AVRIL 1899. La France doute de son armée, empêtrée dans l’affaire Dreyfus. Une rumeur parvient au bureau du ministre des colonies, Guillain : la mission « Afrique centrale » se livrerait à des exactions sur les populations. Ainsi débute le scandale Voulet-Chanoine — du nom des deux jeunes officiers qui commandaient cette mission —, qui entacha singulièrement le credo civilisateur de l’époque. Et que l’on se dépêcha d’oublier.
En 1976, l’écrivain Jacques-Francis Rolland publie un livre après une visite aux Archives. « Tout était là, explique-t-il aujourd’hui, dans des boîtes en carton bien ficelées : les carnets de route, rédigés d’une belle écriture d’écolier, les rapports, les lettres d’une administration affolée par la crainte du scandale. » Le vrai scandale est qu’à l’heure actuelle cette affaire reste enfouie dans notre mémoire nationale, comme d’autres « bavures » de l’histoire coloniale.
La crise de Fachoda – « Lâchoda » pour les ultras – avait accéléré le partage de l’Afrique. L’unification de l’empire colonial français en Afrique était en marche. En 1898, Paris décide la conquête du Tchad : la colonne Voulet-Chanoine doit l’atteindre par l’ouest et le fleuve Niger. Les capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine se croient porteurs du destin des conquistadors. En 1896, Voulet a conquis le pays Mossi, rasant Ouagadougou, ce qui lui vaut d’être fêté dans les salons parisiens. Chanoine, son adjoint, fils d’un général qui sera un temps ministre de la guerre, est encore plus courtisé. Chanoine sera dépeint comme l’« âme damnée » de Voulet. Tous deux sont connus pour la brutalité de leurs méthodes et leur anglophobie.
En janvier 1899, la mission Voulet-Chanoine quitte les bords du Niger pour s’enfoncer dans l’Est désertique 1 Très vite les horreurs commencent. La colonne progresse à la lueur des incendies. On viole, on pend, on décapite, on pose les têtes sur la nappe du souper. Le lieutenant Peteau est renvoyé par Voulet. Ecoeuré, il fait le récit des atrocités à sa fiancée 2
Sa lettre finit par atterrir sur le bureau du ministre Guillain en avril. Pour le gouvernement, présidé par Charles Dupuy, alerté par d’autres sources, il faut agir. Le 20 avril, l’arrêt de la colonne maudite est décidé. Les deux fauteurs doivent être faits prisonniers. Le colonel Arsène Klobb, qui commande à Tombouctou, est désigné pour les rattraper. Commence alors une fantastique course-poursuite au milieu de l’Afrique.
Violant la convention de 1898, Voulet traverse des territoires attribués aux Anglais. A la mi-avril, à Lougou, en pays Haoussa, il s’est heurté aux archers de la reine Sarraounia, mais celle-ci lui a échappé. Le 8 mai, Birni N’Konni tombe entre ses mains, les habitants (certains parlent de 10 000) sont massacrés. Klobb, qui se rapproche, commence à sentir l’odeur de la mort. Les victimes – parfois des enfants, comme dans le village de Koran-Kalgo – pendent « comme des cosses noires » aux branches des jujubiers.
Klobb est tout proche. Le 14 juillet, au terme d’une poursuite de 2 000 kilomètres, il enfile son plus bel uniforme et accroche sa Légion d’honneur. Aux portes de Zinder, près du village de Dankori, c’est le dénouement inimaginable. Voulet fait ouvrir le feu. Klobb tombe mort ; son adjoint, le lieutenant Meynier, est blessé. Arrachant ses galons, Voulet déclare à son armée : « Je ne suis plus français, je suis un chef noir. Avec vous, je vais fonder un empire. » Fait tout aussi surprenant, c’est la troupe noire qui va rétablir la « légalité ». Chanoine est tué le 16 juillet, Voulet le 17.
