4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 1er au 15 octobre 2024

La France va-t-elle enfin reconnaître
la guerre coloniale du Cameroun ?

En visite officielle au Cameroun les 25 et 26 juillet 2022, Emmanuel Macron a rencontré Paul Biya, au pouvoir depuis quarante ans. La veille, il avait été interpellé par un collectif international afin qu'il reconnaisse officiellement la guerre coloniale menée par la France au Cameroun dans les années 1950 et 1960. Le président français a évoqué cet épisode tout en évitant de se prononcer, préférant annoncer la constitution d'une commission d'historiens destinée à « faire la lumière », à laquelle seraient ouvertes « toutes les archives ». Ci-dessous la tribune collective publiée par Le Monde réclamant une reconnaissance officielle, ainsi qu'une vidéo de TV5 Monde dans laquelle Thomas Deltombe souligne que les faits sont déjà solidement établis et regrette que les archives ne soient pas ouvertes à tous.

Emmanuel Macron doit, au nom de la France,
reconnaître la guerre du Cameroun



Texte collectif publié par Le Monde le 24 juillet 2022.
Source.

Dans une tribune au Monde, un collectif de personnalités estime qu’« il est grand temps que l’Etat français assume pleinement ses responsabilités » dans la « répression féroce des années 1950 et 1960 ».

Dans quelques jours, Emmanuel Macron a rendez-vous avec l’histoire à Yaoundé. Pour sa première visite officielle au Cameroun, il sera confronté aux fantômes d’une guerre coloniale puis néocoloniale que la France a menée, censurée puis niée avec constance depuis soixante ans. Sera-t-il le premier président français à reconnaître officiellement cette véritable guerre et à lever un des derniers grands tabous français de l’après-guerre ?

Peu de Français le savent, mais les Camerounais ont été à l’avant-garde du mouvement indépendantiste africain. Dès sa création en 1948, l’Union des populations du Cameroun (UPC) réclame l’indépendance du pays, ex-colonie allemande devenue après la première guerre mondiale territoire sous mandat de la Société des nations, puis territoire sous tutelle des Nations unies.

Les puissances chargées d’administrer le pays, la France pour quatre cinquièmes du territoire et le Royaume-Uni pour la partie restante, traitent le pays comme l’une de leurs colonies. Paris répond aux revendications pacifistes et légalistes de l’UPC par le harcèlement et la violence.

Abusivement accusé de « subversion », le jeune mouvement est interdit en juillet 1955 par le gouvernement d’Edgar Faure. Ses militants sont traqués sans pitié et ses leaders assassinés un à un. Ruben Um Nyobè, le charismatique secrétaire général de l’UPC, est tué dans le « maquis » par une patrouille française en 1958. Félix Moumié, son président, est empoisonné à Genève par les services secrets français en 1960. Osendé Afana, cadre de l’UPC, est assassiné dans la forêt du sud en 1966. Ernest Ouandié, son dernier dirigeant historique, est fusillé en place publique en 1971.

Les mêmes méthodes qu’en Algérie

Au cours d’une guerre qui ne dit pas son nom, l’armée française et ses auxiliaires camerounais appliquent les mêmes méthodes qu’en Algérie : regroupement des populations par la terreur, feu sans sommation dans les « zones interdites », torture des suspects, exécution des partisans adverses, bombardements incendiaires de régions entières, encadrement des populations et « guerre psychologique » de chaque instant.

Malgré une résistance de plusieurs années de l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), l’action des forces de l’ordre fait plusieurs dizaines de milliers de morts et d’innombrables victimes indirectes, en particulier en Sanaga-Maritime, dans le Moungo et dans la région de l’Ouest (dite « bamiléké »).

Tirant les leçons des défaites en Indochine et bientôt en Algérie, des dirigeants français comme Pierre Messmer, Jacques Foccart et le général de Gaulle décident de coopter de nouvelles élites camerounaises pro-françaises, de leur confier une indépendance de façade en 1960 et de leur déléguer le salissant travail de « maintien de l’ordre », sous le regard attentif de puissants conseillers techniques français. Le système de la Françafrique, dont le Cameroun est le premier laboratoire, sera rapidement dupliqué dans d’autres anciennes colonies françaises, comme au Gabon, au Sénégal ou en Côte d’Ivoire.

