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Édition du 15 janvier au 1er février 2025

la filière française d’exportation de la torture

"Nous avons tout appris des Français", explique le général Harguindeguy.

D’étranges instructeurs

par Dominique Dhombres, Le Monde, 3 septembre 2003

C’est un bien curieux savoir-faire que la France a exporté dans les années 1960 et 1970 en Amérique du Sud : techniques d’interrogation des prisonniers, torture, quadrillage de la population. Ce que les officiers français avaient appris sur le terrain, pendant la guerre d’Algérie, ils l’ont transmis aux militaires argentins, brésiliens et chiliens chargés de la lutte contre la « subversion ». Le rôle des instructeurs nord-américains, en particulier ceux de l’Ecole des Amériques, installée dans la zone du canal de Panama, a souvent été raconté. Celui, peut-être aussi important, de leurs homologues français était resté dans l’ombre. Ce n’est plus le cas après la diffusion, lundi soir sur Canal+, du film de Marie-Monique Robin, Les Escadrons de la mort : l’école française.

« Nous avons tout appris des Français », explique le général Albano Harguindeguy, qui fut en Argentine le ministre de l’intérieur de la junte militaire dirigée par le général Videla. Le modèle sans cesse cité est celui de la bataille d’Alger (janvier-septembre 1957) menée par les parachutistes français contre le FLN. On retrouve à chaque pas le général Aussaresses, spécialiste des interrogatoires et des exécutions sommaires. Celui-ci a notamment été attaché militaire au Brésil, en 1973. Le général Manuel Contreras, qui fut le chef de la police secrète de Pinochet, révèle que de nombreux officiers chiliens, en stage au Brésil, ont reçu l' »enseignement » d’Aussaresses. On sait que ce dernier avait érigé, quasiment en doctrine, l’idée qu’il fallait se débarrasser des prisonniers qui avaient été torturés. Il avait fait bénéficier de sa riche expérience dans ce domaine, dès 1961, à Fort Bragg, aux Etats-Unis, des officiers américains, qui s’en sont inspirés par la suite au Vietnam.

Les militaires argentins qui ont systématiquement jeté à la mer les corps des personnes qu’ils avaient enlevées et torturées ont suivi les leçons de leurs instructeurs français, qui avaient fait de même dans la baie d’Alger. L’idée centrale transmise par ces professeurs d’un genre bien particulier est que la guerre contre la subversion ne peut être menée avec des méthodes « classiques ». Le plus extraordinaire, dans cette affaire, est que l’Etat français était parfaitement au courant du type d’enseignement dispensé par ces officiers ainsi envoyés en Amérique du Sud.


La filière française d’exportation de la torture

par Cesar Chelala, International Herald Tribune, 22 juin 2001

Des informations en provenance de New York et qui viennent d’être publiées en France apportent des éléments complémentaires de preuve au sujet du recours généralisé à la torture et à l’assassinat contre les opposants politiques pendant l’occupation de l’Algérie. Ces informations établissent également que des officiers français ont formé les militaires argentins à la pratique des méthodes de torture physique et psychologique à appliquer aux prisonniers politiques dans mon pays, l’Argentine.

Les pays en développement sont couramment blâmés et condamnés pour leurs méthodes brutales dans le traitement des prisonniers. Les mêmes condamnations devraient s’appliquer aux pays industrialisés qui, non seulement utilisent ces méthodes eux-mêmes, mais en exportent la pratique dans d’autres pays.

C’est un article, 338, du magazine Le Point 1, qui est à l’origine des révélations sur le rôle des « forces spécia1es » de l’armée française pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie dans les années 1950. Un juge français, Roger LeLoire, qui enquête sur la disparition de citoyens français en Argentine sous le régime militaire, a interrogé le général Aussaresses au sujet de la formation donnée par ses subordonnés aux militaires argentins en matière de techniques de torture. Le témoignage du général Aussaresses permet d’avoir une idée des responsabilités de ces militaires à cet égard.

Le lieutenant-colonel Trinquier est considéré comme le concepteur de la brutale répression exercée à Alger et le théoricien de la « guerre moderne ». L’une des idées de base de cette doctrine devait causer des ravages dans la population argentine pendant le règne du dernier régime militaire qui a dirigé mon pays. Il s’agit de l’idée selon laquelle il fallait dissimuler la détention des prisonniers politiques, occulter leur mort et éliminer leurs corps.

Beaucoup de ces corps ont été jetés dans l’océan et plusieurs ont été retrouvés plus tard sur les côtes d’Argentine et d’Uruguay.

Suivant une pratique utilisée par les Français en Indochine et en A1gérie, et exportée plus tard en Argentine avec leurs conseillers militaires, les tortionnaires agissaient souvent en vêtements civils. Leurs méthodes sont à l’origine de presque 30 000 « disparitions » pendant les années 1970. La plupart de ces disparitions n’ont pas encore été éclaircies.

A l’origine et pour la justification d’une telle politique, il y avait une peur obsessionnelle du communisme. Le général Massu, qui commandait les troupes d’Alger, écrivait, dans une note du 19 mars 1957 : « on ne peut lutter contre la guerre révolutionnaire et subversive menée par le Communisme International et ses intermédiaires avec les procédés classiques de combat, mais bien également par les méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires. La condition sine qua non de notre action en Algérie est que ces méthodes soient admises, en nos âmes et consciences, comme nécessaires et moralement valables. » Les militaires argentins ont repris ce principe.

Certains officiels français ont justifié cette « assistance technique » en disant qu’elle avait été demandée par le gouvernement argentin. Pierre Messmer, ancien premier ministre, a déclaré : « L’Argentine demandait des conseillers ; nous lui en avons envoyé. L’Argentine est un pays indépendant et nous n’avions aucune raison de refuser. » Cela indique que la formation aux méthodes de répression n’était pas une décision isolée mais faisait partie d’une politique d’Etat.

Peut-on tirer une morale de cette triste histoire ? Oui. C’est celle-ci : aucun pays, quel que soit son niveau d’avance technique, n’est à l’abri du danger d’utiliser et d’exporter des méthodes de répression brutale. Et il est du devoir des citoyens informés de dénoncer ces dérives. S’ils ne le font, la barbarie pourra étendra ses ailes cruelles sur les populations sans défense de tout pays.

[Traduction : LDH Toulon.]

  1. Le Point, n°1500, du 15 juin 2001.
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