dans la course des mémoires.

Les Arabes de France dérangent aussi les Juifs, peut-être plus enclins à appuyer les revendications noires. La pérennisation du conflit israélo-palestinien et l’antisémitisme qu’on leur reproche depuis la seconde Intifada ont renforcé leur méfiance. Certes, Dieudonné a excellé dans le genre, mais il ne représente pas encore aux yeux des Juifs tous les Noirs. Comptons aussi avec l’exemple de l’implication très forte des Juifs aux Etats-Unis dans les années 50 et 60 aux côtés des Noirs dans leurs luttes, avant que leurs relations ne se dégradent définitivement.

Les turbulences suscitées par la loi du 23 février ont aussi montré que certains politiques n’avaient pas vraiment peur des communautarismes. On en veut pour preuve la nomination récente par Nicolas Sarkozy, dans le cadre de l’UMP, pour mener un travail sur «la loi, l’histoire et le devoir de mémoire», d’Arno Klarsfeld, activiste du devoir de mémoire aguerri dans les prétoires, historien nullement, et qui paradait il y a peu sur les pages glacées de Paris Match dans son uniforme de l’armée israélienne. Notre ministre de l’Intérieur prend ainsi lui-même le devoir de mémoire juif comme modèle, et, en désignant un tel personnage comme «expert», il commet probablement une erreur dont les retombées pourraient n’être pas anodines. Encore plus grave, il ouvre l’ère de la future guerre des mémoires, et tout cela pour recueillir les voix des clientèles de la mémoire, de tous bords.

La France plus que de polémique a besoin de réécrire son histoire en l’assumant pleinement, avec ses pages sombres et ses pages glorieuses. Pour que chacun puisse s’y reconnaître. Assisterions-nous là aux derniers soubresauts d’une ultime résistance nationaliste, rude peut-être, mais sur le point de céder enfin le terrain à une nation pluraliste, libre, égalitaire et revigorée par l’énergie de sa mixité enfin digérée ?

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