Au Cameroun, le pouvoir héritier de cette période est toujours en place. Le pays n’a connu que deux présidents, « réélus » au terme de scrutins truqués : Ahmadou Ahidjo, placé à la tête du pays en 1958, et Paul Biya, qui lui a succédé en 1982. Aujourd’hui âgé de 89 ans, ce dernier reste, envers et contre tout, un caricatural « ami de la France », à défaut d’être celui du peuple camerounais : depuis des années, son régime étouffe toute forme d’opposition politique et n’hésite pas à recourir aux méthodes « contre-insurrectionnelles » héritées de la guerre des années 1950-1960 pour écraser les mouvements contestataires anglophones. Autant de violences et de violations des droits humains qui n’empêcheront pas Paul Biya de fêter le 6 novembre le 40e anniversaire de son accession à la présidence du Cameroun.

Sous les radars de l’opinion publique

« Il faut faire régner le silence. » Telle était la consigne explicite du colonel Jean Lamberton, maître d’œuvre de la répression féroce des années 1950 et 1960. Ce mot d’ordre aura été respecté scrupuleusement pendant des décennies, jusqu’à aujourd’hui. Nations unies manipulées, journalistes stipendiés ou censurés, contestataires réduits au silence, avocats réprimés…

Dans l’ombre de la guerre d’Algérie, la guerre du Cameroun est passée sous les radars de l’opinion publique française et internationale. En 1972, la France de Pompidou ira jusqu’à interdire et détruire les exemplaires de Main basse sur le Cameroun, le brûlot précurseur dans lequel le grand écrivain camerounais Mongo Béti, exilé en France, dénonçait le régime néocolonial imposé à son pays.

Férocement censurée, cette guerre est remontée peu à peu à la surface. Les traumatismes de la guerre et des tortures n’ont pas empêché les victimes et leurs enfants de prendre la parole, de s’organiser au sein de collectifs, d’investir la scène politique. Des historiens et des journalistes ont peu à peu levé la chape de plomb et documenté en détail cette guerre oubliée. Emmanuel Macron a affiché pendant cinq ans sa volonté de faire la lumière sur le rôle de la France pendant la guerre d’Algérie et le génocide des Tutsi au Rwanda. Il est grand temps que l’Etat français assume pleinement ses responsabilités dans la tragédie camerounaise.

Interrogé sur le sujet lors d’une visite à Yaoundé en juillet 2015, le président François Hollande avait, dans une formulation confuse, évoqué du bout des lèvres « des épisodes extrêmement tourmentés, tragiques même ». Sept ans plus tard, Emmanuel Macron doit, au nom de la France, reconnaître la guerre du Cameroun, ses ravages humains et ses conséquences politiques au long cours.

Cette reconnaissance doit s’accompagner d’excuses et de mesures concrètes, à commencer par la mise à disposition de l’ensemble des archives se rapportant à la guerre d’indépendance du Cameroun. Il est primordial que ce travail mémoriel s’engage au sein de nos deux pays et débouche sur des réparations pour les victimes de ce conflit sanglant si longtemps occulté.

• Thomas Deltombe (éditeur), Manuel Domergue (journaliste) et Jacob Tatsitsa (chercheur) sont les auteurs de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971) et de La Guerre du Cameroun. Aux origines de la Françafrique, publiés aux éditions La Découverte respectivement en 2011 et 2016.
• Meredith Terretta, professeure titulaire d’histoire à l’Université d’Ottawa, est notamment l’autrice de Nation of Outlaws, State of Violence. Nationalism, Grassfields Tradition, and State Building in Cameroon (Ohio University Press, 2013).
• Elizabeth Schmidt, professeure émérite d’histoire à l’université Loyola du Maryland, est notamment l’autrice de Guerre froide et Décolonisation en Guinée, 1946-1958 (Ohio University Press, 2007).
• Odile Tobner, enseignante et essayiste, est la cofondatrice de la revue Peuples Noirs – Peuples africains et de la Librairie des peuples noirs (Yaoundé).
• Ambroise Kom, professeur émérite des universités, est gérant de la Librairie des peuples noirs (Yaoundé).
• Théophile Nono est le secrétaire général du Collectif Mémoire 60 (Cameroun).
• Blick Bassy, auteur-compositeur, artiste et militant, est l’auteur de l’album No Format/Tôt ou tard 1958.
• Max Lobe, écrivain et fondateur de GenevAfrica, est notamment l’auteur de Confidences (Zoé, 2016).
• Hemley Boum, romancière, est notamment l’autrice de Les Maquisards (La Cheminante, 2015).
• Marie-Emmanuelle Pommerolle est enseignante et chercheuse en science politique.
• Valérie Osouf, réalisatrice, a notamment cosigné le documentaire Cameroun, autopsie d’une indépendance (2008).



