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Édition du 1er au 15 décembre 2024
Missak Manouchian

la dernière lettre de Guy Môquet et celle de Michel (Missak) Manouchian

Le 22 octobre, à la demande de Nicolas Sarkozy, on lira dans tous les lycées de France la lettre poignante que Guy Môquet adressait à sa famille avant d'être fusillé par les nazis. «Il ne s'agit pas de faire quelque chose de sottement cocardier et patriotique... », a expliqué le ministre de l'éducation nationale. Dès le 22 mai, nous avions regretté, avec Jean-Paul Houssay, que Nicolas Sarkozy n'ait pas associé la mémoire de Michel (Missak) Manouchian à celle de Guy Môquet. Tous deux étaient militants communistes ; tous deux ont été exécutés par les nazis ; la lettre de Manouchian se prêtait davantage à l’illustration des propos de Nicolas Sarkozy, sauf que... évidemment, il n’était pas français. On peut également déplorer, avec Pierre Schill et Jean-Pierre Azéma, l'instrumentalisation politique de l'histoire à laquelle s'est livré le président de la République3.
[Première mise en ligne le 22 mai 07, mise à jour le 3 oct. 07]
Missak Manouchian
Missak Manouchian

Missak Manouchian, né arménien en septembre 1906, est arrivé en France en 1925. Communiste, engagé dans la résistance, il a mené à la tête de son groupe une guérilla incessante contre les Allemands. Arrêté le 16 novembre 1943, il fut jugé comme un étranger qui met la France en péril. Le président de la cour martiale qui le jugeait voulait « faire savoir à l’opinion française à quel point leur patrie est en danger ». Condamnés, Manouchian et vingt et un de ses camarades furent exécutés au Mont-Valérien le 19 février 1944.

Manouchian n’était pas français. Le groupe de résistants dont il était le chef, outre trois Français, était constitué de huit Polonais, cinq Italiens, trois Hongrois, deux Arméniens, un Espagnol, une Roumaine et parmi eux neuf étaient juifs1.

La dernière lettre de Missak Manouchian

Ma Chère Mélinée,

ma petite orpheline bien-aimée,

Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m’étais engagé dans l’Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense.

Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous… J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d’avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la libération.

Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait de mal à personne et si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu.

Ton ami, ton camarade, ton mari.

Manouchian Michel

Guy Môquet
Guy Môquet

Lorsque son père, député communiste, est déporté dans un bagne en Algérie en 1939, Guy Môquet, alors âgé de 16 ans, décide d’entrer dans les Jeunesses communistes. Arrêté un an plus tard lors d’une distribution de tracts clandestine à Paris, il est transféré, malgré son acquittement, au camp de Châteaubriant (Loire-Atlantique).

Guy Môquet fut fusillé le 22 octobre 1941, avec vingt-six autres otages, en guise de représailles à la suite de l’exécution d’un commandant allemand par trois jeunes communistes à Nantes le 20 octobre 1941.
Il n’avait pas dix-huit ans.

La lettre d’adieu de Guy Môquet

Ma petite maman chérie,

mon tout petit frère adoré,

mon petit papa aimé,

Je vais mourir ! Ce que je vous demande, toi, en particulier ma petite maman, c’est d’être courageuse. Je le suis et je veux l’être autant que ceux qui sont passés avant moi. Certes, j’aurais voulu vivre. Mais ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose. Je n’ai pas eu le temps d’embrasser Jean. J’ai embrassé mes deux frères Roger et Rino. Quant au véritable, je ne peux le faire hélas ! J’espère que toutes mes affaires te seront renvoyées elles pourront servir à Serge, qui je l’escompte sera fier de les porter un jour. A toi petit papa, si je t’ai fait ainsi qu’à ma petite maman, bien des peines, je te salue une dernière fois. Sache que j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée.

Un dernier adieu à tous mes amis, à mon frère que j’aime beaucoup. Qu’il étudie bien pour être plus tard un homme.

17 ans et demi, ma vie a été courte, je n’ai aucun regret, si ce n’est de vous quitter tous. Je vais mourir avec Tintin, Michels. Maman, ce que je te demande, ce que je veux que tu me promettes, c’est d’être courageuse et de surmonter ta peine.

Je ne peux en mettre davantage. Je vous quitte tous, toutes, toi maman, Serge, papa, en vous embrassant de tout mon cœur d’enfant. Courage !

Votre Guy qui vous aime.

Guy

Dernières pensées : vous tous qui restez, soyez dignes de nous, les 27 qui allons mourir !

Je me demande si on n’essaye pas de faire dire à cette lettre …

par Jean Paul Houssay2

La lettre de Guy Môquet à ses parents est bien sûr émouvante et témoigne d’un courage étonnant pour un jeune homme de 17 ans. Avec tout le respect que l’on doit à ce jeune résistant, je me demande si on n’essaye pas de faire dire à la lettre qu’il a laissée un peu plus que ce qu’elle ne révèle effectivement. Dans le discours de Nicolas Sarkozy, on peut lire entre autres : «…un jeune homme de 17 ans qui donne sa vie à la France, c’est un exemple…pour l’avenir » – « il est essentiel d’expliquer à nos enfants ce qu’est un jeune Français … ce qu’est la grandeur d’un homme qui se donne à une cause plus grande que lui. » Encore une fois, avec toute l’admiration que j’éprouve pour le courage de Guy Môquet, j’ai du mal à trouver dans sa lettre cet amour de la France, ce sacrifice pour une cause plus grande que lui. Peut-être que ce jeune héros était effectivement animé de ces sentiments mais sa lettre, extrêmement courageuse encore une fois, est plutôt un témoignage d’amour et de soutien adressé à sa famille, avec une préoccupation pratique assez étonnante « que toutes (ses) affaires seront renvoyées (et qu’) elles pourront servir à Serge ». Effectivement, il souhaite aussi que sa « mort serve à quelque chose » et à son père il dit « Sache que j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée ». On peut voir évoqué là l’amour de la France, « une cause plus grande que lui ». Mais peut-être aussi l’aversion pour le nazisme, la détestation d’un régime totalitaire, l’amour de la liberté, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

_______________________________

Pourquoi je ne lirai pas la lettre de Guy Môquet à mes élèves à la rentrée

par Pierre Schill, professeur d’histoire-géographie à Montpellier

Libération le 22 mai 2007

Il est imprudent d’instrumentaliser politiquement l’histoire et de n’en livrer qu’une vision émotionnelle.

