Ile de Gorée – Sénégal 1
Pendant trois siècles, Gorée a été une plaque-tournante du trafic de milliers d’esclaves vers l’Europe et les Amériques.
« Il nous faut donc nous pencher collectivement, avec courage et lucidité sur cette part du passé: oui, la France a bel et bien profité, a l’instar d’autres pays européens, du commerce d’êtres humains », a déclaré Brigitte Girardin, ministre déléguée à la Coopération, au Développement et à la Francophonie.
« Aujourd’hui comme hier, la grandeur d’une nation réside dans sa capacité à assumer pleinement les heures les plus sombres de son histoire », a poursuit Girardin, sur l’esplanade des droits de l’homme de l’île de Gorée, face à l’océan Atlantique.
« Pour la France, il ne s’agit pas de se complaire dans la culpabilité, comme on l’entend ici ou là, il ne s’agit pas non plus de faire de l’histoire de la traite et de l’esclavage la seule histoire qui nous détermine, il s’agit de mieux maîtriser notre présent par une meilleure connaissance de notre passé. Il s’agit donc avant tout de comprendre, et de faire acte de responsabilité. »
Le président sénégalais Abdoulaye Wade, qui accompagnait Girardin sur l’île, située à 20 minutes de bateau de Dakar, a estimé que le devoir de mémoire était important mais il a rejeté toute idée de « réparation » pour faits d’esclavage.
Un abrégé de l’histoire de la Martinique2
En 1635, les Français débarquent dans une île peuplée depuis des millénaires par les Caraïbes, île que ces derniers nommaient « Matinino » ou « Jouanakaéra ». En moins de trente ans, ils massacrent ceux-ci jusqu’au dernier, continuant ainsi le génocide des Amérindiens entamé avant eux par les Espagnols et les Portugais.
Vers 1660, et cela jusqu’en 1830, ils importent des centaines de milliers d’Africains qu’ils transforment en esclaves dans des plantations de canne à sucre lesquelles contribueront pendant trois siècles à faire la fortune des ports de Bordeaux, Nantes, La Rochelle etc., et plus généralement de la France, participant ainsi, aux côtés des autres puissances européennes, à l’esclavage des Nègres.
En 1853, l’esclavage aboli car désormais non rentable, ils importent, et cela jusqu’en 1880, des dizaines de milliers d’Hindous du Sud de l’Inde qu’ils installent sur les plantations, en partie désertées par les anciens esclaves noirs, et leur imposent un système d’asservissement et de travail forcé qui n’a rien à envier à l’esclavage.
A l’abolition de l’esclavage des Noirs (1848), pas un arpent de terre, pas un sou de dédommagement n’a été accordé aux anciens esclaves lesquels n’avaient d’autre ressource que de défricher les mornes (collines) de nos îles pour tenter de survivre grâce à des jardins créoles ou de retourner travailler, en tant qu’ouvriers agricoles sous-payés, sur les mêmes plantations où leurs ancêtres et eux avaient été réduits en esclavage3.
Aux Antilles, une fois les chaînes ôtées, le nègre s’est retrouvé Gros-Jean comme devant.
Esclavage : commémoration sur fond de polémiques
Cinq ans jour pour jour après l’adoption définitive, le 10 mai 2001, de la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme un « crime contre l’humanité », la France métropolitaine commémore pour la première fois son abolition, qui date du 23 mai 1848. Cette journée du 10 mai, retenue par Jacques Chirac sur proposition du comité pour la mémoire de l’esclavage, présidé par l’écrivain Maryse Condé, ne concerne pas les départements d’outre-mer, qui conservent leurs différentes dates de commémoration.
En 2001, le texte présenté par la députée (app. PS) de Guyane, Christiane Taubira, avait été adopté à l’unanimité, et dans une relative indifférence. On en est loin. L’irruption d’une « question noire » liant l’esclavage du passé aux discriminations d’aujourd’hui, dans un contexte associant tentations communautaristes et bataille des mémoires, a considérablement avivé les passions.
Quant à l’unanimité, elle n’est plus de mise. En témoigne l’initiative de quarante députés UMP qui, le 5 mai, ont demandé au chef de l’Etat d’abroger l’alinéa de la loi Taubira stipulant que « les programmes scolaires (…) accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place qu’ils méritent ». Ces députés, qui s’étaient mobilisés en faveur de la loi sur les rapatriés du 23 février 2005, soulignent la similitude entre l’alinéa – abrogé – de ce texte, qui évoquait le « rôle positif » de la colonisation, et la disposition précitée de la loi Taubira.
