par François Graner et Gilles Manceron, publié dans Droits & Libertés, la revue de la Ligue des droits de l’Homme, n°206, juillet 2024.
Lors des trentièmes commémorations du génocide des Tutsis au Rwanda, a été posée avec force la question de la complicité des plus hautes autorités françaises en 1994. L’occasion, à cet égard, de faire le point sur l’état des recherches.
François Graner, chercheur, est membre de l’association Survie, l’auteur, avec Raphaël Doridant, de L’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone-Survie, 2020) et l’un des fondateurs du collectif « Secret défense-Un enjeu démocratique ». Gilles Manceron est historien, coresponsable du groupe de travail « Mémoires, histoire, archives » de la LDH, président de l’association Histoire coloniale et postcoloniale qui publie le site histoirecoloniale.net et vice-président de l’Association Josette et Maurice Audin (AJMA).
Le rapport de l’historien Vincent Duclert remis au président Macron en 2021 (1) a confirmé les « responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda de 1994. Mais il a écarté l’idée d’une complicité. La trentième commémoration du déclenchement du génocide, le 7 avril 2024, a été l’occasion de remettre au premier plan cette question des complicités françaises.
La conférence de presse de la LDH et la FIDH (2), le 4 avril, et plusieurs articles dans la presse, ont mis en cause le rôle personnel de François Mitterrand et de membres de son entourage, dont Hubert Védrine. Le service communication de l’Elysée a annoncé qu’Emmanuel Macron se préparait à déclarer que la France « aurait pu arrêter » le génocide mais qu’elle « n’en a pas eu la volonté ». Ce qui aurait sous-entendu la reconnaissance, pour la première fois, d’une forme de complicité de la part d’institutions et de personnalités françaises.
Or dans la vidéo publiée par l’Elysée le 7 avril, le Président français s’est contenté de renvoyer à ses déclarations des années précédentes. Selon Mediapart, ce « rétropédalage » présidentiel est imputable à un souci de ne pas froisser d’anciens proches de François Mitterrand qui se sont rapprochés de lui, et d’anciens militaires français qui avaient à l’époque obéi étroitement aux instructions de l’Elysée et craignent d’être exposés judiciairement.
Les verrous de l’accès aux archives
Depuis 2021, notre connaissance de la prise de décisions au sein de l’Etat a progressé. Mais l’accès aux archives demeure soumis à des autorisations pendant des décennies. Les chercheurs peuvent demander des dérogations, mais elles leur sont accordées selon le bon vouloir de l’administration. Un même télégramme diplomatique de 1993 a ainsi pu être consultable à un moment par tous les chercheurs dans les archives du ministère des Affaires étrangères, à La Courneuve, mais seulement sur demande dans celles de l’Elysée, à Pierrefitte. Une même fiche de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) peut être accessible dans les archives de Pierrefitte, mais pas dans celles du ministère des Armées, à Vincennes…
Un autre verrou préserve les autorités de la curiosité des citoyens : le secret-défense. Malgré son nom, il peut protéger des archives sans lien avec la défense. Celles que le ministère des Armées déclassifie sont souvent sans intérêt, incomplètes ou caviardées. Marc Trévidic, l’ancien juge antiterroriste, s’interroge sur la conformité à la Constitution d’un principe qui permet au pouvoir exécutif de faire entrave à la justice sur des sujets sensibles (3).
La politique française au Rwanda entre 1990 et 1994 appartient à cette catégorie. Comme tous les présidents de la Ve République, François Mitterrand a, au nom de la stabilité, soutenu des régimes autoritaires jugés favorables à la France. En 1990, c’est le cas de celui du président Juvénal Habyarimana, menacé par la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR). L’Elysée décide alors seul, comme le confirme le rapport Duclert. Les informations sur les préparatifs d’un génocide des Tutsis sont systématiquement écartées ; les lanceurs d’alerte, comme le colonel René Galinié, attaché de Défense à Kigali, le général Jean Varret, chef de la coopération militaire, ou Claude Silberzahn, qui dirige la DGSE, sont écartés et remplacés.
