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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La France et les archives de la guerre d’Algérie

Le livre « Archives et droits humains » a été présenté le 30 janvier 2024 au siège des Archives nationales par Perrine Canavaggio et Jens Boel, en présence du directeur des AN, Bruno Ricard. Il contient un texte sur « La France et les archives de la guerre d’Algérie » de Gilles Manceron et Gilles Morin, que nous reproduisons.

par Gilles MANCERON et Gilles MORIN

La Révolution française a, dans le prolongement de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen[1], créé en septembre 1790, les Archives nationales et affirmé le principe de la liberté d’accès de tous les citoyens aux archives[2]. Il a été proclamé que les archives de tous les services de l’Etat et des administrations publiques appartiennent à la nation et non à telle ou telle institution ou service administratif qui les a produites et que les consulter est un droit des citoyens ; que le rôle des services d’archives n’est pas d’être les gardiens des secrets de l’Etat, mais de permettre aux citoyens de consulter librement les traces de leur histoire.

Mais ce beau principe a vite été contredit. En 1800, les Archives sont passées sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, et, avec l’établissement de l’empire de Napoléon 1er (1804-1815), les archives sont devenues « archives de l’Empire » et un arrêté du 6 mai 1812 a prescrit la non communication des inventaires. Lors des régimes monarchiques qui ont suivi (1815-1848), les « archives du Royaume » sont restées la propriété du pouvoir et de son administration. Un délai de cinquante ans a été institué pour consulter un document, la possibilité pour des lecteurs d’accéder à des originaux n’a été accordée qu’en 1846 et la première salle de lecture n’a été installée qu’en 1850, sous la Deuxième République. Le Second empire (1852-1870) a gardé les « Archives de l’Empire » sous son contrôle.

Les archives sous le contrôle de l’Etat

Avec l’instauration de la IIIe République dans les années 1870, les archives nationales sont restées sous le contrôle de l’Etat, via la tutelle du ministère de l’Instruction publique, qui y puisait pour construire l’« histoire de France », un récit propagé par l’école pour consolider la nation. L’arrêté ministériel du 16 mai 1887 a repris le délai minimum de cinquante ans pour la communication d’un document, le principe d’un tel délai légal — dont la durée évoluera ensuite selon les lois et les catégories d’archives — existe encore de nos jours[3].

Certains ministères et administrations n’ont pas obéi à l’obligation légale de versement de leurs archives aux Archives nationales : le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Guerre, le ministère des Colonies, ainsi que le Conseil d’Etat, la Préfecture de police de la Seine (qui deviendra Préfecture de police de Paris) les ont conservées eux-mêmes. Sous le Front populaire, une tentative de loi sur les archives a été faite qui n’a pas abouti, et le gouvernement a accepté ce « fait accompli » dans un décret, du 21 juillet 1936, qui a autorisé (article 3) les administrations qui n’obéissaient pas à l’obligation légale de versement de leurs archives à les conserver elles-mêmes, mais « dans le cadre de la loi ». On peut se demander pourquoi et jusqu’à quand doit perdurer cette latitude qui leur est accordée de ne pas verser leurs archives aux archives nationales et de les gérer de façon distincte. La gestion propre des archives de l’armée, par exemple, ne peut guère se justifier pour les archives historiques — de plus de cinquante ans — qui ne sont pas des « archives actives ». Leur gestion étant distincte, comment être sûr qu’elle est effectuée « dans le cadre de la loi » ? Même quand des fonctionnaires des Archives nationales sont nommés auprès du Service historique de la Défense (SHD), le contrôle de l’institution militaire sur les archives qui y sont conservées reste déterminant. L’armée en France reste une sorte d’« enclave mémorielle » dans la République. Nous verrons qu’à la fin de 2019, en renforçn’ant l’application d’une « instruction générale interministérielle » datant de la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, l’« IGI 1300 », de 2011, il a été donné à l’armée le pouvoir de suspendre la consultation de documents qu’elle avait émis, quelle que soit leur date, qu’ils se trouvent au SHD, aux Archives nationales ou ailleurs. Elle conserve une sorte de « droit de gestion propre de son histoire », alors que son histoire est une partie de celle de la France et que ses archives — sauf pour des documents récents contenant des données actuelles et sensibles relatives à la défense nationale — doivent pouvoir être accessibles à tous les citoyens.

La « loi Giscard » du 3 janvier 1979

Sous la Ve République, en 1959, les Archives n’ont plus été sous la tutelle du ministère de l’Education nationale pour passer sous celle du ministère des Affaires culturelles. Lors de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing (1974-1981), a été adoptée la loi du 3 janvier 1979 sur les archives, dont l’article 33 mentionne officiellement l’abrogation des trois lois datant de la Révolution française[4]. Mais il serait exagéré de dire qu’elle marquait une fermeture accrue des archives. Peu avant,  la loi du 17 juillet 1978 sur la « liberté d’accès aux documents administratifs » a apporté des limites au secret de l’administration sur les documents concernant les citoyens, un secret qui n’avait cessé d’être protégé jusque-là en contradiction avec les lois révolutionnaires. Elle a instauré un délai de base de trente ans pour la communication des archives, mais avec de nombreuses exceptions : il était porté à cent vingt ans pour les documents médicaux et les dossiers de personnel ; cent ans pour les affaires judiciaires, les actes notariaux, les registres d’état civil et les documents contenant des faits d’ordre privé ; et soixante ans pour les documents « mettant en cause la vie privée » ou intéressant « la sûreté de l’Etat et la défense nationale ».