Nicolas Sarkozy vient d’indiquer que sa «première décision» de
président sera de faire lire chaque début d’année dans tous les
lycées la dernière lettre du jeune résistant communiste Guy Môquet,
fusillé à 17 ans en 1941.

Professeur d’histoire-géographie a priori concerné par cette
initiative, je voudrais expliquer pourquoi, sans vouloir remettre
en cause l’autorité du nouveau président de la République, je ne
lirai pas cette lettre dans un tel cadre.

La première raison tient à l’instrumentalisation politique de
l’histoire par Nicolas Sarkozy. L’historien Gérard Noiriel, un des
animateurs du Comité de vigilance face aux usages publics de
l’histoire (CVUH), avait, parmi les premiers, montré les ressorts
de l’usage de l’histoire dans le discours public du candidat de
l’UMP : son récit mémoriel a pour fonction de transcender les
appartenances partisanes, avec notamment pour objectif de
«fabriquer un consensus occultant les rapports de pouvoir et les
luttes sociales» 
(voir 1863).

C’est bien le sens de ses nombreuses références aux figures
tutélaires de la gauche, qui ne sauraient valoir blanc-seing pour
une captation d’héritage durable : le nom de Guy Môquet figurait
dans le récent panthéon du candidat Sarkozy, et son engagement
résistant, indissociable de son engagement communiste, n’a rien à
gagner à devenir le prétexte à une lecture édifiante aux lycéens de
France. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les suites
de l’escapade maltaise du nouveau président : Vincent Bolloré a
justifié le financement de cette croisière en faisant un parallèle
indigne avec une visite de Léon Blum dans sa famille en 1947. Et
voilà comment le nom de l’ancien président du Conseil du Front
populaire, lui aussi maintes fois évoqué durant la campagne
électorale, pouvait être utilisé au nom de la défense de petits
intérêts politiques. Il me semble donc imprudent d’exposer au même
risque d’instrumentalisation la mémoire de Guy Môquet.

La seconde raison, tout aussi importante me semble-t-il, est
liée à des considérations pédagogiques. Vouloir faire lire en début
d’année cette lettre risque de limiter cet exercice à une séquence
émotionnelle à laquelle la lettre se prête particulièrement bien.
Je ne sais pas s’il s’agit là de la motivation profonde de cette
initiative ; est-il permis de rappeler au nouveau président que
l’enseignement de l’histoire ne s’accommode pas de ce seul registre
mais a toujours besoin de sens, c’est-à-dire en l’occurrence d’une
remise en perspective dans un contexte élargi. Or il existe déjà
pour ce faire un cadre qui concerne quasiment tous les lycéens des
filières générales, technologiques ou professionnelles, celui des
programmes officiels d’histoire et de l’étude de la Seconde Guerre
mondiale.

Laissons donc aux enseignants d’histoire-géographie leur
autonomie pédagogique dans leur façon d’aborder l’enseignement de
la Résistance : nombreux sont ceux qui s’appuient déjà sur ces
dernières lettres de fusillés dont un recueil récent offre un large
choix et permet une utilisation approfondie seule à même de
dépasser le registre émotionnel, avec des lettres complémentaires à
celle de Guy Môquet dans lesquelles certains de ces «héros»
reviennent sur les raisons de leur
«entrée en résistance» (Guy Krivopissko,
La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), Paris,
Tallandier, 2003). Seul le cadre de cet enseignement structuré
permettra d’aborder l’histoire dans sa complexité et de ne pas en
rester à sa caricature voire à son déni, la reconstruction d’un
passé «sans histoire» défendue par Nicolas Sarkozy.

Pierre Schill


Refuser une caporalisation mémorielle

«Sans doute l’histoire n’appartient-elle pas qu’aux historiens. Il est du rôle de la représentation nationale comme du président de la République de proposer, susciter commémorations et hommages, mais non d’édicter ce que l’on doit enseigner. Rappelons que, en juillet 1995, Jacques Chirac a fait repentance pour l’attitude de l’État, de la France, dans les déportations des Juifs de France ; c’était la parole du chef de l’État, elle comptait, ce n’était pourtant pas la vulgate et le texte eut d’autant plus de retentissement qu’il n’était assorti d’aucune obligation.

«Son successeur ferait bien de méditer cet exemple. Beaucoup refusent l’idée de cette caporalisation mémorielle : une lettre lue dans tous les établissements scolaires, tous les ans, le même jour, sinon à la même heure ?, quasiment au garde-à-vous ? Laissons donc les enseignants organiser leur cours comme ils l’entendent et, s’ils font le choix de cette lettre, ils sauront la lire au bon moment, mise en perspective par les travaux qui l’éclairent.»

Jean-Pierre Azéma

extrait de «Guy Môquet, Sarkozy et le roman national», L’Histoire, sept. 07

  1. A lire : une page sur l’Affiche rouge.
  2. Dans un texte intitulé «Guy Môquet, l’amour de la France et Missak Manouchian»
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