En 1993, les accusations devenant publiques, l’Elysée et l’état-major allument des contre-feux et diffusent le récit d’un régime légitime attaqué par un mouvement basé en Ouganda, favorable aux intérêts anglo-saxons. Ce déni durera un quart de siècle. Après l’attentat du 6 avril 1994, au cours duquel le président Habyarimana et son homologue burundais trouvent la mort, les décideurs français maintiennent leur soutien aux extrémistes hutus qui assassinent leurs opposants, prennent le pouvoir et exterminent systématiquement les Tutsis entre le 7 avril et le 17 juillet 1994.
La mission d’information parlementaire
Les révélations du journaliste Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro du 12 au 15 janvier 1998 mettent en cause la politique de la France durant le génocide. En réaction est créée le 3 mai 1998 une simple mission d’information parlementaire (MIP), et non une vraie commission d’enquête aux pouvoirs étendus (4). Elle s’autocensure ; elle ne convoque pas le capitaine Paul Barril, ex-gendarme de l’Elysée devenu mercenaire, pourtant très présent au Rwanda. Certaines auditions se tiennent à huis clos.
A partir de 2005, les plaintes de rescapés tutsis ont amené la justice à demander la déclassification d’archives militaires. L’ouverture est restée partielle, comme l’atteste le Journal officiel, où sont consignés les refus essuyés par des magistrats.
En 2015, la promesse de François Hollande d’ouvrir à tous les chercheurs les archives de l’Elysée sur le Rwanda s’est heurtée à la mandataire de François Mitterrand qui n’accordait les autorisations qu’au compte-gouttes, sans droit de photographie. Saisi par l’un de nous, le Conseil d’Etat, en formation solennelle, a tranché le 12 juin 2020 en faveur de l’« intérêt d’informer le public sur ces événements historiques », contre la « protection des secrets de l’Etat » (5). Cette formule générale sonne comme un avertissement. Dans d’autres démocraties, comme le Royaume-Uni, une demande d’archive comparable peut être satisfaite en six semaines et le document mis en ligne après un nouveau délai de même longueur.
Les limites de la commission Duclert
Le rapport de la commission constituée par le président Macron et qui lui a remis son rapport le 26 mars 2021, a été utile, voire nécessaire. Il a brisé un tabou sur l’action de la France. Il cite huit-mille documents provenant notamment de l’Elysée, de Matignon, de l’armée et de la DGSE. Mais il reste insuffisant et en retrait par rapport aux publications de chercheurs, journalistes et associations. Il conserve des zones d’ombre, notamment en raison de la difficulté d’accès aux documents officiels de l’époque. Par exemple, il n’a étudié en profondeur ni l’attentat de juillet 1994 contre le président Habyarimana, ni le rôle joué par les mercenaires français comme Paul Barril ou Robert (dit « Bob ») Denard, ni la manière dont l’opération Turquoise n’a pas interrompu le génocide et a permis la fuite de génocidaires vers le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo-RDC) et vers la France.
En outre, le rapport s’est focalisé sur l’avant-génocide et a minimisé le soutien français apporté lors des massacres au gouvernement intérimaire rwandais. Il ne fait qu’effleurer la question des livraisons de munitions après le 6 avril 1994, qui a pourtant fait l’objet d’une plainte pour complicité de génocide. Il passe sous silence la présence, attestée, de dizaines de soldats de l’Hexagone en zone gouvernementale entre avril et juin, après le départ officiel des militaires français. Quel rôle ont-ils joué ?
Le rapport n’exploite pas non plus les six fiches DGSE concernant les deux équipes de mercenaires commandées par Paul Barril et Bob Denard. Le premier a pourtant signé avec le Premier ministre du gouvernement intérimaire rwandais (GIR), le 28 mai 1994, un contrat d’assistance intitulé « Insecticide »… Or c’est par le terme « cafards » que les extrémistes hutus désignaient leurs victimes tutsies. Enfin, le bureau de l’Assemblée nationale a refusé de communiquer à la commission la totalité des archives de la MIP, et pas seulement celles qui étaient classées confidentielles.
Une autre zone d’ombre concerne l’opération Turquoise (22 juin-22 août 1994), lancée officiellement pour mettre fin aux massacres. Dans les premiers jours qui suivent son déclenchement, environ deux mille Tutsis réfugiés dans les collines de Bisesero, dans l’ouest du Rwanda, sont abandonnés à leurs tueurs alors que les militaires français sont à proximité et informés de leur présence. Une plainte pour complicité de génocide, déposée par des rescapés de Bisesero, vise à comprendre pourquoi aucun ordre de protection et de sauvetage n’a été donné et à qui en incombe la responsabilité.