La notion de « vie privée » a été invoquée alors de manière problématique. Selon son rapporteur au Sénat, il s’agissait « notamment d’éviter la divulgation prématurée de documents qui, tout en ne touchant pas forcément à la vie privée des individus, concernent éventuellement des questions controversées ou des époques troubles (Occupation et Libération) ainsi que des documents ayant intéressé la sûreté de l’Etat ». Le fait est que le président Giscard d’Estaing avait été hostile à l’indépendance de l’Algérie et a entretenu des liens avec des membres de l’organisation terroriste de l’OAS, et cette loi qu’il a fait adopter durant son septennat, a empêché, du fait de cette conception très particulière de la protection de la vie privée qui y a été insérée, d’établir les faits dans les crimes commis durant la guerre d’Algérie, par eux ou par des militaires français. C’est de façon extensive que, depuis, la notion de « protection de la vie privée » a été invoquée pour garder le secret sur tel ou tel acte criminel commis pendant l’Occupation ou les guerres coloniales : au nom de la « protection de la vie privée » de ceux qui les ont commis voire de leurs descendants, ne doit pas être communiqué un « document qui révèle un comportement dans des conditions dont la divulgation pourrait nuire à son auteur ». Dans cette logique, les pièces d’archives qui montraient la complicité de Maurice Papon à Bordeaux en 1942 dans la commission de crimes contre l’humanité auraient dû être tenues secrètes pour « protéger la vie privée » de ce haut fonctionnaire devenu ministre ainsi que celle des membres de sa famille. Les poursuites judiciaires contre Maurice Papon qui ont abouti à sa condamnation en 1998 n’ont été possibles que pace qu’un archiviste a enfreint la loi en transmettant à un fils de déporté assassiné dans les camps nazis des pièces d’archives que cette loi lui interdisait de communiquer. En dehors des dispositions prévues par les lois d’amnistie, certains actes gravissimes n’ont pas lieu d’être dissimulés au nom de la « protection de la vie privée » de leurs auteurs ou de leurs descendants. Ces derniers n’en sont en rien responsables. L’argument du « respect de leur vie privée » ne doit pas servir d’alibi à une Raison d’Etat au nom de laquelle sont dissimulés certains faits de l’histoire de France, qu’il s’agisse d’actes commis sous l’Occupation, d’actes de torture ou d’assassinat pratiquée par certains membres de l’armée française durant la guerre d’Algérie ou de crimes terroristes commis par des membres de l’OAS.

En 1995, le premier ministre Edouard Balladur a demandé à Guy Braibant, membre honoraire du Conseil d’Etat, de dresser le bilan de cette loi de 1979 et de faire des propositions. Dans le rapport qu’il lui a remis le 28 mai 1996, il préconisait un certain nombre de mesures allant dans le sens d’une réelle ouverture des archives. La loi du 15 juillet 2008 qui a été adoptée durant la présidence de Nicolas Sarkozy semble aller dans ce sens mais elle a introduit de nouveaux obstacles à l’accès aux archives.

La « loi Sarkozy » de 2008

Elle affiche le principe selon lequel « la communication immédiate des archives publiques devient la règle », mais cette annonce qui fait écho à la loi de messidor an II est aussitôt contredite, puisqu’elle précise un certain nombre de délais de communication et invente la notion d’« incommunicabilité définitive » pour les « armes de destruction massive » — y compris les gaz asphyxiants utilisés il y a plus d’un siècle dans la Première Guerre mondiale… La plupart des délais anciens sont raccourcis, les registres d’état civil et notariaux, par exemple, sont rendus consultables après soixante-quinze ans au lieu de cent ans ; les archives « relevant du secret de la défense nationale et de la sûreté de l’Etat et sécurité publique » le sont après cinquante ans au lieu de soixante ans. Mais pas tous : notamment pour certaines archives de police judiciaire assimilées désormais à des archives de Justice et donc soumises au délai de 75 ans au lieu de soixante auparavant. La notion floue de documents « dont la communication porte atteinte à la protection de la vie privée » ou « portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, ou qui font apparaître le comportement d’une personne dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice », est reprise, ce qui conduit à ce que des archives ne soient pas communiquées et que la vérité ne puisse être connue dite sur des crimes commis par telle ou telle personne. Et surtout, de nouveaux obstacles ont été érigés peu après, en marge de la loi, sur lesquels nous reviendrons.

Ces délais, comme dans la loi précédente, peuvent être levés par des dérogations individuelles. Un processus lent et compliqué qui conduit à une différence de réponses selon les chercheurs — jamais motivées sauf recours à la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada). Ce principe des dérogations individuelles apparaît soit comme une possible ouverture à la recherche, soit comme un privilège accordé individuellement, contradictoire avec le droit de tous les citoyens, déclarés égaux dans l’accès aux services publics, proclamé lors de la Révolution française.

La loi de 2008, toujours en vigueur, a constitué un progrès limité, non exempt de contradictions. Et son application a été, trois ans plus tard, rendue problématique par l’adoption d’une « instruction générale interministérielle », un texte non législatif du 30 novembre 2011, émise vers la fin de la présidence de Nicolas Sarkozy, l’« IGI 1300 », qui contredit la loi en permettant à l’administration émettrice d’une archive tamponnée « secret » d’interdire sa communication, en refusant de le « déclassifier ». Elle impose aux archivistes, lorsque des documents sont tamponnés « secret » ou « très secret », quels que soient leur date ou le sujet concerné, de demander leur « déclassification » par l’administration qui les a émis, laquelle doit le faire pièce par pièce[5]. En attendant, ils doivent placer ces documents dans une enveloppe fermée sur laquelle il est indiqué que des sanctions disciplinaires, professionnelles ou des condamnations pénales seront appliquées contre celui qui se seraient rendus coupables de « compromission du secret de la défense nationale », chercheurs mais aussi archivistes menacés d’interdiction d’exercer leur profession[6]. En accordant une importance durable au moindre tampon « secret » — même si, dans certains cas, durant les guerres coloniales, il a été apposé par les chefs de tortionnaires pour dissimuler leurs pratiques ­—, elle a donné la possibilité à l’armée française d’interdire leur communication. Ce qui revient à priver les familles de victimes et les chercheurs de la possibilité de documenter des violations manifestes des droits de l’homme commises lors des guerres coloniales. D’autant que l’application de cette instruction interministérielle de 2011 a été renforcée en décembre 2019 par un décret gouvernemental daté du 2 décembre 2019 qui prescrit une nouvelle application, plus rigoureuse, de cette instruction[7].