Le lieutenant Joalland, qui, semble-t-il, obéit depuis le début sous la contrainte, et Meynier, l’adjoint de Klobb, sont désormais les chefs. Ils vont devenir les conquérants du Tchad. En novembre 1900, l’expédition retrouve les bords du Niger. Joalland échappera au conseil de guerre, tout comme le médecin Henric et les sous-officiers. Pouvait-on sanctionner des hommes qui avaient autant agrandi le gâteau colonial ? Joalland et Meynier seront plus tard généraux. Quant aux sous-officiers noirs, ils auront, écrit l’historien Jean-Luc Biondi, « le bon goût de mourir vite ». A Paris, on s’enflamma un moment. La presse fut informée en août 1899. Mais la conquête du Tchad arriva à point pour rendre inopérante une demande de commission d’enquête, en décembre 1900. C’en était fini du scandale Voulet-Chanoine. Les actes des deux égarés étaient mis au compte d’une “soudanite aiguë” et de la férocité du soleil africain. 3
Cacher les horreurs, c’était prendre le risque de donner des arguments aux dreyfusards si l’affaire venait à être connue
Aujourd’hui, l’histoire aussi se décolonise et, pour les chercheurs, Jacques Thobie notamment, la vraie question est celle-ci : qu’entendait-on par « exactions » coloniales ? Jusqu’où pouvait-on aller sans provoquer l’ire de la hiérarchie ? « L’armée pouvait tout supporter, à la condition que l’opinion ne s’émeuve pas », répondent Jean-Yves Mollier et Jocelyne George. En l’occurrence, cacher les horreurs de Voulet-Chanoine, c’était prendre le risque de donner des arguments aux dreyfusards si l’affaire venait à être connue. Le pouvoir crut plus prudent de prendre les devants en livrant les faits au public 4. A l’époque, la violence coloniale, totalement assumée, faisait partie de la norme militaire. « On se vantait des massacres, note Nicolas Bancel , ce qui ne sera plus possible après 1914. » Le sang africain aura trop coulé dans les tranchées.
Soutenir la thèse de la folie de Voulet-Chanoine revient aussi à nier la résistance des Africains. L’Afrique, en effet, n’a pas oublié l’équipée sauvage. Avant de réaliser, en 1987, une fresque épique sur la reine Sarraounia, le cinéaste mauritanien Med Hondo a refait le périple tragique. A Lougou, les villageois montrent le rocher fracassé par le canon de Voulet et, pour perpétuer la mémoire , ils continuent de désigner parmi eux une Sarraounia . N’en déplaise « à ceux qui croient que l’Afrique a été occupée avec un clairon », « la violence était due à une forte résistance », assure Med Hondo, qui ajoute : « Toute notre histoire est encore sous les sables. »
Régis Guyotat.
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Une douloureuse illustration tirée de l’ouvrage La Gloire du Sabre de Vigné d’Octon (Flammarion, Paris, 1900), avec sa légende :
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« La terreur, élément constitutif du système colonial »
un entretien avec Elikia M’Bokolo, historien (Ecole des hautes études en sciences sociales)
– « L’affaire Voulet-Chanoine a-t-elle laissé des traces en Afrique ?
Elles ne sont plus physiques, mais elle restent dans les esprits. Une mémoire orale populaire, plus ou moins précise, et une mémoire au niveau des élites, plus élaborée, se sont transmises. Les deux ont été reprises par les historiens. La mission Voulet-Chanoine est devenue le symbole de la conquête coloniale, son paroxysme. L’ensemble des Africains se sont appropriés l’événement. Dès l’école primaire, on apprend. Tantôt on insiste sur la violence coloniale, tantôt sur la résistance à cette violence, évidemment plus glorieuse pour le continent africain.
– Y a-t-il eu d’autres affaires Voulet-Chanoine oubliées par la suite ?
Il y en a « un paquet ». Au traité de Versailles (1919), les Allemands ont été jugés indignes de coloniser : on les a privés de colonies. Mais les autres nations aussi ont été très dures. Côté français, durant l’époque terrible de la colonisation (1890-1905), il y eut au Congo, qui était exploité en « concessions », l’affaire Gaud et Toqué. Ces deux administrateurs s’étaient amusés, un 14 juillet, à mettre des grenades au cou d’un Noir et à le faire sauter. Ce fut un énorme scandale. De telles violences étaient constitutives du système colonial. C’est vrai, on était ou on pouvait devenir « fou » en Afrique (la « soudanite »), mais le système encourageait les dérives.