Le chef de l’Etat a proposé « un travail conjoint d’historiens camerounais et français » et annoncé
l’ouverture « en totalité » des archives françaises

Publié par Le Monde avec AFP, le 26 juillet 2022.
Source

Emmanuel Macron a demandé, mardi 26 juillet, à des historiens de « faire la lumière » sur l’action de la France au Cameroun pendant la colonisation et après l’indépendance de ce pays. S’exprimant lors d’une conférence de presse à Yaoundé avec son homologue camerounais Paul Biya, le président français a aussi annoncé l’ouverture « en totalité » des archives françaises sur des « moments douloureux » et « tragiques ».

« Je souhaite que nous puissions avoir et lancer ensemble un travail conjoint d’historiens camerounais et français », a proposé M. Macron. « Je prends ici l’engagement solennel d’ouvrir nos archives en totalité à ce groupe d’historiens qui nous permettront d’éclairer ce passé », a-t-il dit. « Il convient d’établir factuellement » des « responsabilités », a ajouté le président français, en estimant qu’il s’agissait d’un « sujet refoulé » en France comme au Cameroun.

Il a ensuite précisé que cette commission pourrait être « interdisciplinaire », comme le souhaite le Conseil des jeunes franco-camerounais avec lequel il a débattu dans la soirée au « village » créé par le tennisman Yannick Noah à Yaoundé. La commission pourra être mise en place d’ici à trois mois et rendre son rapport d’ici vingt-quatre mois. Le président français a assuré que des moyens lui « seront mis à disposition » et qu’il en tirerait une « reconnaissance » de ce qui s’est passé et non une « repentance ».

Après la défaite de l’Allemagne en 1918, la Société des nations (SDN, ancêtre de l’ONU) avait confié la majeure partie de la colonie allemande du Kamerun à la tutelle de la France et le reste – la partie occidentale bordant le Nigeria – au Royaume-Uni. Avant l’indépendance du pays en 1960, les autorités françaises ont réprimé dans le sang les « maquis » de l’Union des populations du Cameroun (UPC), un parti nationaliste fondé à la fin des années 1940 et engagé dans la lutte armée contre le colonisateur et ses alliés camerounais, particulièrement en pays bamiléké.

Plusieurs dizaines de milliers de militants pro-UPC, dont le leader indépendantiste Ruben Um Nyobè, ont été massacrés d’abord par l’armée française, puis après l’indépendance par l’armée camerounaise du régime d’Ahmadou Ahidjo. Lundi [25 juillet 2022], un collectif de partis politiques camerounais avait appelé Emmanuel Macron à reconnaître les « crimes de la France coloniale ».

Au cours de ce qui était la dernière visite d’un président français à Yaoundé, François Hollande avait concédé en 2015 qu’il y avait « eu des épisodes extrêmement tourmentés, tragiques même ». « Nous sommes ouverts pour que les livres d’histoire puissent être ouverts et les archives aussi », avait-il ajouté. […]


Thomas Deltombe réagit aux annonces d’Emmanuel Macron






Thomas Deltombe est notamment co-auteur de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, avec Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, La Découverte, « Cahiers libres », Paris, 2011 ; de La guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, avec Manuel Domergue et Jacob Tatsistsa, La Découverte, « Cahiers libres », Paris, 2016 ; et de L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, avec Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara et Benoît Collombat, Seuil, 2021.


Parmi les nombreux articles de notre site sur ce sujet
depuis 2004


Facebook
Twitter
Email