Au sujet du « nouveau verrou à la recherche[8] » qui a été posé sous la forme de cette instruction générale interministérielle du 30 novembre 2011, renforcée par ce décret du 2 décembre 2019 qui en a aggravé l’application, l’Association des archivistes français (AAF) a dénoncé en février 2020 l’obligation qu’elles imposaient aux archivistes de recenser les documents « classifiés » et de ne pas les communiquer aux lecteurs en l’état s’ils n’ont pas été préalablement déclassifiés[9]. Cette situation a provoqué également les protestations de nombreux chercheurs français et étrangers et une pétition qui a recueilli plusieurs milliers de signatures.

Les archives des guerres coloniales dont la guerre d’Algérie

Les archives de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle Vichy et les institutions françaises ont collaboré avec l’occupant nazi, ont été rendues entièrement consultables après le 8 mai 2015, soixante-dix ans après sa fin en Europe, à la suite d’une démarche collective d’historiens. Un arrêté de dérogation générale portant ouverture de ces archives a été publié le 24 décembre 2015 et mis en œuvre progressivement dans les centres d’archives concernés. Mais un grand nombre d’archives relatives aux guerres coloniales, où des crimes attentatoires aux les droits de l’homme ont été commis par des forces de l’ordre françaises, n’ont pas été versées ou inventoriées et de ce fait sont restées après les délais légaux non communicables bien que les délais prévus par la loi soient prescrits.

Ainsi s’explique que se soit manifestée une forte demande d’un arrêté de dérogation générale portant ouverture des archives de la guerre d’Algérie, comparable à celui de décembre 2015 concernant celles de la Seconde Guerre mondiale. Le président Emmanuel Macron a rendu public, le 13 septembre 2018, lors de sa visite à Josette Audin, la veuve de Maurice Audin — un jeune mathématicien membre du parti communiste algérien qui combattait pour l’indépendance algérienne au côté du FLN —, une déclaration disant que son mari avait été tué en juin 1957 à Alger par les militaires qui le détenaient et que sa mort avait été rendue possible par un système autorisant l’armée à arrêter tout suspect[10]. Or ce système a fait des milliers d’autres victimes. Les autorités ont aussi toléré que l’armée utilise la torture pour interroger et terroriser. Josette Audin l’a écrit, dès septembre 1957, quelques semaines après la disparition de son mari, à Pierre Vidal-Naquet qui le rapporte dans ses Mémoires[11] et qui a repris aussitôt à son compte ce constat : l’immense majorité des personnes enlevées alors, dont les familles ne recevaient aucune nouvelle, étaient des Algériens autochtones.

Rappelons brièvement le contexte. La guerre d’indépendance de l’Algérie – alors considérée comme partie intégrante de la République française et divisée en départements – a débuté le 1er novembre 1954 par une série d’attentats organisés par le Front de libération nationale (FLN) qui a constitué aussitôt des maquis de l’Armée de libération nationale (ALN) dans toutes les régions du pays.  La loi d’état d’urgence, du 3 avril 1955, a donné à l’armée française deux moyens d’action qui restèrent valables pendant toute la guerre : celle d’arrêter et de détenir tout suspect sans contrôle judiciaire ainsi que celle de rendre compétente la justice militaire pour les juger. Et à la suite du vote au Parlement au printemps 1956 des « pouvoirs spéciaux » demandés par le gouvernement Guy Mollet, l’armée a obtenu en janvier 1957 les pouvoirs de police dans la région d’Alger. Elle a pratiqué arrestations, interrogatoires et détentions à sa guise lors d’une violente répression qui a visé non seulement les combattants du FLN-ALN qui organisaient des maquis et des attentats, mais les membres ou sympathisants des partis algériens favorables à l’indépendance, comme le MNA de Messali Hadj, ou ceux qui l’avaient rejoint, l’UDMA, les Oulémas et le PCA, ainsi que toute personne soupçonnée de leur apporter son soutien. Dont tous ceux qui constituaient les réseaux voués à la collecte de fonds, à la propagande et au soutien logistique des combattants et toutes les personnes soupçonnées d’avoir abrité ou aidé des militants nationalistes. La « bataille d’Alger », durant laquelle a disparu, en juin 1957, Maurice Audin et des milliers d’autres personnes, constitue, durant tout le premier semestre de cette année 1957, le point culminant de cette « grande répression » menée par l’armée, les services de renseignements et les forces de police françaises, qui a frappé bien au-delà des membres des organisations participant à la guerre, combattants des maquis et auteurs des attentats. Une terreur dissuasive visait non seulement à démanteler leurs organisations mais à priver les combattants de toute assistance. Les tortures suivies de disparitions forcées, massivement pratiquées, ont été avec d’autres crimes tels que les viols, des moyens utilisés largement dans le cadre d’une politique de terreur.

Faute de dossiers nominatifs étiquetés « disparus » ou de fonds d’archives documentant correctement ces disparitions – aux mieux dispersés, au pire constituant des faux comme les pièces fabriquées dans le cadre du mensonge officiel de l’évasion de Maurice Audin[12] – des chercheurs, depuis les travaux pionniers de Pierre Vidal-Naquet[13], ont choisi d’analyser les logiques militaires et le fonctionnement du système de répression[14]. Cette historiographie des logiques de guerre a mis en avant le système appelé « arrestation-détention[15] » dénoncé lors de la déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron de septembre 2018[16].