– La résistance africaine est non pas niée, mais peu connue des Français…
La propagande coloniale mettait en avant la résistance de grands chefs (comme Samory Touré) censés s’opposer à la diffusion de la civilisation. Dans ce cas, la « théorie » était simple : on tue le chef et la résistance s’arrête. Mais là où il n’y avait pas d’Etats constitués, existait une autre résistance, à laquelle se heurtèrent justement Voulet-Chanoine, celle du peuple, des petits chefs locaux : c’est le cas de la reine Sarraounia, devenue ensuite un véritable mythe. Celle-ci défend les sociétés rurales à la fois contre l’emprise des Etats et la colonisation. » De la conquête coloniale – horreur suprême – et de la résistance qu’elle a provoquée est sortie l’Afrique d’aujourd’hui : voilà ce qu’on apprend aux enfants africains. Une conquête faite par des étrangers blancs et noirs (les « tirailleurs ») au comportement « anormal », puisqu’ils tuaient, alors que, dans les guerres de voisinage, on se « contentait » de conquérir des territoires et d’assujettir. Ce qui n’empêche pas aujourd’hui, à propos de la démocratisation, de voir ressurgir les conflits d’autrefois : Samory est une figure prestigieuse en Guinée, mais négative dans le nord de la Côte d’Ivoire.
– La colonne Voulet-Chanoine ne compte que huit Blancs…
C’est le même schéma partout. Il y a une division du travail. Aux officiers blancs, la « gloire » de la conquête. On dit, en France, « nos » soldats mais 90 % à 99 % d’entre eux sont africains, recrutés au départ au Sénégal comme « tirailleurs », puis sur place au fur et à mesure que la conquête avance, et chargés du « sale boulot » (pillage, destruction de récoltes). C’est pourquoi l’intégration africaine pose des problèmes encore aujourd’hui. De la colonisation, nous avons hérité la balkanisation territoriale, mais aussi psychologique : l’ennemi, c’est aussi, et même plus, l’autre Africain.
– Quel a été le coût humain de l’expédition Voulet-Chanoine ?
Sans doute quelques milliers de morts. Mais ces régions peu peuplées du Sahel ont connu au même moment une grande sécheresse et une terrible épizootie de peste bovine, liée à l’avancée de la conquête. Si on additionne l’ensemble, les pertes sont bien plus lourdes.
– L’affaire Voulet- Chanoine est-elle une « bavure » ou un épisode de la violence « ordinaire » ?
C’est le système qui est comme cela, surtout à cette époque (1880-1920). Il faut conquérir et cela doit coûter le moins cher possible. Il faut » épargner le sang et l’or de la France » . Et la meilleure façon d’y parvenir, c’est la terreur sur place. Tocqueville, vers 1845, à propos de l’Algérie, s’était déjà inquiété que des soldats soient formés à la barbarie : qu’arriverait-il s’ils revenaient en France ? Mais à la fin du siècle, l’opinion considère que si on ne fait pas la conquête, ce sont les Anglais ou les Allemands qui rafleront la mise. Cette énorme contradiction, entre le discours civilisateur et la violence sur le terrain, a été relevée par Péguy, Jaurès, Gide.
– A propos de la colonisation, certains parlent de génocide. Qu’en pensez-vous ?
A certains moments, c’est un terme qu’on peut utiliser. A d’autres, non. Côté français, en Afrique de l’Ouest et centrale, il y a une surmortalité, les victimes ne meurent pas en raison de leur « genre », mais à cause d’un système, et parmi ceux qui tuent il y a des Noirs. La colonisation allemande entraîne des massacres (peut-être 800 000 à 1 million de morts), notamment en Namibie, sous le gouverneur Von Trotha. Dans le Congo de Léopold II, la mise en oeuvre d’un système d’exploitation (ivoire, caoutchouc) a conduit à des pratiques de génocide : on coupe les mains, les oreilles, on brûle les villages.
– Existe-t-il des textes exterminatoires ?
Pas dans la colonisation française, ni léopoldienne, à ma connaissance. Mais dans l’Allemagne de Guillaume II, il y a des discours enflammés qui évoquent la destruction d’une race : nous sommes dans la problématique du génocide.
– Aimé Césaire parle de la violence coloniale comme d’un « poison instillé dans les veines de l’Europe ». Est-elle à la source des totalitarismes du XXe siècle ?
