La douloureuse conquête française de l’Algérie
par Jacques Frémeaux, publié sur Retronews le 3 mai2018, modifié le 16 mars 2020 Source
Jacques Frémeaux est agrégé d’histoire, docteur ès-lettres, professeur émérite d’histoire contemporaine à la Sorbonne (Université de Paris-IV). Né en Algérie d’une famille dont certains ancêtres étaient venus vers 1850, il a quitté ce pays à l’âge de treize ans, en 1962. Après une thèse, en 1977, sur « Les bureaux arabes dans la province d’Alger (1844-1856) », il a été nommé professeur à la Sorbonne en 1994. Il a fait partie des historiens qui ont protesté contre la loi adoptée le 23 février 2005 sur les « aspects positifs de la colonisation ».
En 1830, l’impopulaire gouvernement de Charles X se lance dans l’expédition d’Alger. Commence alors une longue guerre de conquête du pays, premier acte de la colonisation française. L’historien Jacques Frémeaux nous retrace les principales étapes.
RetroNews : Pourquoi Charles X décide-t-il en 1830 de l’expédition d’Alger ?
Jacques Frémeaux : Il s’agit d’une opération de prestige du gouvernement de Charles X, qui cherche alors à imposer en France une politique réactionnaire et un gouvernement plus autoritaire. Il estime avoir besoin d’une opération de cette envergure pour donner l’image d’un pouvoir fort, qui doit permettre de faire passer des réformes de politique intérieure.
R. : Comment se déroule l’expédition ?
J. F. : De très gros moyens sont mis en œuvre. On rassemble près de 40 000 hommes et des moyens navals considérables.
Contre l’adversaire, Alger était très bien défendue par des batteries mais il n’y avait pratiquement plus de marine algérienne, elle ne pouvait donc pas défendre les côtes. Les Français se gardent bien d’attaquer directement Alger, mais débarquent à Sidi-Ferruch, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest.
Le débarquement a lieu en été, on craignait des tempêtes, mais finalement l’escadre arrive par beau temps et réussit à débarquer ses troupes. En quelques jours, l’armée marche sur Alger. Le 5 juillet, la ville capitule.
R. : Qu’en pense alors l’opinion publique française ?
J. F. : Une partie de l’opinion est satisfaite, car la réputation d’Alger, que l’on accuse d’être traditionnellement un nid de pirates, est assez mauvaise.
L’opposition en revanche est très hostile : on dénonce cette opération de prestige comme allant de pair avec le recul des libertés [voir notre dossier sur la suspension de la liberté de la presse]. Les Trois Glorieuses, du 27 au 29 juillet, aboutissent au renversement de Charles X. L’expédition n’a pas suffi à sauver le régime.
R. : Lorsqu’il succède à Charles X, Louis-Philippe a-t-il les mêmes velléités de conquête que son prédécesseur ?
J. F. : Le retrait de la France serait une perte de prestige pour le nouveau régime. Par ailleurs, dès leur arrivée, les autorités françaises ont expulsé les représentants turcs qui gouvernaient l’Algérie, et on ne saurait à qui laisser le pouvoir. Et puis il y a l’idée selon laquelle Alger est « importante » pour la position de la France en méditerranée.
Le gouvernement de Louis-Philippe se maintient donc, mais ne fait pas beaucoup d’effort de conquête. La situation est très tendue en Europe, on préfère garder des forces en France. On retire donc la plus grande partie du corps expéditionnaire.
À partir de 1832, Abd el-Kader, seulement âgé de 24 ans, s’impose à quelques tribus d’Oranie comme le chef de la résistance à l’occupation française. La France signe avec lui deux traités, en 1834 et en 1837. L’occupation restreinte se met en place. Il faut organiser la colonie, y installer des garnisons, mais en se contentant de contrôler les côtes, sans aller plus loin dans le pays. Le gouvernement décide « l’occupation restreinte ».
R. : Comment se déroule cette occupation, prémisse de la colonisation ?
J. F. : Dès le début, les Français se heurtent à des résistances à l’occupation, que ce soit par des tribus locales qui n’acceptent pas la présence française, ou par des forces plus centralisées – comme celle d’Abd el-Kader. À l’est, dans la province de Constantine, le bey Ahmed reste fidèle au sultan de Constantinople. Plusieurs opérations sont lancées afin de récupérer Constantine, ce qui est fait en 1837, après un premier échec en 1836.
Puis, en 1839, Abd el-Kader déclare la Guerre sainte à la France, après la violation du traité de Tafna par les autorités françaises, traité qui devait assurer à Abd el-Kader l’autonomie des deux-tiers du territoire algérien. Il y a à ce moment-là une rupture avec les Français. On envoie davantage de troupes – jusqu’à 110 000 hommes.
En 1841, le général Bugeaud programme l’occupation systématique du pays et la guerre de conquête de l’ouest algérien, puisque l’est est déjà soumis avec la prise de Constantine.
En 1847, c’est la reddition d’Abd el-Kader après une guerre particulièrement violente. La Grande Kabylie n’est occupée qu’en 1857. Les insurrections se poursuivent jusqu’en 1871 au moins. Le Sahara n’est totalement occupé qu’au début du XXe siècle.
R. : S’ouvre alors la période de colonisation à proprement parler…
J. F. : En réalité, elle a même commencé dès le début de la conquête : des colons se sont installés dans les villes, d’où les habitants partaient pour éviter le contact avec l’armée française, qui se livrait à un certain nombre d’exactions. À Alger, puis à Oran, les colons ont fait des achats de terres très tôt, et dans des conditions très irrégulières…
L’installation de colons autour des villes d’Alger et d’Oran et l’idée de la colonisation étaient déjà dans le projet du gouvernement de Louis-Philippe, mais c’était alors assez difficile à réaliser et donc limité. Avec la prise en main de Bugeaud, la colonisation s’étend.
R. : Comment se passent les premiers temps de la colonisation ?
J. F. : Quelques notables gouvernent avec les Français, mais dans l’ensemble la population est hostile : il y a l’idée que l’occupation par les Français chrétiens n’est pas légitime, et l’espoir qu’ils puissent être chassés par une insurrection ou des interventions extérieures. Mais les habitants sont plus ou moins obligés de se résigner. C’est le cas de la plus grande partie des notables, qui passent au service des colonisateurs.
La colonisation s’établit et se développe vraiment au moment de la Révolution de 1848, avec l’arrivée d’un certain nombre de chômeurs de villes françaises qu’on essaie d’établir en Algérie.
Les colons ont beaucoup de revendications en matière de terre, et aussi de gouvernement du pays, mais l’armée met un frein, car elle craint de se heurter au mécontentement de la population algérienne. Et puis, installer des colonies européennes crée une vulnérabilité en cas d’insurrection.
C’est donc sous la IIIe République, période durant laquelle l’armée perd une partie de son autorité, que la colonisation va vraiment se développer. De 1880 à 1900, on passe de 100 000 à 700 000 colons, dont la majorité vivent dans les villes d’Algérie.
Propos recuellis par Marina Bellot.
1854. Lalla Fatma N’Soumer, la rebelle de Kabylie
fiction de Sarah Mordy réalisée par Pascal Deux,
commentée par Jacques Frémeaux (auteur notamment de Algérie 1830-1914 – Naissance et destin d’une colonie, Desclée de Brouwer, 2019),
dans l’émission de France inter « Autant en emporte l’histoire » de Stéphanie Duncan, du 5 janvier 2020.