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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Le livre La fracture coloniale présenté par Pascal Blanchard

Alors que la polémique sur l'héritage colonial enflamme en 2005 la société française, François Armanet et Gilles Anquetil examinent, le 3 novembre 2005 dans le n° 2139 du Nouvel Observateur, les conséquences de nos trous de mémoire, telles qu'elles sont abordées dans le livre La Fracture coloniale paru à La Découverte sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire. Historien, chercheur associé au CNRS, Pascal Blanchard est l'auteur de La République coloniale (Albin Michel) et a codirigé Le Paris noir (Hazan), Le Paris arabe et Le Paris Asie à La Découverte. Ils donnent la parole à Pascal Blanchard.

Le choc invisible

par Pascal Blanchard

article publié le 3 novembre 2005 dans le dossier de François Armanet et Gilles Anquetil, n° 2139 du Nouvel Observateur.

Au début des années 1960, au lendemain des indépendances, on passe sans transition d’un monde, celui du « temps des colonies », à un autre monde, celui de la postcolonie. Ce fut un choc, certes invisible à l’époque en France, mais fondamental en termes de passage historique. On est depuis confronté à une brisure nette dans la longue histoire coloniale, mais aussi dans l’histoire de France et de la République. Du jour au lendemain, les manuels scolaires, le discours de la République sur l’outre-mer, la façon de penser notre relation au monde vont changer. On assiste alors à une vraie fracture historique qui depuis plus de quarante ans n’a pas été réduite.

En parallèle, cette fracture coloniale s’est inscrite dans le postcolonial, a pris de nouvelles formes, s’est reconfigurée dans d’autres espaces, alors qu’on pensait avoir d’une certaine manière tourné cette page d’histoire. Cette fracture a un présent, des configurations que l’on voit, par exemple, dans l’espace des banlieues, mais aussi, en partie, dans notre manière actuelle de penser la francophonie, la question de l’intégration, la politique étrangère de la France, ou la place de l’autre dans notre société. En même temps la notion de postcolonial ne résonne pas en France, à la différence de la Grande-Bretagne ou des Etats-Unis où les post-colonial studies sont très dynamiques. La conséquence immédiate est qu’il n’est pas « normal » d’intégrer cette dimension dans l’analyse du présent ou des processus historiques des cinquante dernières années. Jusqu’à présent la réponse à ces questions consistait à évoquer le moins possible ces « noces historiques » entre le fait colonial et la République. Pourtant, la République a un moment totalement fusionné avec l’idée, voire l’utopie, coloniale. Il s’agissait d’apporter les Lumières de la République aux pays conquis. Le seul problème, c’est que cette promesse de liberté, de fraternité et surtout d’égalité a rarement été mise en pratique outre-mer.

Assimilation

Il faut pour comprendre ce processus remonter aux origines de la IIIe République. Après la défaite de 1870, les républicains devaient prouver à la droite nationaliste et aux Français qu’ils étaient capables d’augmenter la surface territoriale de la France, depuis la perte de l’Alsace-Lorraine, et de renforcer la nation par ces expansions. C’est cela que conteste la droite nationale et royaliste, à l’image de Déroulède, qui dénonce cette « politique d’abandon » dans une citation légendaire : «J’ai perdu deux soeurs, et vous m’offrez vingt domestiques.» Il y avait alors ce rêve de conquérir les « coeurs des indigènes », dialectique qui n’existe pas dans les autres empires coloniaux. Les Français y ont, progressivement, cru. L’idéal colonial était alors sincèrement « humaniste » dans l’opinion, qui ne connaissait pas l’Empire. Etre colonialiste dans les années d’entre-deux-guerres, c’était être un « bon Français ».

Le mythe assimilationniste fait aussi partie de cet héritage du passé colonial. Sur le terrain, la notion d’assimilation coloniale est restée de l’ordre de l’utopie et de l’exception. Tout simplement parce qu’elle était impraticable. On ne pouvait assimiler, de façon démocratique, 60 millions d’individus dans l’Empire, et toute tentative dans ce sens va se montrer vaine. Il y a donc ce décalage permanent entre ce qui se passe sur le terrain et la mythologie coloniale mise en scène et à laquelle les Français veulent croire. N’oublions pas que la France met progressivement en place une agence de propagande (l’Agence économique des Colonies), avec structures et relais, qui avait pour mission de diffuser images, textes, expositions, films dans tout le pays pour développer la «fibre impériale des Français». C’était une époque où un ministre des Colonies pouvait être en même temps président de la Ligue des Droits de l’Homme. Personne n’y voyait une contradiction. Le Code de l’Indigénat en Algérie, l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, le bagne de Poulo Condor en Indochine, la guerre du Rif au milieu des années 1920, les événements de 1945 dans le Constantinois, la répression de la révolte malgache de 1947… en quoi tout cela appartient-il à une logique républicaine ? Il y a une sorte de décalage entre une histoire mythifiée et une lecture des faits.