Cette initiative, qui constitue la première incursion, au Palais-Bourbon, de la bataille des mémoires – en l’espèce, rapatriés contre descendants d’esclaves -, a reçu une volée de bois vert. Les signataires de l’appel « Liberté pour l’histoire », qui avaient réclamé, en décembre 2005, l’abrogation de différentes dispositions législatives mémorielles, ont pris leurs distances avec une démarche qui ne leur « paraît nullement » exempte « de précipitation, de règlements de comptes partisans et, a fortiori, de calculs électoralistes ». Le ministre de l’outre-mer, François Baroin, s’est également « opposé » à cette proposition, soulignant qu’il ne fallait pas « renouveler, raviver ce qui pour beaucoup d’Antillais représente des blessures ».
En Guadeloupe – comme dans le reste des Antilles -, la proposition des quarante députés UMP a effectivement été immédiatement perçue comme un nouveau déni de l’importance de l’esclavage. Les élus UMP de l’île se sont d’ailleurs promptement désolidarisés de leurs collègues sur les antennes locales.
Professeur à l’université des Antilles et de la Guyane, Frédéric Régent, 37 ans, a été un des signataires de la pétition d’historiens qui a appelé, en 2005, à l’abrogation de l’alinéa sur l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation. Il voit avec inquiétude « une frange de la France, de ses penseurs et de ses hommes politiques se débarrasser de ses complexes historiques ».
Auteur d’un ouvrage remarqué, Esclavage, métissage, liberté (Grasset, 2004, 504 pages), ce fils d’un Guadeloupéen et d’une Corrézienne souligne que la République devrait se féliciter des revendications et doléances des Antillais : en tentant d’insérer pleinement l’histoire des esclaves dans l’histoire de France, leurs descendants ne feraient finalement que démontrer leur volonté d’intégration dans ladite République. « Faire admettre sa propre mémoire, ce n’est qu’une manière d’être reconnu, d’être visible au sein même de la société française, assure M. Régent. Cette montée de la revendication va de pair avec le recul des perspectives d’indépendance. Elle est intégrationniste. »
Fût-elle « intégrationniste », cette démarche ne va pas sans à-coups et tiraillements, y compris parmi ses promoteurs. Une vive polémique sur le programme de la commémoration entre les différentes associations qui se disputent la représentation, en métropole, des noirs et/ou des « Domiens ».
En liaison avec SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a décidé d’organiser place de la Bastille, à Paris, le 10 mai au soir, un grand concert intitulé « Mémoire pour l’avenir », afin d' »anticiper la participation et la représentation de la France dans toute sa diversité ». Sitôt connue, cette initiative a suscité de vives critiques d’associations concurrentes, parmi lesquelles le Collectif DOM, qui proteste « contre toute récupération carnavalesque de la mémoire de la traite négrière ».
« Comment peut-on commémorer une tragédie en se trémoussant ? », s’interroge l’écrivain et cinéaste Serge Bilé, tandis que Claude Ribbe – l’auteur du livre polémique Le Crime de Napoléon (édition Privé, 2005, 206 pages) – dénonce un « inacceptable zouk ». En réponse, différentes associations et personnalités ont appelé à un « rassemblement digne et solennel », place la Nation, pour y célébrer un « 10 mai républicain et de recueillement ».
Ces polémiques ne doivent pas faire oublier que l’objectif de cette journée est aussi de chasser les vieux démons. Frédéric Régent racontait un jour à sa grand-mère qu’il avait retrouvé la trace de leur ancêtre venu d’Afrique. « Un Africain dans la famille ?, s’est étonnée l’aïeule. Eh bien, heureusement qu’on ne l’a pas su avant ! »
[Benoît Hopquin (à Pointe-à-Pitre) et Jean-Baptiste de Montvalon
- Reuters : mercredi 10 mai 2006
- Ce texte est extrait d’une lettre ouverte de Raphaël Confiant à Alain Finkielkraut, en date du 28 avril 2006.
- Même aux Etats-Unis, accusés pourtant d’être, dans le Sud profond (Mississipi, Alabama etc.), un enfer pour les Nègres, l’Etat s’est fait un devoir d’accorder à chaque ancien esclave « twenty-two acres and a mule » (vingt-deux acres de terre et un mulet).