Depuis cette déclaration présidentielle, une question mérite d’être posée : serait-il possible pour la France de reconnaître que, dans le cas de Maurice Audin, il a été détenu, torturé et assassiné par des militaires français, sans rien dire des milliers d’autres êtres humains qui ont subi le même sort ? Elle se doit de donner aux familles de tous ces disparus accès aux documents qui ont pu être conservés dans ses centres d’archives publiques et sont susceptibles d’éclairer le contexte de leurs disparitions. Elle a une responsabilité particulière à ce sujet dès lors que ces disparitions ont été le fait de ses agents, de militaires ou de civils, placés sous son autorité. Une journée d’études a été organisée le 20 septembre 2019, sous l’égide de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), soutenue par les grandes organisations françaises pour la défense des droits de l’homme et contre la torture[17], a été l’occasion de rappeler que, dans cette question des disparitions forcées, le droit international a fait d’importantes avancées ces dernières décennies. Toutes les victimes de disparitions forcées, quelles qu’elles soient dans le monde, doivent bénéficier des « principes Joinet » reconnus par les Nations Unies : « vérité, justice, réparation ». Et pour cela l’accès aux archives est essentiel.

Au lendemain de la déclaration d’Emmanuel Macron de septembre 2018, des historiens, autour de Malika Rahal et Fabrice Riceputi[18], ont ouvert, avec le soutien d’associations, un site intitulé 1000autres.org, dont le but est de faire sortir de l’anonymat ces autres disparus de la « bataille d’Alger », des Algériens dont les identités sont restées jusque-là largement inconnues. Comme l’a expliqué Fabrice Riceputi (2020) lors de cette journée d’étude[19], si les archives de l’armée ont conservé peu de traces écrites de ce « système d’arrestation-détention », des archives civiles en portent indirectement témoignage. La création de ce site fait suite à sa visite, en janvier 2018, aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), où il a consulté un document produit par la préfecture d’Alger qui collationne avec précision 850 cas d’arrestations d’Algériens par l’armée, à Alger en 1957[20]. Elle fournit : état civil complet, adresse, profession et circonstances précises de l’arrestation et y atteste aussi que la 10e division parachutiste, interrogée par la préfecture à la demande de proches sur ce qu’elle avait fait de ces personnes arrêtées, ne put ou ne voulut révéler les faits dans la grande majorité des cas. Dès 1958, le secrétaire général de la préfecture, Paul Teitgen avait informé Pierre Vidal-Naquet de la constitution de ce fichier par la préfecture d’Alger, et, en mai 1957, lui aussi informé par Paul Teitgen, le secrétaire général de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, l’avocat Maurice Garçon, avait réclamé d’y accéder, mais avait essuyé un refus ferme et définitif. De quoi s’agit-il ? Presqu’aussitôt après le 7 janvier 1957, date du transfert des pouvoirs de police à la 10e division parachutiste du général Massu, la préfecture d’Alger, le ministre Robert Lacoste, le procureur général Jean Reliquet, les autorités militaires, ont été destinataires de signalements de disparitions adressés par des avocats et des familles, qui connaissaient parfaitement les auteurs de l’enlèvement : les forces de l’ordre, la plupart du temps des militaires. Ils étaient inquiets de rester sans aucune nouvelle de leurs proches car ils savaient, comme tout le monde à Alger, qu’étaient pratiquées par les militaires, dans des dizaines de lieux plus ou moins clandestins, la torture et les disparitions forcées. Pour répondre à ces demandes, le 23 février 1957, le directeur de cabinet du préfet Igame d’Alger Serge Baret, Pierre Bolotte, a assigné à l’un de ses services, le Service des liaisons Nord-Africaines (SLNA), la mission de les collecter puis de les adresser aux autorités compétentes, le 2e Bureau et la 10e division parachutiste, sous la forme d’« avis de recherche dans l’intérêt des familles ».

Le responsable du SLNA estime après quelques semaines que « moins d’une famille [concernée] sur trois ose s’adresser » à lui pour se plaindre d’être sans nouvelles d’un parent enlevé par les militaires. Pourtant, 500 signalements ont été collectés par lui durant les deux premiers mois. Selon son dernier bilan statistique conservé, pas moins de 2039 l’ont été à la fin de 1958, la plupart concernant des arrestations opérées en 1957. Mais seuls les 850 premiers figurent encore aujourd’hui aux ANOM. Après quelques mois, le même responsable déplorait que, dans 70 % des cas, soit l’armée n’a jamais répondu, soit ses réponses ont été jugées par lui « insatisfaisantes » ou « non valables »[21]. Ces 850 fiches constituent le corpus de base de 1000autres.org. Il ne s’agit pas d’une liste de disparitions définitives. Quelques cas sont connus. Ainsi, Maurice Audin et Henri Alleg furent très vite signalés au SLNA par leurs épouses et Djamila Bouhired fut signalée par son avocat M° Vergès. Mais, dans la plupart des cas, nous avons affaire à des « inconnus ». Que sont devenues ces personnes après leur arrestation ? C’est la question que pose l’appel à témoignage lancé par ce site, qui est donc un instrument de recherche, au sens le plus littéral du terme. Seuls leurs proches et descendants peuvent en effet les identifier.