Le rapport ignore aussi un élément essentiel : à la demande du ministère des Affaires étrangères, l’armée française a bel et bien laissé les criminels partir vers le Zaïre, où ils se sont réorganisés pour tenter de reconquérir le Rwanda.
Comme on ne trouve pas de trace d’intention génocidaire chez les décideurs français, le rapport les exonère de toute complicité. Or, rappelons la jurisprudence : en 1998 l’ancien haut fonctionnaire Maurice Papon a été condamné pour complicité de crime contre l’humanité sans avoir adhéré à l’idéologie nazie, ni même avoir eu pleine connaissance du crime commis.
La reconnaissance des faits toujours entravée
Dans une tribune publiée le 6 avril 2024 dans Le Monde, un collectif d’associations qui se sont constituées partie civiles dans des affaires judiciaires concernant le rôle de la France au Rwanda ont interpellé Emmanuel Macron en lui demandant instamment de donner accès à la justice aux pièces et documents demandés dans ces procédures : « Plusieurs fonds d’archives sont toujours inaccessibles et force est de constater que nos institutions judiciaires ne peuvent toujours pas suivre le fil qui mène à des responsables politiques et militaires français de l’époque. » Les associations relèvent que les archives militaires ont été accessibles à la commission Duclert, mais que dans leur majorité elles restent inaccessibles aux chercheurs comme à la justice.
Le site Afrique XXI a publié en avril 2024 un entretien avec la professeure de droit public Anne-Laure Chaumette qui conclut qu’« en niant la réalité, la France s’est retrouvée dans l’incapacité d’agir », et « a violé son obligation de prévenir le génocide ». Le 5 avril 2024, Mediapart a révélé que dans une importante procédure devant la justice administrative à l’initiative de rescapés rwandais, le ministre des Armées a opposé explicitement la « raison d’Etat » à l’exigence de justice exprimée par les plaignants. Il a plaidé l’« incompétence » de la juridiction et l’« irresponsabilité de la puissance publique ».
Par ailleurs, Mediapart et Afrique XXI ont souligné que des archives ont été rendues publiques par Vincent Duclert, postérieurement à la remise de son rapport, dans un livre paru en 2024 (8) : elles confirment qu’Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée en 1994, a joué un rôle important. Toutes les informations et décisions de la présidence de la République passaient en effet par celui qui était désigné comme « PR2 » (abréviation de « président de la République n° 2 »), à un moment où François Mitterrand luttait contre la maladie.
Dans un billet de blog du 6 avril 2024 sur Mediapart intitulé « Rwanda : sortir du déni, agir à l’avenir », la députée LFI de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain a interpellé la gauche française sur son extrême difficulté à reconnaître le rôle désastreux de François Mitterrand dans le génocide des Tutsis. Elle a aussi implicitement mis en cause Jean-Luc Mélenchon, grand défenseur de l’héritage mitterrandien : « Si nous, à gauche, camp de l’émancipation humaine, nous ne faisons pas ce devoir de vérité, comment être audible et crédible pour dénoncer les crimes de masse présents et à venir ? »
La grande difficulté de faire toute la lumière sur l’action de la France au Rwanda souligne le secret entourant encore le fonctionnement de la Ve République qui accorde au chef de l’Etat et à son entourage le pouvoir de prendre, quasiment sans garde-fou, des décisions lourdes de conséquences pour des populations et des pays entiers.
Notes
(1) Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi-La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1993-1994), rapport remis au président de la République le 26 mars 2021, Armand Colin (www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/279186_1.pdf).
(2) Fédération internationale pour les droits humains.
(3) Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, « Le juge Trévidic dénonce : “Le dispositif sur le secret-défense n’est pas constitutionnel” », Mediapart, 24 février 2011.
(4) Thomas Borrel, « Complicités françaises au Rwanda : mobilisations citoyennes et parades politiques », in Politique africaine 2022/2 (n° 166), p. 109-126.
(5) Décisions n° 422327 et 431026 du 12 juin 2020, François Graner contre ministère de la Culture.
(6) Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, Taillandier, 2024, en particulier les pages 401 à 404.