Occultation

Cette histoire influence également l’histoire nationale, dans la mesure où la France a été aussi fondée sur un triple rapport à l’autre : citoyen-étranger-indigène. Si vos grands-parents ont été « indigènes » ou exhibés, comme ceux de Christian Karembeu, dans un zoo humain, vous n’avez pas mentalement le même « statut » qu’un petit-fils d’immigrants italiens ou polonais. C’est ce que l’on appelle une culture. L’histoire familiale, l’histoire de la relation à la nation et à la République et celle de sa relation aux droits de l’homme n’est pas la même. L’histoire, qu’on le veuille ou non, nous fabrique, comme elle bâtit de l’idée nationale, une manière de vivre ensemble ou des identités collectives. Elle n’est pas simplement une page dans les manuels scolaires, elle est un des passés qui résonnent dans l’élaboration d’une société au présent. Il n’y a ici ni victimes, ni coupables, ni héros, ni bourreaux en termes d’héritage, il y a juste une dimension importante de notre destin que certains souhaitent effacer par crainte de l’image qui pourrait nous être renvoyée…

Nous devons le constater, cette occultation du fait colonial est très française. Avec le Japon, nous sommes la seule nation qui a ce rapport si ambivalent à son passé. Quand vous interrogez, comme nous l’avons fait récemment à Toulouse pour une étude à la base de l’ouvrage « la Fracture coloniale », des jeunes de 16 à 20 ans, vous êtes stupéfait de constater qu’ils résument l’histoire coloniale à celle de la torture en Algérie ! L’historien se retrouve confronté à une difficulté : il faut expliquer, d’une part, que la colonisation ne se résume pas à la torture ou à l’extermination et, en même temps, rappeler que la colonisation française fut une histoire pleine de paradoxes, de contradictions, voire de rencontres. Notre système de recherche et d’éducation, par ce double rapport à l’occultation (du colonial) et à la surreprésentation de la violence coloniale (comme la torture), a créé une grille de lecture qui rend aujourd’hui difficile de saisir dans toutes ses nuances le passé colonial.

On a longtemps cru que le non-dit et l’omission allaient avec le temps tout effacer. Ce déni colonial nous explose aujourd’hui au visage. On avait peur – on a toujours peur – que la vérité historique ne désagrège la société française. Trop tard, le mal est fait. Le rôle des historiens est immense aujourd’hui, ils doivent contribuer à sortir du « piège mémoriel » l’histoire coloniale. On assiste depuis trois-quatre ans, en France, à l’émergence d’une véritable politique de la mémoire qui se déploie selon deux axes : l’édification d’espaces dédiés à la mémoire coloniale, comme à Marseille ou à Montpellier, et des déclarations officielles et textes de loi (février 2005), qui tendent à produire une vision normative et positive de « l’époque coloniale ». En réduisant la période coloniale au « bon vieux temps », en oubliant la complexité de la colonisation, mais aussi ses inégalités structurelles, ses violences et ses crimes, on ne fait pas simplement oeuvre de reconnaissance de l’action des colons ou des administrateurs coloniaux, on propose, ni plus ni moins, une vision fausse de l’histoire.

Lieux de mémoire

De toute évidence, lorsqu’un pays ne produit pas de lieux ou d’espaces de savoir sur une question qui a quand même touché sur sept générations plus de 700 millions d’individus, cela est très révélateur d’un malaise. Aujourd’hui, quand un professeur d’histoire se trouve devant une classe dont 70% des élèves ont pour parents (ou grands-parents) des personnes originaires d’outre-mer, que fait-il ? Que dit-il ? L’élève a le sentiment de n’être dans cette histoire que représenté comme un « ennemi de la République » ou tout simplement d’être illégitime dans la longue histoire de la nation. On ne lui parle pas des travailleurs kabyles qui ont construit le métro de Paris au début du siècle ; de sportifs comme Mohamed el-Ouafi, seul médaillé d’or en athlétisme aux JO d’Amsterdam de 1928, ou de Ben M’Barek, star de l’OM dans les années 1930, bien avant Zidane ; de l’émergence du nationalisme vietnamien dans le Paris des années 1920-1930, des centaines de milliers de combattants venus se battre en France… Pourtant, cela leur permettrait d’avoir le sentiment que, depuis trois ou quatre générations, ils sont « français », qu’ils ont contribué au destin du pays, qu’ils en sont une partie intégrante. On en arrive, par ce processus d’amnésie, à ne même pas reconnaître ce qui pourrait faire du lien !

Quand récemment TF1 dans son émission de téléréalité « Koh-Lanta » a recruté, entre autres, un Noir, un Maghrébin et un Asiatique, on a pu mesurer l’impact au présent de ce passé lorsqu’un des concurrents a dit : «Je suis super-fier parce qu’on a représenté les banlieues.» Une culture est en train de naître, celle des territoires ethnicisés où vivent les petits-enfants de la fracture coloniale, loin des cultures de classe, de « race » ou d’identité politique. En une phrase, ce participant a décrit la rupture qu’il y a entre deux mondes, une sorte de fracture invisible qui le transforme en porte-parole d’un monde qui serait le sien. Dans un tel univers mental, alors que certains parlent de «sauvageons» ou de « nettoyage au Kärcher » des banlieues, on a le sentiment de voir se recomposer les craintes du « temps des colonies » et la peur d’un « territoire éclaté ».

L’imaginaire colonial a façonné la France au cours des deux derniers siècles. Nos arrière-grands-parents, grands-parents et parents allaient aux expositions de la Ligue coloniale et maritime, lisaient « Tintin au Congo », gagnaient à l’école le jeu de l’oie colonial, découvraient au cinéma « Pépé le Moko » ou « l’Homme du Niger », collectionnaient les vignettes Banania ou pique-niquaient au jardin d’Acclimatation devant des Kanaks en cage… et il ne resterait rien de ce passé ? L’Exposition coloniale de 1931 connut un triomphe avec 33 millions de billets vendus à Vincennes… et ce ne serait pas un lieu de mémoire de la France au XXe siècle ? Comment concevoir qu’il n’existe pas en France de lieu de savoir pour rappeler l’histoire coloniale ? C’est donner une légitimité à toutes les nostalgies et à toutes les revendications victimaires.

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