D’autres sources écrites tendent à corroborer des disparitions définitives, car, plusieurs années après les arrestations, les familles y signalent toujours dans la presse la disparition d’un proche arrêté en 1957. Ces quatre sources principales sont réunie dans la brochure intitulée Le Cahier Vert, que les éditions La Cité de Nils Andersson publièrent en 1959 et qui comprend environ 175 cas de signalements de disparitions collectés en août de la même année à Alger par les avocats Courrégé, Zavrian et Vergès, qui remontent presque toutes à 1957. Dans une postface, Pierre Vidal-Naquet y expose déjà le mécanisme de la disparition forcée du fait de l’armée française à Alger[22]. Des courriers de signalements de disparitions, parfois accompagnés de procès-verbaux d’enquêtes internes à l’armée, qui ont été reçus en grand nombre par les autorités civiles et militaires et se trouvent aujourd’hui dispersés, sans être toujours inventoriés comme tels, dans divers fonds au Service historique de la défense, aux ANOM, aux Archives nationales, ainsi sans doute que dans les archives de la présidence de la République, qui fut et est encore destinataire de nombreuses requêtes, et dans celles de la Croix rouge internationale (CICR). Les archives des deux Commissions de sauvegarde des droits et libertés individuels, ont été destinataires, de mai 1957 à 1962, de nombreuses plaintes pour sévices et disparitions forcées, dont beaucoup datent de 1957 et concernent Alger. Ces volumineuses archives, conservées aux Archives nationales[23], comprennent de très nombreux « dossiers individuels », dont il faut déplorer qu’ils soient toujours partiellement classifiés « secret » en 2019. Pour 171 d’entre eux, les membres de ces commissions ont admis qu’ils concernaient des disparitions définitives, mais sans jamais établir leur cause. De plus, on trouve un fichier nominal de toutes les plaintes qui leur furent adressées, qui comporte près de 2 000 cas, mêlant Algériens et activistes européens ultras, et pour toute la durée de la guerre, en Algérie et en France. Chacun renvoie en principe à un dossier d’enquête diligentée par la commission.

Mentionnons enfin les avis de recherche de disparus qui furent publiés par la presse algérienne, Al Chaab et Alger républicain, à compter de septembre 1962, donc après la libération des détenus des camps et prisons, et qui ont été dépouillés par Malika Rahal. Ces sources ont permis au site 1000autres.org d’ajouter au corpus de base du SLNA environ 300 noms supplémentaires. Mais il ne répond pas à la question qui hante depuis plus de soixante ans des milliers de familles, celle que posait Jules Roy : « Ces milliers d’autres (…) où sont-ils ? ». Il va sans dire qu’aucune des sources qui viennent d’être décrites n’apporte à cette terrible question le plus petit début de réponse. Rappelons que les rares plaintes déposées ne furent que très mollement instruites et qu’elles furent sèchement annulées, dès 1962, par une véritable auto-amnistie de l’État français. Quant aux enquêtes menées à la demande des Commissions de sauvegarde, elles reprirent toujours la version de militaires déterminés à cacher la vérité sur le sort des disparus. II reste que le site 1000autres.org a commencé à sortir de l’anonymat colonial un nombre significatif de victimes de disparitions forcées.

La consultation d’autres archives devrait permettre d’avancer dans la documentation de bien d’autres cas de disparitions. En particulier celles signalées au Comité international de la Croix rouge (CICR) à propos desquelles Daniel Palmieri, responsable de la recherche historique auprès du CICR, est intervenu lors de la journée d’étude évoquée[24]. Il a expliqué que les inspections faites par le CICR entre février 1955 et mars 1962 dans plusieurs centaines de lieux de détention en Algérie ont conduit à près d’un millier d’enquêtes, qui sont librement consultables dans ses archives à Genève. Y compris celles pourvues des tampons « secret », « très confidentiel », « privé » ou « à usage interne uniquement ».

Dès la présidence de François Hollande (2012-2017), de petits pas ont été réalisés vers l’ouverture des archives françaises concernant cette période[25]. Le 19 mars 2016, le président Hollande avait même envisagé une ouverture totale : « Depuis 2008, nos archives sur cette période sont pour l’essentiel ouvertes mais ici, je le dis, elles devront l’être entièrement, ouvertes et mises à la disposition de tous les citoyens. » Ce texte aujourd’hui n’apparaît plus sur le site de l’Élysée. L’essentiel reste à faire et nous avons vu que de nouveaux obstacles menacent ce fragile processus. A la suite de la déclaration présidentielle d’Emmanuel Macron en septembre 2018, un arrêté a été publié au Journal officiel le 10 septembre 2019[26], mais qui se limite à un ensemble de documents concernant l’affaire Audin — dont des faux fabriqués par l’armée — déjà communiqué depuis plusieurs années à la famille. Ce sont d’autres pièces qui permettront peut-être d’éclairer les causes de l’assassinat de Maurice Audin. Des mesures beaucoup plus larges d’ouverture des archives de cette période sont nécessaires. Sans que l’Etat cherche à sélectionner des « morceaux choisis » pour les remettre aux familles et autoriser les historiens à les consulter[27]. Le rôle de l’Etat ne devrait-il pas être en la matière d’ouvrir largement aux historiens l’accès aux archives de cette période pour qu’ils y consultent librement les différents fonds qui leur paraissent utiles à leurs recherches, et non pas qu’ils les « oriente » et faisant sa propre sélection ? Et nous avons vu que le décret publié en décembre 2019 précisant des modalités d’application plus rigoureuses du secret de la défense nationale ne va pas dans le bon sens puisqu’il renforce ou permet de prolonger le secret[28].

Il s’agit d’ouvrir aux chercheurs toutes les archives de cette période, et, pour compléter les lacunes des documents conservés dans les fonds publics, il s’agit, comme l’avait évoqué la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018, de lever la règle du silence imposée, depuis l’époque de la guerre d’Algérie, au sein de l’armée sur ces faits. Il s’agit que les plus hautes autorités de l’Etat et de l’armée lancent un appel aux militaires français de l’époque pour qu’ils apportent leurs témoignages et déposent les éléments d’archives qu’ils auraient gardés.

Quelle étendue pour une dérogation générale ?