Une école historique, au temps de la RDA, s’est penchée sur les origines des hauts gradés de l’armée nazie. Elle a constaté que certains de ces hommes, issus des milieux prussiens, avaient eu un père, un oncle, directement associés à des crimes commis dans le Sud-Ouest africain et au Tanganyika. » En Afrique même, nous n’avons pas fini de payer le prix des violences coloniales. Une culture de l’armée s’est installée. Idi Amin Dada a été soldat de l’armée anglaise qui écrasa la révolte des Mau Mau dans les années 50. Et, dans l’armée qui réprime à Madagascar en 1947, puis en Indochine, il y a peu d’officiers français et beaucoup de troupes coloniales. Des hommes comme Bokassa ou Eyadema ont ensuite développé dans leur pays un instinct de mort. L’horreur actuelle au Sierra Leone, au Liberia, les mains et les bras coupés, rappellent 1890. Le système dans lequel on tue les gens en les faisant souffrir découle de ces années terribles de la colonisation, époque appelée au Congo le « temps des exterminations ».
– Pourquoi cette violence extrême du colonisateur ?
Les idées racialistes ont forcément joué. Un théoricien disait : il faut expulser [de la métropole] la violence des classes « dangereuses » et lui permettre de se débrider ailleurs. Là-bas, l’individu, livré à lui-même, transgresse tous les interdits. C’est le thème d’Au cœur des ténèbres de Conrad (1899). En Europe, au XXe siècle, on osera transgresser parce qu’on l’a déjà fait en Afrique. »
Propos recueillis par Thérèse-Marie Deffontaines et Régis Guyotat.
- L’expédition, composée de 50 tirailleurs, 20 spahis, 200 tirailleurs auxiliaires et 700 porteurs, était encadrée par 8 officiers et sous-officiers blancs.
Un extrait d’une lettre du lieutenant Peteau, cité par Jacques Morel dans Calendrier des crimes de la France outre-mer (L’esprit frappeur éd., 2001) :[Dans la nuit du 8 au 9 janvier] « des patrouilles doivent s’approcher des villages, s’en emparer à l’arme blanche, tuer tout ce qui résiste, emmener les habitants en captivité, s’emparer des troupeaux. Le 9 au matin, la reconnaissance rentre au camp avec 250 boeufs, 500 moutons, 28 chevaux, 80 prisonniers. Quelques tirailleurs ont été blessés. Afin de faire “un exemple” le capitaine Voulet fait prendre vingt femmes-mères, avec des enfants en bas âge et à la mamelle, et les fait tuer à coups de lance, à quelques centaines de mètres du camp. Les corps ont été retrouvés par le commandant du poste de Say. »
- Commentaires de Jacques Morel (op. cit.) :
Sur ces multiples Oradour, l’histoire officielle se montre remarquablement discrète. La faute essentielle retenue contre Voulet est d’avoir tué le colonel Klobb. On invente le terme de “soudanite” pour définir la maladie qui a frappé les chefs de la mission. Voici la relation qu’en fait Le domaine colonial français, ouvrage en 3 tomes préfacé par le maréchal Lyautey :
« Deux missions, l’une, la mission Foureau-Lamy, partant d’Algérie, l’autre, la mission Joullan [Joalland ?], partant du Sénégal, sont envoyées vers le Tchad en vue de tâcher de se rejoindre et ensuite de tendre la main à celle dirigée par Gentil, et qui a pour but d’abattre la puissance de Rabah, qui venait d’assassiner à Niellim le capitaine Bretonnet et ses compagnons. Ces missions réussirent l’extraordinaire exploit de traverser le Sahara tout entier, de suivre le Niger, et de rejoindre les survivants du drame assez obscur de la mission soudanaise Voulet-Chanoine, les capitaines Joalland et Meynier. »
- L’enquête demandée par le ministère des Colonies fut close le 1er septembre 1902 et non publiée. Le 7 décembre 1900, la Chambre des Députés rejeta la demande de commission d’enquête faite par Vigné d’Octon. L’histoire officielle retient que la colonne Voulet-Chanoine permit la conquête du Tchad et de rogner sur les possessions anglaises. (Jacques Morel,op. cit.).