Une seconde dérogation générale sur « tous les disparus de la guerre d’Algérie » a été annoncée lors de la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 sur l’affaire Audin ; elle doit prendre la suite de l’arrêté cité, limité au cas de Maurice Audin. Des milliers de familles algériennes attendent qu’elle leur permette de documenter les cas de disparitions forcées du fait des forces de l’ordre françaises comparables à celui de Maurice Audin. Il y a eu d’autres disparus pendant cette guerre : parmi les algériens autochtones, du fait d’actes commis par certains responsables du FLN-ALN et de conflits entre nationalistes algériens ; parmi les militaires français ; et parmi les européens d’Algérie, à différents moments de la guerre, notamment après le 18 mars 1962 — après la fin officielle du conflit entre le FLN/ALN et la France, alors que des affrontements armés se sont poursuivis puisque l’OAS a refusé le cessez-le-feu et l’indépendance et continué sa guerre : autour du 5 juillet 1962 dans la région d’Oran, de nombreux civils européens ont été enlevés et ne sont jamais réapparus. Toutes les familles de victimes de disparitions forcées durant la guerre d’Algérie ont les mêmes droits. Mais les seuls dispositifs officiels mis en œuvre à ce jour concernent les militaires français et les européens d’Algérie, et dans une moindre mesure les harkis. Or, ceux qui ont disparu du fait des forces de l’ordre françaises, qui dépendaient des autorités de la République, sont lié à la France d’un point de vue historique, mémoriel, juridique et archivistique.

En 2004, pour permettre aux familles des civils européens disparus pendant la guerre ou dans les mois qui l’ont suivie de retrouver leur trace, la direction des Archives nationales a décidé de leur donner accès aux dossiers que les autorités françaises avaient constitué après les accords d’Evian[29]. Au 1er juillet 2004, la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères a entrepris le recensement des dossiers conservés par ce ministère concernant les personnes « disparues ou présumées disparues en Algérie pendant les derniers mois de la souveraineté française (1962) ». Des efforts ont été faits pour localiser les dossiers et deux chargés de mission ont été mis à disposition de la direction des Archives du ministère des Affaires étrangères pour réaliser une base détaillée qui a été mise en ligne sur le site internet du ministère[30]. La mission interministérielle aux rapatriés et les associations de rapatriés se sont faites le relais de l’accessibilité à ces dossiers pour les familles et les ayants droits des disparus. Pour ce qui est des harkis, dont les disparitions sont pour la plupart postérieures à l’indépendance de l’Algérie, différentes mesures mémorielles ont été prises tardivement. Rien de tel n’a été fait pour les disparus autochtones du fait des forces de l’ordre françaises.

Un exemple a été donné à la suite de la journée d’étude à l’Assemblée nationale par la journaliste de France culture, Chloé Leprince. Les enfants de Moktar Boucif, directeur d’école à Thiersville, dans la région de Mascara, et membre du parti communiste algérien qui militait pour l’indépendance, n’ont aucun élément sur les circonstances de l’arrestation de leur père en avril 1958 et sur sa mort. Aujourd’hui à la retraite, Senouci Boucif avait sept ans, il se souvient de l’arrestation brutale, vers deux heures du matin, de son père et il conserve de lui une dernière image derrière les barbelés d’une caserne où sa famille avait appris qu’il était détenu. Un livre publié en 2017 l’accuse d’avoir été le « commanditaire de l’odieux assassinat » perpétré peu avant contre Félix Valat, le maire pied-noir de Thiersville où il était directeur d’école[31]. Les trois fils de l’édile peuvent accéder sous dérogation aux archives sur les circonstances du meurtre de leurs parents. Mais pas les enfants de Moktar Boucif sur l’emprisonnement puis l’assassinat de leur père[32]. Un tel « deux poids deux mesures » dans l’accès aux archives est choquant dans une République qui répudie les discriminations et prétend tirer les leçons du passé.

Il semble important de réfléchir à la création aux archives militaires d’un bureau d’accueil pour les familles qui sont à la recherche de leurs proches, comme cela été fait avec succès aux Archives nationales pour les disparus européens. Trop souvent elles se heurtent à des difficultés liées à la langue et à la complexité des archives. Les archives publiques sont pourtant destinées à tous les citoyens concernés, quelle que soit leur nationalité. On pourrait concevoir l’ouverture d’un service qui orienterait les personnes à la recherche des faits concernant des exactions commises par les forces de l’ordre, lesquelle ont été enfin reconnues en 2018 par le président de la République.

Ajoutons que lorsque des destructions d’archives ont eu lieu, comme cela a été le cas d’une partie des sources sur la répression de la manifestation d’octobre 1961 à Paris, un effort particulier pourrait être réalisé pour croiser la documentation existante et signaler les lacunes constatées. Le guide des recherches sur les disparus de la guerre d’Algérie publié par les Archives de France au printemps 2020 pourrait être complété dans ce sens, voire mentionner les différents fonds où des duplicata peuvent exister qui permettent de combler ces lacunes.

Le besoin d’une dérogation générale de toutes les archives de la période

En ce qui concerne les guerres coloniales, la mise en place de la nouvelle décision présidentielle d’Emmanuel Macron, faisant suite à l’arrêté du 9 septembre 2019 portant ouverture des archives relatives à la disparition de Maurice Audin, doit porter sur tous les disparus de la guerre d’Algérie et sur toutes les archives publiques portant sur cette période. Il serait nécessaire qu’elle intègre, à l’image de l’arrêté précédent concernant la Seconde Guerre mondiale, les documents portant sur l’après-guerre. L’arrêté interministériel de 2015 s’étend, en effet, à des archives allant jusqu’à la fin des années 1950 dès lors qu’elles portent sur la répression des faits de collaboration durant l’Occupation. Il faudrait, pour la guerre d’Algérie, aller au moins jusqu’aux lois d’amnistie de 1968, ce qui ramènerait le délai de communication des documents consultables à plus de 50 ans, durée conforme aux délais légaux fixés par la loi de 2008, qui sont de cinquante ans, rappelons-le, mais permettrait de consulter d’ores et déjà les dossiers de justice.

Concernant les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises, il reste probablement des traces archivistiques que pourront traiter les chercheurs avec leurs méthodes et leurs problématiques propres. À condition toutefois d’élargir au maximum l’accès aux archives de cette guerre, car on ne peut pour cette tâche se limiter aux trop rares dossiers des disparus. Il faut disposer de l’ensemble des archives de cette période, et en priorité celles des centres d’internement, des livres d’écrous pour les prisonniers, des camps de regroupement, des journaux d’opérations des unités militaires, etc.

La France peut certainement assumer une ouverture très large, voire complète, de ses archives de la guerre d’Algérie. Cinquante-huit ans après la fin de cette guerre, le recul historique n’est-il pas suffisant ? A l’heure où les derniers acteurs peuvent encore pour certains apporter leurs témoignages et juger de la valeur des archives qui ont été manipulées et parfois construites pour tromper, comme ce fut le cas dans le dossier de Maurice Audin.

Un enjeu civique décisif pour la France

Le secret de la défense nationale ou les intérêts fondamentaux de l’Etat ne doivent pas nuire au respect des droits de l’homme et des citoyens. Il ne faudrait pas que des archivistes soient contraints à des actes illégaux pour respecter la déontologie de leur métier et leur fidélité aux droits de l’homme, à la manière de Brigitte Laîné, une archiviste courageuse qui, après avoir témoigné en faveur de Jean-Luc Einaudi poursuivi par Maurice Papon sur l’existence d’archives sur la répression des manifestations d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961, a subi les injustes sanctions de sa hiérarchie. Brigitte Laîné qui, selon les mots de l’historien Jean-Yves Mollier, « n’était pas seulement l’archiviste en chef chargée du patrimoine aux Archives de Paris que beaucoup d’entre nous ont connue, mais une sorte d’Antigone des temps modernes[33] ».

Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu concernant la connaissance historique d’une période de l’histoire contemporaine de la France, c’est aussi un enjeu civique. Car la question n’est pas sans lien avec le fait qu’aujourd’hui en France existent des forces politiques ou communautaires qui se sont nourries des silences et des dénis des faits historiques relatifs à la période coloniale. Le libre accès aux archives, avec un enseignement plus objectif de l’histoire coloniale  est aussi une des conditions pour forger une conscience commune et apaisée pour les citoyens actuels et futurs de la nation.

Le 1er juillet 2021, le Conseil d’État a donné raison au collectif « Accès aux archives publiques » constitué par l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’Association des archivistes français, l’Association Josette et Maurice Audin, ainsi qu’à des juristes qui lui avaient déposé deux recours. Il a jugé illégale l’instruction interministérielle IGI 1300 de 2011 et mis fin à une interprétation abusive du secret d’État imposée aux différents services d’archives par le Secrétariat général de la Défense et de la  Sécurité nationale (SGDSN)[34].

Mais, dès le 30 juillet 2021, dans la précipitation, à l’initiative du gouvernement et en particulier du ministère des Armées, a été adoptée par le Parlement, au sein d’une loi relative à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, un article 25 qui modifie profondément l’esprit de la loi de 2008. Cette inclusion des archives dans un projet de loi sécuritaire conduit à en restreindre l’accès et suscite de vives critiques de la part des historiens du contemporain, des archivistes et des juristes.

L’article 25 de la nouvelle loi prend acte de la décision du Conseil d’Etat et met fin implicitement à la procédure abusive de « déclassification » pour les archives tamponnées secret défense, en précisant que leur accessibilité est de plein droit à l’expiration du délai légal de cinquante ans, y compris pour l’accès aux documents concernant le secret de la défense nationale. C’est un rappel de la loi de 2008 dont l’application était entravée sur instruction du SGDSN. Mais la nouvelle loi introduit des limites nouvelles. Elle crée de nouvelles catégories d’archives potentiellement incommunicables à jamais, en acceptant que la communicabilité de certains documents soit fixée au regard des « nécessités » déterminées par le service producteur lui-même. Pour la première fois depuis quarante ans, un rallongement du délai légal d’accès à des documents publics a été opéré. Les archives de plus de cinquante ans ne seront communicables que si les services qui les ont produites considèrent qu’elles n’ont plus de valeurs opérationnelles. Alors que les services de renseignement secrets archivaient déjà mal leurs fonds, ne respectaient pas les délais légaux, ils sont désormais légalement autorisés à conserver certains de leurs documents par-delà les limites fixées par la loi. L’article 25 de cette loi construit donc un régime qui ne dit pas son nom d’incommunicabilité des archives de ces services de renseignement.

On peut craindre que ce raisonnement sécuritaire ne contamine de nombreux services dont ceux des renseignements généraux base classique de la recherche en histoire contemporaine dont les. Leurs fonds contiennent des documents tels que ceux décrits dans l’article 25 de cette loi. À l’issue d’une pandémie où les décisions sanitaires sont ont été prises au sein d’un comité de défense restreint soumis au secret défense, des instruments inquiétants pour l’avenir des recherches ont été mis en place par cette loi.


[1] L’idée d’« archives publiques » découle de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui affirme dans son l’article 15 que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».

[2] La loi du 24 juin 1794 (7 messidor an II), stipule (article 37) que tout : « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment  ».

[3] Contrairement à la loi révolutionnaire du 7 messidor an II, datant d’un siècle plus tôt, dont la mention, sur l’original du décret du 12 janvier 1898 relatif aux archives nationales a même été biffée (voir le fac simile de l’original dans, 1979. Genèse d’une loi sur les archives, Comité d’histoire du ministère de la Culture, La documentation française, 2019, p. 73).

[4] Les lois de septembre 1790, de juin 1794 et d’octobre 1796.

[5] Marion Veyssière, « La communication des archives publiques en France. Le cadre législatif et réglementaire à l’épreuve de la pratique », 20&21, revue d’histoire, n° 142, p. 141-149.

[6] IGI 1300 de 2011, article 66, p. 50-51 (consultable sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2019/12/2/PRMD1928053D/jo/texte ). Le code pénal prévoit pour « compromission du secret de la défense nationale des peines pouvant aller jusqu’à 5 ans de prison, 75 000 euros d’amende et, pour les archivistes, l’interdiction d’exercer leur profession (« l’activité dans l’exercice ou à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise » selon le texte).

[7] https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2019/12/2/PRMD1928053D/jo/

[8] Selon la formule de Maurice Vaïsse, dans son article « Un historien face au secret des archives », dans 20 & 21. Revue d’histoire, septembre 2019, p. 149-153.

[9] Voir la déclaration de l’Association des archivistes français : « Le « crépuscule des archives » ? Entre accès restreint pour les citoyens et contraintes professionnelles pour les archivistes ». https://www.archivistes.org/Le-crepuscule-des-archives-Entre-acces-restreint-pour-les-citoyens-et

[10] Voir le texte de la déclaration présidentielle reproduite sur le site de l’Elysée : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/09/13/declaration-du-president-de-la-republique-sur-la-mort-de-maurice-audin

[11] « Josette Audin insistait dans cette lettre des premiers jours de septembre sur le fait que le cas de son mari n’avait rien d’exceptionnel, et que des Algériens musulmans disparaissaient tous les jours ». Pierre Vidal-Naquet, Mémoires. 2. Le trouble et la lumière 1955-1998, Seuil/La Découverte, 1998, p. 61.

[12] Des procès-verbaux de gendarmerie, pour « fuyards abattus » constituaient souvent la couverture légale des exécutions sommaires.

[13] Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’État, op. cit. et La Torture dans la République, Paris, Minuit, 1972

[14] Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2004 (rééd.) et Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie. Une histoire apaisée ?, Paris, Seuil, 2005, p. 213-217.

[15] Sylvie Thénault, « Justice et droit d’exception en guerre d’Algérie (1954-1962) »,  Les Cahiers de la Justice, 2013/2 (n° 2), p. 71 à 81.

[16] Voir le texte de la déclaration présidentielle reproduite sur le site de l’Elysée : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/09/13/declaration-du-president-de-la-republique-sur-la-mort-de-maurice-audin.

[17] A l’Assemblée nationale, salle Victor Hugo, sur le thème : « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises : vérité et justice », dont les films vidéo https://histoirecoloniale.net/Les-video-de-la-journee-du-20-septembre-2019-sur-les-disparus-de-la-guerre-d.html ainsi que les Actes https://journals.openedition.org/revdh/8447?file=1 ont été publiés.

[18] Malika Rahal, historienne, Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS) et Fabrice Riceputi, enseignant et historien, auteur de La bataille d’Einaudi, comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République (Le passager clandestin, 2015).

[19] Fabrice Riceputi, « Confronter les archives de l’État aux mémoires vives : le site de recherche de disparus 1000autres.org », in Actes de la journée d’étude, « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises. Vérité et justice? » publiés sur le site du CREDOF, p. 17-22, https://journals.openedition.org/revdh/8447?file=1

[20] ANOM, 91/ 4 I 62, « Personnes arrêtées, demandes de recherche transmises au commandement militaire ».

[21] Sur ce fichier du SLNA, voir Fabrice Riceputi, « Histoire d’un fichier secret, la recherche des personnes enlevées par l’armée française à Alger en 1957 », http://1000autres.org/sample-page

[22] Jacques Vergès, Michel Zavrian, Maurice Courrégé, Les disparus, le cahier vert, postface de Pierre Vidal-Naquet, « Le Cahier vert expliqué », Lausanne, La Cité, 1959, p. 52. Une première liste a été publiée par les Temps Modernes, n°163, en septembre 1959.

[23] Archives nationales, Archives de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels (F/60/3124-F/60/3231).

[24] https://histoirecoloniale.net/Les-video-de-la-journee-du-20-septembre-2019-sur-les-disparus-de-la-guerre-d.html

[25] Après l’élection à la présidence de la République de François Hollande, l’arrêté du 1er février 2013 a institué une dérogation générale pour la consultation d’archives publiques relatives à la disparition de Maurice Audin, publiée au Journal officiel du 23 février 2013, p. 3096. (consultable en ligne sur Légifrance).

[26] Arrêté du 9 septembre 2019 portant ouverture des archives relatives à la disparition de Maurice Audin https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000039070402&categorieLien=id

[27] Comme l’a fait, auparavant, à trois reprises le président François Hollande : en 2013 concernant l’assassinat de Maurice Audin et celui du syndicaliste tunisien Ferhat Hached en décembre 1952 et, en octobre 2012, sur le massacre de tirailleurs sénégalais à Thiaroye de décembre 1944.

[28]  Décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale

https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2019/12/2/PRMD1928053D/jo/texte

[29] Voir Anne Liskenne, « Les Français disparus en Algérie dans les archives du ministère des Affaires étrangères », La Gazette des archives, 2015, n° 239, p. 21-30, https://www.persee.fr/doc/gazar_0016-5522_2015_num_239_3_5326, qui explique la manière dont l’administration française a dédié des ressources pour documenter ces disparitions d’Européens et permettre l’information de leur famille.

[30] Cette base détaillée concernant les seules disparitions d’Européens a été mise en ligne en 2004 : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/s-orienter-dans-les-fonds-et-collections/etat-civil-et-genealogie/article/recherche-de-personnes-disparues-en-algerie-pendant-les-derniers-mois-de-la

[31] Le Rêve assassiné de Maïa Alonso, Editions Atlantis, 2017.

[32] Chloé Leprince, « Guerre d’Algérie : quand le secret défense entrave la mémoire », article du 14 octobre 2019 sur le site de France culture : https://www.franceculture.fr/histoire/guerre-dalgerie-quand-le-secret-defense-entrave-la-memoire

[33] Jean-Yves Mollier, « Hommage à Brigitte Laîné (1942-2018), une juste parmi les justes », Actualité du XIXe siècle, revue en ligne de la Société d’histoire de la Révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, 19 novembre 2018.

[34] Voir Catherine Teitgen-Colly, Gilles Manceron et Pierre Mansat, Les disparus de la guerre d’Algérie suivi de La bataille des archives 2018-2021, préface de Jean-Marie Burguburu, Président de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, Paris, L’Harmattan, 2022.

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